Monseigneur Rémi BESSIEUX,
1803-1876


C'est près de Saint-Pons, au village de Vélieux, que Jean-Rémi Bessieux est né le 24 décembre 1803, d'une famille de petits propriétaires, établie là depuis des siècles, comme en font foi les registres paroissiaux. Sa mère portait le nom de Rouanet, bien connu dans ces montagnes.

Pendant la révolution de 1789, la famille des Bessieux avait donné refuge au prêtre réfractaire qui exerçait le saint ministère en cette région, et Pierre, grand-père du missionnaire, avait été arrêté et conduit à la prison de Saint-Pons, mais ensuite relâché, ses accusateurs n'ayant pu fournir de preuves certaines.

Son fils François, longtemps soldat de l'Empire, et futur maire de Vélieux, eut dix enfants. Le second, Jean-Rémi, fut confié, pour commencer ses études, à ses oncles maternels, les deux abbés Rouanet, retirés dans leur propriété de Fédou, paroisse de Cassagnoles, et dont l'un deviendra curé de Rochecourbe, à dix kilomètres de Castres.

A quinze ans, le petit latiniste donna des signes évidents de vocation, et c'est tout naturellement au séminaire de Castres que ses oncles le présentèrent. Au petit comme au grand séminaire, il fut toujours un modèle de travail et d'édification. Le 13 juin 1829, il fut ordonné prêtre à la cathédrale d'Albi, par Mgr Seguin des Hons, évêque de Troyes, mais originaire de Castres.

Il va assurer son ministère durant treize ans dans son diocèse de Montpellier, en trois postes successifs. Les renseignements sur cette période nous ont été fournis par un de ses anciens condisciples et ami, Mgr Paulinier, archevêque de Besançon, lors d'un des séjours de ce prélat au Séminaire français de Rome en 1879.

Peu de temps après son ordination, l'abbé Bessieux fut nommé vicaire de la paroisse St-Jean, à Pézenas, le 30 juin 1829. Il n'y resta que quinze mois, mais en si peu de temps il eut bientôt conquis l'estime et la vénération des paroissiens, qui cinquante ans après son départ le désignaient toujours sous ce nom, qui vaut à lui seul tous les éloges : Le Saint.

Le 1er septembre 1830, il est nommé curé de Minerve, petite et célèbre paroisse, dont le château-fort eut à soutenir un long siège, de la part des troupes de Simon de Montfort, lors de la croisade contre les Albigeois en 1218. C'est une des paroisses les plus pauvres du diocèse, mais le curé y accomplit des merveilles de zèle et de dévouement, et sa charité y est demeurée proverbiale. Dans l'esprit de l'abbé Bessieux avait déjà germé la pensée de se consacrer à l'apostolat dans les missions lointaines ; il faisait à pied, aussi vite que possible, et souvent chargé de lourds paquets, le chemin allant de Minerve à Vélieux, son village natal, afin, disait-il, de s'exercer à la vie de missionnaire.

L'évêque de Montpellier, étant venu à Minerve pour sa visite pastorale, monta en chaire pour adresser aux paroissiens ses félicitations et ses encouragements, mais il les consterna en leur annonçant que leur curé allait les quitter pour devenir professeur au petit séminaire de Saint-Pons, qu'il venait de fonder.

En fait, l'évêque désirait lui donner la direction de l'établissement. Mais l'abbé Bessieux ne voulut accepter que la classe de huitième, pour assurer avec sérieux la première formation des élèves les plus jeunes. Par ailleurs, il était plein de zèle pour l'œuvre de la Propagation de la Foi, demandant une offrande à l'occasion de tous les services qu'il rendait en dehors de ses horaires de classe ; au bout de l'année il arrivait parfois à la somme très importante de 1.500 francs.

En août et septembre 1841, l'abbé Bessieux fit à Paris un voyage qui peut nous surprendre à un double titre : pourquoi le fait-il si tard, et pourquoi ne s'adresse-t-il pas aux missionnaires connus, les Missions Etrangères de Paris ou les Pères Lazaristes ? Sans doute sa vocation était-elle réservée pour une œuvre extraordinaire, et dont lui-même n'avait pas encore la moindre idée.

Il était venu à Paris pour s'édifier, près des saints prêtres de la capitale, en particulier près de M. Desgenettes, à l'archiconfrérie de Notre-Dame-des-Victoires. Or il assiste là, témoin caché derrière un pilier, à la messe du Père Libermann, ce juif converti auquel Rome confiait l'Œuvre des Noirs. Rencontre providentielle de deux hommes exceptionnels et préparés à leur insu pour la même œuvre extraordinaire : le début des Missions en Afrique Noire !

L'abbé Bessieux écrira bientôt à celui qu'il considère déjà comme son Supérieur : "Vous ne trouverez pas en moi un grand prédicateur et un habile directeur des âmes, mais pour évangéliser les Noirs une constitution robuste et des membres vigoureux, pour supporter le poids du jour et sa chaleur."

Mgr Thibault ne lui permit pas de partir tout de suite : il exigea de lui une nouvelle année de travail et de réflexion, et c'est pendant cette période qu'il échangea plusieurs lettres avec le P. Libermann.

Il put enfin partir au mois d'août 1842. Son départ fut un deuil public pour le petit séminaire et pour la paroisse de Saint-Pons tout entière. Il l'avait tenu caché jusqu'à la dernière heure, afin d'épargner à tous les déchirements des longs adieux. Il écrivit alors à un de ses amis, en lui annonçant son départ : "Laetatus sum in his quae dicta sunt mihi, in domum Domini ibimus," sans ajouter un seul mot de regret ni d'adieux.

En quittant le pays, il va d'abord dans le Tarn, à Oulias près de Brassac, visiter deux de ses sœurs, MarieMadeleine et MarieFrançoise, religieuses de Saint-Joseph de Lyon.

En passant à Castres, il est présenté, par l'aumônier de l'Hôtel-Dieu, à la Mère Émilie de Villeneuve, qui avait récemment fondé sa Congrégation de l'Immaculée Conception, et qui désirait envoyer des religieuses participer aux périls et aux mérites des missions dans les pays lointains. Ces deux âmes d'élite se comprennent au premier abord et se communiquent leur zèle ardent pour la gloire de Dieu et le salut des âmes. Rencontre providentielle qui va permettre aux missions d Afrique Centrale d'avoir des religieuses, indispensables en ces pays pour l'éducation des enfants et des jeunes filles, et pour préparer de vraies et solides familles chrétiennes.

Dès son arrivée à Paris, M. Bessieux se hâte de mettre en rapport la Mère de Villeneuve et le Père Libermann. Les premières religieuses partiront cinq ans plus tard, lorsque la Mission du Gabon semblera enfin viable, après les douloureuses expériences et les catastrophes des premières années.

M. Libermann a ouvert le noviciat de sa nouvelle congrégation du Saint-Cœur de Marie, à la Neuville, près d'Amiens, le 27 septembre 1841, neuf jours après son ordination sacerdotale. Il avait avec lui deux novices pour inaugurer la maison ; mais de nouveaux arrivants se sont joints à eux pendant l'année, et ils sont sept prêtres, prêts à partir pour les missions, lorsqu'arrive M. Bessieux, en août 1842.

Trois semaines après, il écrit à sa famille : "Remerciez bien le bon Dieu de la grâce qu'il m'a faite de m'appeler ici, et de me destiner à aller servir le peuple le plus pauvre et le plus abandonné. S'il y a des peines à souffrir pour cela, s'il y a des sacrifices à faire, soyez assurés qu'il y a des grâces bien grandes pour le cœur, quand on sait souffrir pour Dieu. Priez que je sois fidèle à ma vocation..."

M. Bessieux est seulement depuis quatre mois au noviciat lorsqu'arrive Mgr Barron qui se propose d'amener des missionnaires en Afrique. Le P. Libermann lui promet cinq ou six prêtres pour le prochain départ, dans quelques mois. Le dernier arrivé est Rémi Bessieux, qui n'a pas encore achevé son noviciat - il est vrai que le noviciat n'avait pas alors la rigueur canonique d'aujourd'hui - il fera néanmoins partie de la caravane. Son supérieur avait vite apprécié les qualités de ce précieux auxiliaire, et il le donne comme guide et supérieur à ceux qui vont partir pour ce nouvel et immense champ d'apostolat qui s'ouvre devant eux. Finalement cependant il aura terminé son année de noviciat, puisque Mgr Barron retarde le départ, afin d'arriver en Afrique après la mauvaise saison.

Enfin, le moment du départ approche, et le P. Bessieux quitte la Neuville en août, exactement un an après son arrivée. Il va le premier à Bordeaux pour y préparer l'embarquement. Tout étant régulièrement préparé, la caravane quitte Bordeaux le 11 septembre 1843, et s'embarque à Paulhac le lendemain, sur les Deux Clémentines, navire de 250 tonneaux, se fiant totalement à Dieu et à Notre-Dame.

Les sept prêtres étaient : Rémi Bessieux, Louis Roussel, Francis Bouchet, Léopold de Régnier, Paul Laval, Louis Maurice et Louis Audebert. Ils étaient accompagnés de trois jeunes gens recrutés dans un orphelinat de Bordeaux : Grégoire Sey, Jean Fabé et André Batasac.

Après une traversée d'un mois, sans incident, ils arrivèrent à Gorée. Ils furent bien accueillis par l'abbé Arsène Fridoil, curé de l'île, l'un des trois prêtres sénégalais recrutés par la Mère Javouhey. L'escale suivante fut le Cap des Palmes, où ils arrivèrent le 29 novembre 1843. Ils y furent reçus par M. James Kelly, adjoint de Mgr Barron. Ils se distribuèrent bientôt dans les trois postes à pourvoir: Cap des Palmes, Grand Bassani et Assinie.

Ils n'eurent guère le temps de s'adapter, la mort les surprit trop vite. Léopold de Régnier et Louis Roussel succombèrent au Cap des Palmes ; Louis Audebert à Grand Bassam ; Paul Laval à Assinie ; Francis Bouchet, et Jean Fabé rapatriés moururent en mer ; Louis Maurice et André Batasac revinrent en France avec Mgr Barron.

Le P. Bessieux et Grégoire Sey, restés seuls, parvinrent au Gabon, grâce au commandant de Mauléon qui les prit sur son brick "Le Zèbre", et les remit, neuf semaines plus tard, le 28 septembre 1844, au chef de poste du Fort d'Aumale, établi depuis deux ans à l'estuaire du Gabon. A l'époque, le Gabon, pour la France, n'était qu'un point de relâche pour les navires de guerre qui venaient surveiller le commerce et la traite des esclaves.

Le lendemain, fête de l'Archange St-Michel, M. Bessieux célèbre la messe de fondation des Missions d'Afrique Centrale. Il n'est pas question de solennité, de procession, de cérémonie quelconque. Ces hommes épuisés, et qui se voient depuis des mois aux portes de la mort, se sentent impuissants et désarmés devant l'immensité de la tâche qu'ils ont entreprise, mais ils portent toujours en eux, d'un cœur inébranlable, la volonté de s'offrir en holocauste pour le salut de l'Afrique.

Cependant, contrairement à leurs pressentiments, et bien que leurs confrères de France vont encore les croire morts pendant toute une année, en réalité c'est pour eux l'accalmie qui arrive, et la fin des intolérables épreuves de la première année. Les missionnaires sont maintenant avec des compatriotes français, déjà un peu installés et organisés : il y a au poste un docteur, attentif à prévenir et à guérir les accès de fièvre. Au bout de cette seconde année d'Afrique, le P. Bessieux pourra écrire : "Pendant toute l'année, nous n'avons pas eu à rester 24 heures au lit, ni Grégoire, ni moi. Je n'ai pas eu, dans l'année, un seul enterrement, parmi les 10 Blancs et les 70 Noirs du poste."

Une autre chose importante, pour prévenir la maladie, c'est que la nourriture est désormais toujours convenable, tout d'abord lorsqu'ils étaient à la table des officiers, et ensuite parce qu'on leur donne régulièrement "la ration", comme cela a été décidé à Paris par le Ministère.

Pour comprendre la situation du P. Bessieux en 1844, il faut se rappeler que l'esclavage, disparu en Europe, avait reparu au XVIIe siècle, après la découverte de l'Amérique, au détriment de l'Afrique noire. Plusieurs millions d'hommes et de femmes furent vendus, enchaînés et réduits en esclavage dans des pays d'exil, aux Antilles et en Amérique, durant plus de trois siècles.

Les excès des esclavagistes provoquèrent une réaction abolitionniste à la fin du XVIIIe siècle ; mais l'émancipation des esclaves ne fut décrétée qu'en 1833 par l'Angleterre et en 1848 par la France. En 1844, les bateaux qui transportèrent nos missionnaires étaient des navires de guerre faisant la chasse aux derniers négriers.

Quant à l'Afrique proprement dite, elle restait, à l'intérieur du continent, la terre inconnue (terra incognita) - les expéditions de Brazza, qui sont à l'origine du Gabon et du Congo français, ne commenceront qu'en 1875.

Quant au partage de l'Afrique en colonies européennes, il ne sera envisagé qu'en 1885, à la conférence de Berlin, à l'initiative de Bismarck.

La première lettre du P. Bessieux qui parvint au P. Libermann datait du 12 mars 1845 : "Me voici depuis six mois au Gabon. Je n'ai encore rien pu recevoir depuis notre arrivée en Afrique. Mais la bonté de Dieu me console et me fortifie. Je me suis adonné tout de suite à l'étude de la langue du pays. Je pense, avec la grâce de Dieu, qu'avant la fin de l'année, je pourrai m'expliquer sur tout ce qui est nécessaire à croire et à pratiquer. J'agis comme si je devais toujours rester ici, et j'espère voir bientôt de zélés missionnaires venir encourager et soutenir mes pas languissants..."

On ne saurait dire quelle joie causa cette lettre à la communauté de France. Tous, aussitôt, s'offrirent pour aller rejoindre leur confrère au Gabon. Le Père Libermann désigna le P. Briot de La Maillerie avec le Frère Théophile ; puis quelques mois après, le Frère Pierre avec celui qui devait devenir le bras droit de Mgr Bessieux, le P. Le Berre, qui sera, en 1877, son successeur comme évêque du Gabon.

Le P. Bessieux n'eut pas à s'inquiéter de son habitation, il reçut de Mgr Barron une maison de bois fabriquée en Angleterre, comprenant un salon et quatre chambres, dont une installée en chapelle. Pour mieux se défendre du soleil et de la pluie, il n'eut qu'à revêtir le toit de paille. Entourée par la suite d'une véranda, cette maison anglaise en planches, sur pilotis en maçonnerie, a finalement été bien aménagée, et vingt ans plus tard les missionnaires de Libreville l'habiteront encore.

Mais il fallait sans doute que cette première mission de l'Afrique équatoriale fut particulièrement établie sur la croix. En janvier de l'année 1846, le P. Bessieux fut pris d'une fièvre bilieuse, qui le mit à deux doigts de la mort. Il a toujours regardé sa guérison en cette circonstance comme un effet tout particulier de la douce protection du Saint Cœur de Marie. Sur la fin de cette même année, il fut atteint d'une très grave maladie du foie. Après quelques semaines de terribles souffrances, il recouvra assez de forces pour tenter un retour en France. Il reprit donc le chemin de l'Europe le 22 décembre 1846, laissant au P. Briot le soin de continuer les œuvres de sa chère mission, fondée au prix de tant de sacrifices.

Durant cette année 1847, le P. Bessieux s'empressa de faire imprimer à Amiens les premiers essais de vocabulaire et de grammaire, de catéchisme et de traduction des évangiles, qui aient été publiés dans la langue de sa mission, le mpongoué.

Il apprit aussi avec joie que les Sœurs de Castres, dont il avait parlé dès son arrivée au noviciat, avaient préparé quelques religieuses pour le seconder au Gabon. Dès que sa santé fut suffisamment remise, le zélé missionnaire s'empressa de reprendre le chemin de l'Afrique. Il arriva à Dakar le 11 janvier 1848, avec un renfort de quatre missionnaires, deux Pères et deux Frères, outre les quatre religieuses de Castres. Il comptait se rendre sans retard au Gabon -, mais à son arrivée au Sénégal, une nouvelle aussi douloureuse qu'inattendue l'obligea de s'y arrêter : Mgr Truffet, le premier Vicaire apostolique des Deux Guinées, venait de succomber à Dakar, après un apostolat de six mois à peine (23 novembre 1847).

Le P. Gravière, que Mgr Truffet avait choisi comme vicaire général, se trouvait alors au Gabon. Durant son absence, l'administration ecclésiastique à Dakar revenait au P. Bessieux, comme étant le plus ancien missionnaire. Il avait du reste reçu également du Père Libermann la charge de supérieur du district. Il s'apprêtait à rejoindre le Gabon pour la fin de décembre 1848, lorsqu'il reçut une lettre du P. Libermann qui le rappelait en France.

Quelle ne fut pas sa surprise et son émotion, à son arrivée à la maison mère, quand on lui présenta le Bref du Saint-Siège lui confiant la charge de Vicaire apostolique de la Sénégambie et des Deux Guinées ! Mais une chose le réconforta en apprenant qu'on lui avait donné, dans Mgr Kobès, un coadjuteur qui pourrait l'aider à porter son lourd fardeau.

Le 14 janvier 1849, dans la chapelle du Séminaire du Saint-Esprit, 30 rue Lhomond, le P. Bessieux recevait l'ordination épiscopale des mains de Mgr Parisis, évêque de Langres, assisté de Mgr Monnet destiné à Madagascar et de Mgr Kobès ordonné évêque quelques mois auparavant à Strasbourg. Dès le mois suivant, Mgr Bessieux reprenait avec son coadjuteur et un renfort de missionnaires la route de l'Afrique. Dans le cours de cette même année, il était au milieu de ses chers noirs du Gabon, heureux de recevoir sa bénédiction.

Le Vicariat apostolique des Deux-Guinées s'étendait du Sénégal jusqu'au fleuve Orange, à l'exception des colonies portugaises de Bissagos et d'Angola !

Fallait-il occuper tout de suite une vaste étendue, ou au contraire procéder par étapes successives ?

Prenant son mandat à la lettre, Mgr Bessieux se regardait comme l'apôtre responsable de cette immense suite de régions, et il recherchait le moyen de fournir sans tarder des missionnaires aussi nombreux que possible pour ces territoires.

Le P. Libermann, de son côté, estimait que les œuvres de la Guyane, d'Haïti, de la Martinique, de la Guadeloupe, de Maurice et de la Réunion étaient un héritage, qui n'avait certes pas que des avantages, mais qu'on ne pouvait pour autant abandonner : il y avait là une situation religieuse qu'il ne fallait pas laisser choir après avoir promis de s'en occuper.

D'ailleurs, le désastre du Cap des Palmes conseillait la patience, la marche lente, des étapes sûres. Mieux valait donc assurer la présence dans les deux premières régions, le Sénégal et le Gabon, et demander à Rome d'appeler d'autres sociétés missionnaires pour compléter l'action des spiritains. Ce fut le cas des Missions africaines de Lyon, des Pères Blancs, et de quelques autres par la suite.

En 1852, l'administration quittera le Fort d'Aumale pour se transporter sur un plateau devenu le centre de Libreville, ayant d'un côté la mission Sainte-Marie, quelques maisons françaises et les centres du Four-à-chaux, de Sainte-Anne et de Saint-Jean, et de l'autre, tout au long de la plage, sur une longueur de plus de quatre kilomètres, les villages et les factoreries étrangères de Pira, de Glass et de Baraka.

Les Sœurs suivront l'administration à cause surtout de l'hôpital dont elles avaient la charge, et c'est là que fut fondée la mission de Saint-pierre.

Cependant, la France n'attachait que peu d'importance à ce comptoir du Gabon, et son abandon fut décidé en 1871. La Mission ne comprenait alors que trois ou quatre Pères et quelques Frères. Mais l'intervention de Mgr Bessieux, bien décidé à rester, fut prépondérante, et les brillantes explorations de Savoyane de Brazza attirèrent l'attention des autorités françaises qui jugèrent bon, en 1873, de garder le Gabon.

Les valeurs chrétiennes pénétreront très lentement dans les mentalités ; il est toujours difficile de modifier les coutumes d'un peuple. Comment prêcher la monogamie indissoluble et la dignité du travail manuel, quand celui-ci est réservé aux esclaves, et quand le nombre de femmes est nécessaire pour rehausser l'homme dans l'estime publique...

Mgr Bessieux n'hésita pas à payer de sa personne et à donner l'exemple du travail manuel. 11 prit la hache et la machette, et se mit à planter : palmiers à huile, cocotiers, arbres à pain, manguiers, avocatiers, orangers, mandariniers poussèrent comme par enchantement. Il gagna ainsi peu à peu l'estime de la population. L'un de ses plus grands amis sera le roi Denis. Ce dernier ne se féra-t-il pas baptiser par son fils chrétien avant de mourir, sachant fort bien ce qu'il faisait, interdisant même que l'on immole des esclaves après sa mort comme la coutume l'exigeait alors.

Il était fort difficile d'aller vers l'intérieur du pays. Le fondateur de la Mission laissera ce soin à ses successeurs et aux explorateurs de le faire. Son rôle était d'établir les bases de la religion chrétienne sur des "pierres vivantes", assises de la nouvelle Église du Gabon. Dans sa soixante-treizième année, le dimanche 30 avril 1876, qui était le dimanche du Bon Pasteur, au milieu de ses chers Noirs auxquels il avait consacré sa vie, entouré de ses confrères, dont il était l'admiration et l'exemple, dans cette humble résidence de Sainte-Marie où il était venu planter la Croix, Mgr Bessieux termina son apostolat et sa vie de sacrifice, pour recevoir la récompense promise au serviteur fidèle.

Mgr Jean-Rémi BESSIEUX (1803-1876)

Le 28 septembre 1844, Le Zèbre, navire français chargé de la surveillance des côtes africaines, arrive dans le vaste estuaire du Gabon. Il mouille à quelques encablures du Fort d’Aumale, modeste forteresse que la France vient d’établir l’année précédente : sur un plateau, à 25 mètres au-dessus du niveau de la mer, un espace de 100 mètres de côté est entouré d’une forte palissade de rondins en bois dur. A l’intérieur, une batterie de six pièces de gros calibre, et deux bâtiments : l’un est le logement du commandant et l’autre celui de la troupe ; et en arrière du fort, des jardins. La marine française assure la répression du trafic d’esclaves qui sévit sur la côte ouest de l’Afrique. En 1849, le capitaine de vaisseau Bouet-Willaumetz arraisonnera un navire négrier portugais et installera les esclaves libérés au voisinage de Fort d’Aumale, créant ainsi « Libreville ».

Mais Libreville n’existe pas encore quand, ce jour de septembre 1844, deux épaves humaines débarquent du Zèbre : deux religieux, ramassés sur la côte, un prêtre et un jeune homme. Ils restent seuls rescapés d’une folle aventure apostolique qui, en deux ans, a presque totalement anéanti la petite troupe des missionnaires de diverses nationalités envoyés pour évangéliser la côte ouest de l’Afrique avec Mgr Edward Barron : sur les quatorze membres de l’expédition missionnaire, huit sont morts en sept mois ; quatre ont été rapatriés ; le matériel est anéanti. L’évêque écrit depuis le Sénégal, à ses missionnaires : repartez en Europe ; moi je repars en Amérique.

Cette lettre, Jean-Rémi Bessieux, le prêtre, âgé de 40 ans et le jeune homme, Grégoire Sey, qui vient d’avoir 20 ans, ne l’ont pas reçue. Après l’hécatombe, ils ont quitté le Cap des Palmes (au Liberia) et Grand-Bassam (Côte d’Ivoire) et se sont embarqués sur Le Zèbre, qui fait route vers le sud. Mgr Barron, dans une lettre du 7 août 1844, annonce leur arrivée prochaine en France : « […] Frère Grégoire a reçu les derniers sacrements. Quand il sera en état d’aller à bord de quelque bateau, il doit retourner en Europe […] A Gorée, je vais demander au commandant de la station de rapporter le Père Bessieux en France. Il a toujours été faible de santé, ayant une fièvre continuellement à la suite d’une autre. » Mais, abandonnés à eux-mêmes, l’agonisant Grégoire et le faible Bessieux décident de rester au Gabon.

Quel concours de circonstances les a amenés là ? Septembre 1841 : un juif converti au christianisme et qui vient d’être ordonné prêtre, François Libermann, ouvre, à La Neuville, près d’Amiens, le noviciat de la Société du Saint-Cœur de Marie, consacrée à l’Œuvre des Noirs. Il reçoit la visite du vicaire général de Philadelphie (Etats-Unis), Edward Barron, que Rome vient de nommer vicaire apostolique des Deux-Guinées, un territoire immense qui s’étend sur 8000 km de côtes, du Sénégal au sud de l’Angola. Mgr Barron est à la recherche de personnel.

Le 13 septembre 1843, sept missionnaires du Saint-Cœur de Marie, sous la direction du P. Jean-Rémi Bessieux, s’embarquent à Bordeaux pour l’Afrique. Trois jeunes gens, de l’orphelinat de Bordeaux, se joignent à eux : l’un d’eux s’appelle Grégoire Sey : il est âgé de dix-neuf ans et il a une formation de tailleur. A la fin-novembre, le groupe parvient au Cap des Palmes. Mgr Barron les rejoint le 1er mars 1844 et apprend que deux missionnaires sont déjà morts, victimes de leur inexpérience et de leur zèle imprudent. Au cours de la même année, trois autres succombent à Grand-Bassam. C’est, apparemment, un échec total et Mgr Barron, découragé, rentre en Amérique.

Cependant, au Gabon, le P. Bessieux et le F. Grégoire se sont installés au Fort d’Aumale, dans une modeste case en bois. Leur mobilier est sommaire : une caisse de genièvre garnie d’un morceau de toile blanche fermée par une pierre plate, voilà l’autel ; un baril de petit salé sert de trône à la Vierge. Pour l’avenir, ils se confient à la Providence : dans leur coffre-fort (une petite boîte en fer blanc) ils gardent un sou et une image de l’Enfant-Jésus avec en gros titre : Qui a Jésus a tout ! A peine arrivé, le P. Bessieux écrit à Libermann. Ses six premières lettres, confiées aux commandants des bateaux qui font escale à Fort d’Aumale, n’arriveront jamais. A La Neuville, on était persuadé qu’ils étaient décédés : leurs noms avaient été ajoutés à la liste des morts et une messe avait été célébrée pour eux. En mai 1845, par le Ministère de la Marine, Libermann apprend que Bessieux et Grégoire sont vivants et résident au Gabon. Un mois plus tard, il reçoit enfin de leurs nouvelles par leur septième lettre. Ses propres missives, envoyées par divers navires en partance pour l’Afrique ne parviennent pas non plus à destination. L’isolement et l’inquiétude des missionnaires du Gabon vont se prolonger jusqu’à ce jour d’octobre 1845, où « un navire entrait dans la rivière du Gabon à dix heures du soir. Le Commandant, par une délicatesse qu’on ne saurait trop louer, fit porter les lettres à 11 heures du soir à M. Bessieux qui n’était pas encore couché. Ce bon Père s’en fut réveiller Grégoire et ils s’en furent à la chapelle lire leurs lettres, à genoux devant le très saint Sacrement. Que de larmes de joie coulèrent ! Ils n’avaient reçu aucune nouvelle de France, ni de la Congrégation depuis deux ans. Ils croyaient la société dissoute et ils apprenaient par leurs lettres que, au contraire, elle était très florissante, plus, que de nouveaux confrères venaient à leur aide. Ils se mirent à chanter le Magnificat en action de grâces. Il était minuit, peu importe : ils continuèrent le reste de la nuit à causer de toutes ces bonnes choses. »

A la fin de l’année 1846, le P. Bessieux, fatigué et malade, rentre en France. Le P. Libermann et les étudiants ont quitté La Neuville pour l’ancienne abbaye de Notre-Dame du Gard. Le P. Libermann a de longs entretiens avec le P. Bessieux sur les problèmes de la congrégation et de la mission en Afrique et, à la fin de son séjour, il le nomme supérieur des communautés de la côte africaine. Le P. Bessieux s’embarque, à Brest, le 24 décembre 1847 et, à l’escale de Dakar, il apprend que le vicaire apostolique, Mgr Benoît Truffet, est mort le 23 novembre, victime de son austérité et de son rigorisme. Le P. Bessieux propose et commence à mettre en œuvre les réformes nécessaires, lorsqu’à la fin du mois de novembre 1848 arrive une lettre du P. Libermann le rappelant d’urgence à Paris. C’est pour y apprendre qu’il est nommé vicaire apostolique des Deux-Guinées, avec résidence au Gabon et un coadjuteur pour le Sénégal, Mgr Aloïse Kobès. Entre temps, en septembre 1848, Rome avait approuvé l’union de la Société du Saint-Cœur de Marie avec la Congrégation du Saint-Esprit ; le P. Libermann devenait Supérieur général de la Congrégation du Saint-Esprit, ainsi rénovée. Le sacre de Mgr Bessieux a lieu, le 14 janvier 1849, dans la chapelle de la maison mère de la Congrégation du Saint-Esprit, à Paris.

Le 17 février, il s’embarque à Toulon, avec les premières sœurs pour le Gabon. Sur les milliers de kilomètres séparant le Sénégal du Gabon, dans une tournée épiscopale longue et mouvementée, il visite les principaux centres de la côte, en prévision de fondations missionnaires. Enfin, le 1 octobre 1849, le navire La Prudence mouille dans la rade du Gabon.

L’épiscopat de Mgr Bessieux durera jusqu’au 30 avril 1876, date de sa mort, à Libreville. Peut-on donner en quelques mots, une idée de ses activités au cours de ce quart de siècle ? « Sa prière assidue et son robuste bon sens de paysan des Cévennes, le ramenaient toujours à la claire vision des choses, et il entreprenait alors, avec la même ardeur, des œuvres nouvelles, passant de la prédication à l’école, et des études linguistiques aux défrichements des cultures. »

Ainsi fut fondée la mission du Gabon… Ainsi débuta l’évangélisation de l’Afrique équatoriale…
Jean Ernoult

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