M. CLÉMENT BESNARD
SCOLASTIQUE PROFÈS décédé, le 5 avril 1909
Not Biog. IV p. 79-84


Vocation et études

Clément Besnard naquit d'une honorable famille à Montjoie, dans le diocèse de Coutances, le 27 décembre 1881. Nous n'avons pas de détails sur sa première jeunesse ; nous savons seulement qu'il eut le bonheur, en 1896, étant alors au collège de Saint-James, de s'ouvrir à Mgr Le Roy de son désir de devenir missionnaire. Les précieux encouragements qu'il en reçut ne devaient pas tarder à porter leur premier fruit.

En effet, dès la fin de sa troisième, le jeune séminariste s'empresse de demander son admission au petit scolasticat de Merville. Il y est reçu le 1er octobre 1898, après avoir mérité, au collège de Saint-James, des notes excellentes de travail et de conduite.

L'année suivante, au début de sa rhétorique, il sollicite la faveur d'être admis à l'oblation. Ce qui l'anime dans cette démarche, dit-il, c'est « le désir très vif qu'il a de s'unir très étroitement à Dieu ». Par ailleurs, comme son Supérieur n'avait que de bons renseignements à fournir à son sujet, sa demande est agréée, et il prononce ses premiers engagements le 30 novembre 1899. Sentant les besoins de rendre ces premiers liens plus étroits et plus forts, peu de temps après, Clément Besnard demanda et obtint la permission d'émettre les voeux privés de religion.

Le 17 octobre 1901, après avoir couronné ses classes par le diplôme de bachelier, M. Besnard entrait au Noviciat de Grignon. Cette année de prière et de tranquille réflexion, il la passa à éclairer et à fortifier sa résolution de se consacrer au service de Dieu et des âmes. Dans la lettre qu'il écrivait au Très Révérend Père à l'occasion de sa profession religieuse, il exprimait ainsi son grand désir de la vie apostolique : « De goûts particuliers et d'aptitudes spéciales, je ne m'en connais que pour aller en Afrique travailler et souffrir pour le salut des âmes. »

Aller en Afrique ! Espérance bien légitime, en vérité, dans le coeur du cher novice. Alors, il jouissait d'une bonne santé ; le service militaire, loin de le fatiguer, l'avait encore fortifié, ce semble ; et ses directeurs venaient de l'envoyer au grand Scolasticat de Rome.

Hélas ! à son grand chagrin, M. Besnard se voit bientôt obligé de modérer son ardeur à l'étude, malgré le grand attrait qu'il a pour la philosophie. D'abord l'anémie, puis des dérangements d'entrailles paralysent ses efforts ; enfin, tout travail devenant impossible, il lui faut rentrer en France, au grand regret de ses confrères dont il avait su conquérir l'estime et l'affection par ses heureuses qualités et l'aménité­ de son caractère.

Maladie. - Au Sanatorium de Châtenay

Atteint de la tuberculose pulmonaire, M. Besnard est envoyé à Châtenay, afin de pouvoir se soigner plus efficacement. Cependant, dans les moments libres que lui laisse la cure, et autant que ses forces le lui permettent, il étudie la théologie et peut ainsi prendre part aux ordinations . du mois d'octobre 1907. C'est pendant son séjour dans cette, maison qu'il entre en relation avec Sully-Prudhomme. Le vieil académicien habitait non loin du pavillon Colbert, dans sa villa du Chemin des Princes. Il venait fréquemment se promener dans le pare silencieux de Châtenay, « dont il aimait, nous dit M. Besnard, les perspectives fuyantes et admirait les beaux arbres. C'est là que je le rencontrai au mois d'avril 1907. Je lui fus présenté par un ami commun. L'accueil fut empreint d'une simplicité charmante et d'une grande cordialité. Invité à me rendre, aussi souvent que possible, à la villa du Chemin des Princes, je promis avec plaisir de l'aller voir; j'acceptai même, peu après, de l'accompagner dans ses petites promenades de chaque jour à Châtenay et aux environs. Je marchais alors près de la petite voiture où était assis le noble vieillard. L'âne allait à pas comptés, se souciant fort peu du fouet ; un morceau de sucre à l'aller et au retour était son meilleur excitante sa récompense préférée. Sully­-Prudhomme et moi, nous causions alors un peu de tout, tantôt science et tantôt politique, le plus souvent philosophie et religion ».

Dans le manuscrit, d'où nous avons extrait les détails qui précèdent, M. Besnard a noté les souvenirs et les impressions que lui ont laissés ses relations avec le célèbre. poète. Il se proposait, nous dit-il, de tracer un portrait intime de Sully-Prudhomme qui serait quelque peu différent de celui qui se dégage de ses oeuvres. Mais la maladie ne lui a pas permis - de mener à terme son travail ; c'est resté une ébauche où l'on peut cueillir quelques remarques intéressantes et certaines réflexions qui prouvent dans notre confrère un réel talent d'observation et une grande perspicacité. C'est ainsi qu'il analyse très finement l'orgueil intellectuel du poète-philosophe ; il en voit la preuve manifeste dans cette défiance absolue que nourrit le philosophe à l'égard du jugement des autres et qui lui fit formuler en matière de religion et de morale un principe qui, radicalement appliqué, devait nécessairement lui barrer la route de la vérité : tenir pour suspect tout écrivain de morale ou de religion et lui dénier l'impartialité, s'il ne fait preuve d'indifférence, s'il n'est libre-penseur et indépendant.

M. Besnard sait pareillement saisir et interpréter les bons mouvements du vieillard. Telle J'anecdote qu'il nous raconte pour nous montrer que Sully-Prudhomme était travaillé par un ardent désir de la vérité, et qu'il soupçonnait quelque peu la veine où il devait la chercher. C'était dans les dernières semaines de sa vie ; le poète ne sortait plus. Notre confrère était allé le voir en sa villa du Chemin des Princes, et Sully le reçut dans son cabinet de travail. Pendant la conversation, le vieillard, posant la main sur une petite Somme de saint Thomas ouverte devant lui, dit au jeune poitrinaire : « Ah ! mon cher ami, j'ai bien étudié dans ma vie. Hélas ! les grands problèmes, je ne les possède pas. Aurai-je le temps de les résoudre? »

Enfin, voici un dernier extrait où M. Besnard résume ses impressions sur M. Sully-Prudhomme. On y remarquera non seulement la grande sûreté de jugement, mais encore l'expression correcte et facile. « Esprit noble et élevé, SullyPrudhomme souhaitait parcourir les sphères lumineuses de la vérité, et il a passé, errant dans les noirs sentiers du doute.

Sous le mobile de son orgueil, il enchaîna sa pensée à un système qu'il put croire logique, et qui devait, hélas ! l'empêcher de trouver la vérité qu'il savait être ailleurs. Si les oeuvres de l'écrivain sont dignes d'admiration, l'homme, lui, reste surtout à plaindre. Il a étudié beaucoup sans résoudre les grands problèmes ; il a souffert beaucoup sans savoir pourquoi. Ne dites pas qu'il fut victime du destin. Non, il avait des jours meilleurs à vivre : Natus melioribus annis. Il n'en connut point d'autres jusqu'à vingt ans ; alors « il croyait être heureux de «croire ». Le bonheur perdu, il le demandera en vain pendant 40 ans à la philosophie ; puis les six dernières années de sa vie, il le cherchera dans la religion ; il ne devait que l'entrevoir. »

A Notre-Dame de Langonnet

Naias melioribus annis 1 Le jeune poitrinaire, lui aussi, avait espéré des années meilleures. Aux jours de la santé, il avait eu ses rêves d'Afrique, comme tant d'autres. C'était plus que des rêves, c'était un désir sincère, généreux, de la vie apostolique, de la vie de missionnaire. Ces nobles aspirations s'étaient-elles évanouies en lui, depuis que la cruelle maladie avait détérioré ses poumons et fait crouler ses larges épaules?... Sûrement, si M. Besnard, au moment où il écrivait sa plainte sur l'inutile carrière de Sully-Prudhomme, eut à la fois le souvenir de sa vigoureuse adolescence et le sentiment d'être annihilé à l'âge où les jeunes gens entrent dans la pleine vie, il dut en éprouver un douloureux serrement de coeur.

Mais qui sait? On dit que les poitrinaires s'illusionnent sur leur sort, et espèrent jusqu'à la dernière heure une guérison parfaite... Quoi qu'il en soit, même si notre cher confrère assista en esprit à l'évanouissement de tous ses projets apostoliques et comprit qu'il ne lui serait pas donné de vivre ces années meilleures qu'il avait souhaitées et pour lesquelles il se croyait né, il pouvait du moins se rendre le témoignage qu'il n'avait pas perdu sa vie ; car il sut souffrir et féconder ses souffrances par sa résignation, son calme et sa piété. Le calme et la résignation, cela lui fut très difficile. M. Besnard était, en effet, d'une nature très sensible, très impressionnable; et cette disposition naturelle s'accrut encore avec la maladie. Aussi eut-il parfois de la peine à se plier du premier coup à certaines mesures que ses Supérieurs furent obligés de prendre, soit dans l'intérêt de sa santé, soit dans l'intérêt de la santé générale. En ces occasions, quelques paroles un peu vives, un peu aigres s'échappèrent de ses lèvres, et il entrait dans un certain état d'impatience et de surexcitation. Mais cela ne durait pas. M. Besnard faisait aussitôt appel à son grand fond de piété; il arrivait ainsi à dominer ses impressions premières, et acquiesçait par force surnaturelle aux volontés de ses Supérieurs. C'est une lutte de ce genre qu'il eut à soutenir le jour où il fut question pour lui de quitter Chevilly pour se rendre à Langonnet. La victoire lui resta sur ses répugnances naturelles ; et c'est en toute paix intérieure et surnaturelle qu'il partit pour la Bretagne. Ce qui le prouve, c'est cette lettre qu'il adressait à Mgr Le Roy, peu après son arrivée à l'abbaye : « De Langonnet, je ne vous dirai, Monseigneur, que du bien. L'accueil a été vraiment fraternel. Je me suis retrouvé en famille. Le grand air et les frais ombrages de l'abbaye m'ont tout de suite comme ragaillardi. Aussi, l'état général de ma santé est-il devenu satisfaisant. L'appétit surtout s'en est ressenti. Mon séjour à Langonnet promet donc de compter parmi ces jours meilleurs que tout malade se prend à espérer encore ici-bas... Je puis donc espérer une guérison, plus ou moins longue peut-être, mais que je crois bien fondée, et retrouver ainsi mon ardeur de jouvence pour servir les âmes. »

Les derniers moments

Cependant, le mal continuait son oeuvre de destruction. M. Besnard se sentit encore assez de force pour entreprendre, le voyage de Normandie afin d'aller porter ses consolations de fils et de prêtre à son père qui se mourait du même mal que lui. Après la mort de son père, il obtint la permission de prolonger son séjour au pays natal. Il sentait revenir ses forces ; il éprouvait en même temps sa gaîté d'antan et son bon entrain qui rendaient sa société si agréable. Mais le 3 avril 1909, étant au presbytère de Vessey, il eut une syncope qui inquiéta le curé. Revenu à, lui, M. Besnard indiqua lui-même comment il fallait le soigner. Il se fit faire quelques frictions, et se sentant mieux, il disait en plaisantant à la bonne du curé : « Eh bien ! vous croyiez donc que j'allais fêter la Résurrection au Ciel ?, Non, pas cette fois. » Le lendemain pourtant, il dut s'aliter. Dans la nuit, vers 10 heures, il demanda les derniers sacrements. Et comme M. le curé de Vessey lui proposait d'attendre un peu jusqu'à l'arrivée de M. le Doyen de Saint-James, pour lequel notre confrère avait une affection toute filiale : « Non, dit le malade, posément, mais avec instance, c'est tout de suite, je sens la fin. » On accéda à sa prière ; et notre cher confrère s'éteignit doucement le 5 avril, vers 4 heures du matin, en pleine connaissance et en offrant à Dieu le sacrifice de sa vie.

C'était une grande grâce que Dieu lui faisait d'avoir ainsi le sentiment de ses derniers moments. M. Besnard sut en profiter. Son attitude calme, douce, bien résignée devant la mort est pleine d'édification et de grandeur. C'est une preuve aussi que notre cher confrère fit sans regret le sacrifice de sa vie ; et ce sacrifice dut être d'autant plus agréable à Dieu qu'il était offert par un coeur généreux, avide de vivre, et dont les plus chères espérances s'étaient brisées en pleine, jeunesse sous le coup d'une maladie qui, par sa manière de consumer pour ainsi dire à petit feu les forces du corps, peut porter atteinte aux énergies de l'âme la mieux trempée.
Marcel SANNER.

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