Le P. Joseph BONNEFONT,
décédé à Paris, le 27 mars 1948,
à l'âge de 64 ans.


Lorsque, dans le courant de l'année 1925, je reçus mon obédience pour le vicariat de Brazzaville, avec affectation prévue à Mbamou, le P. Nique, alors maître des novices, m'apostropha ainsi avec son rire large et sonore : « Vous allez à Mbamou : vous verrez là-bas Bon-fond… Ah! ah! ah! » Celui qu'il désignait ainsi, c'était le P. Bonnefont.

Bonnefont, Bonne fontaine, Bon-fond. L'une et l'autre étymologie, l'exacte et la fantaisiste, témoignaient semblablement du trait dominant de son caractère sur lequel on tombait d'accord : la bonté, sous sa forme tout allante : la bonhomie.

En arrivant au Congo, je n'entendis plus mention de Bon-fond, mais je m'aperçus bien vite que le P. Bonnefont était célèbre sous le nom de Maboni. Il avait la coquetterie de celle dénomination, à laquelle il. affectait, je crois, d'attribuer plus de sens qu'elle n'en comportait en réalité. Maboni, ce n'est en effet que la transformation de Bonnefont, conformément aux exigences de la bouche et de l'oreille congolaises, rebelles ou malhabiles aux muettes, aux nasales et aux diphtongues.

Bonnefont a été simplifié en Boni, d'une sonorité plus facile On l'a fait précéder de Ma, particule de respect Une belle brochette de surnoms, d'une observation très fine, soulignait le dynamisme de Maboni dynamisme d'ailleurs très peu… comment dire? Oui, très peu taylorisé… “ Nga moko ma lembo boua ” (Celui dont les bras ne tombent jamais, qui gesticule sans cesse) ; “ Makaya ma nguenzo ” (Celui qui ressemble à ces feuilles qui remuent toujours : comme la langue de Maboni) ; “ Loumboué ” (L'épervier : l'oiseau au vol circulaire et au regard perçant)…

Quand je connus le P. Bonnefont, qui, le soir du 5 mars 1926, m'introduisit à Mbamou, il avait de quelques années dépassé la quarantaine. Ce quadragénaire, qui était précocement chauve, n'était pas muet. Avant la nuit Il me fit faire rapidement le tour de l'enclos et ne manqua pas, au cours de cette revue, de donner puissamment de la voix et du geste. A 10 heures, quand prit fin le monologue étourdissant et que nous quittàmes la table, je connaissais dans ses grandes lignes le curriculum vitæ du P. Bonnefont, ses entreprises, ses méthodes d'apostolat (ou ce qui lui en tenait lieu), ses réussites, ses avatars. Ce fut pourtant seulement plus tard que j'appris les circonstances de son entrée dans la congrégation du Saint-Esprit.

Joseph Bonnefont - il me serait facile, d'après tel détail cueilli au fil du monologue, de faire son portrait d'enfant de 13 ans assez naïf - était séminariste du diocèse de Clermont, en Auvergne. A quelques kilomètres de son village natal, un colombier spiritain couvait ses nourrissons, qui essayaient leurs ailes et recevaient la becquée. Il arriva que le colombier attira l'élève des Sulpiciens de Clermont, alors qu'il faisait son service militaire. Il s'agissait d'obtenir de l'évêque l'autorisation de quitter le diocèse. Le séminariste-soldat fut introduit dans le cabinet de celui qui était alors le nième successeur de saint Austremoine. Pendant qu'il exposait sa requête, sans doute avec une copieuse gesticulation, les godillots utilitaires, réglementairement garnis de clous, glissent sur le parquet ciré : voilà Joseph qui disparaît sous la table. L'évêque ne voyant plus le porteur de la requête : « Où êtes-vous. mon enfant, où êtes-vous ? » Et tandis que, penaud, le candidat missionnaire se relève : « Oui, oui, partez pour les Missions d'Afrique..., partez ! » C'est ainsi (qu'il disait…) que Joseph Bonnefont obtint son exeat…

Au noviciat, au scolasticat, il semble qu'il chemina honnêtement sur les voies communes de la spiritualité et des études. Je sais qu'il fut sacristain, chef de propreté, et qu'il lui arriva de préluder a son rôle de fondateur de stations par des initiatives à lui.

Voici le P. Bonnefont, en 1910, nouveau venu à Brazzaville. A cette époque sévissait encore le régime de Robinson. Le règlement d'alors voulait que, chaque soir, un Père allât au bout de la cour surveiller le repas des internes, en prenant lui-même son repas au milieu d'eux, seul à une table. (Est-ce par comparaison avec le héros solitaire du roman bien connu, que ce poste de surveillance fut dénommé Robinson ?) Dans ces conditions le rata était froid la lampe suspendue à une branche d'arbre, attirait moustiques, papillons, lucioles qui tombaient dans les assiettes, et surtout les enfants, j'imagine, babillant de leur côté, personne avec qui tenir conversation mortification bien sensible pour celui dont la langue, comme les feuilles nguenzo avait toujours envie de s'agiter.

Le P. Bonnefont qui, un jour, soldat, avait fait en plein rapport la leçon au capitaine, sentit s'affirmer sa vocation de redresseur de torts et de vengeur des opprimés : il engagea une campagne contre Robinson ; il y eut altercation avec Mgr Augouard, qui, comme Jupiter, lançait au loin la foudre. La polémique fut vive, paraît-il, mais toujours est-il que, peu après, Robinson fut supprimé. Le jeune P. Bonnefont avait gagné ses éperons.

Entre temps, sans l'avoir apprise, il savait la langue des Bangala (langue des gens du Haut-Congo). Mgr Augouard, qui avait besoin d'un homme pour la brousse du Bas-Congo, pensa que le P. Bonnefont saurait aussi bien, sans tarder, une deuxième langue, et il le destina pour le secteur des Ba-Lari. Vers cette époque, en effet; cessa une anomalie qui avait trop duré.

En 1883, le P. Augouard, venu du pays Loango par la route des caravanes et refoulé du Pool, avait un peu en aval du confluent du Congo et du Djoué, fondé la station de Saint-Joseph de Linzolo. Nommé évêque, avec résidence à Brazzaville que dans l'intervalle il avait enfin réussi a fonder sur le Pool, Mgr Augouard tourna toute son activité en amont, et posa sur les rivières, seuls chemins d'alors, les premières missions de son jeune vicariat, tandis que Linzolo continuait à recevoir 1'impulsion du siège de Loango, qui l'avait toujours sous sa juridiction. Mais Brazzaville, devenu adulte, devait penser a attirer dans son orbite cette station toute proche : ainsi le voulaient la géographie, les intérêts de 1'évangélisation et le bon sens. Du côté de Loango peut-être y avait-il des raisons de sentiment pour garder cette marche lointaine, témoin de son immensité passée, quand le siège épiscopal de Loango était “ sans limites à l'intérieur ”.

Une décision de Rome trancha le conflit, fixa les nouvelles limites des deux vicariats, détacha Linzolo de Loango pour l'attribuer à Brazza­ville. Ainsi Linzolo se trouvait à 30 kilomètres de son chef-lieu, tandis qu'auparavant il en était à 500 !

Vers 1907, du temps de Loango, Linzolo avait tenté un essaimage dans un endroit perdu : la chrétienté s'y amorçait mal, et dans ce Kialou morne et réfractaire, seul le cafard poussait dru. Lors du nouveau statut il fut décidé que les occupants de la station se replierait sur Mbamou, poste administratif et halte bien placée le long de la route des caravanes.

Le P. Bonnefont fut de l'équipe des fondateurs : avec deux anciens de Linzolo, les PP. Patron (qui rentra en France peu après) et Pédux, il constituerait le trio chargé de susciter Mbamou.

Loin de méconnaître la part du P. Pédux, qui fut grande, dans la fondation de Mbamou, on peut dire que c'est le nom de son cadet qui prit plus de relief et s'assura une durable et universelle popularité. Ce qui s'explique d'ailleurs par la suite des faits. A l'avènement de Mgr Guichard, premier successeur de Mgr Augouard, le P. Pédux orientera son destin vers le Haut-Congo, et, dès 1926, il terminera bien plus tôt que son confrère sa carrière africaine.

Mbamou, ce fut pour Maboni le coup d'essai de son ardeur apostolique et le temps du travail extensif : chantiers de construction, recrutement de catéchumènes, installation de postes de catéchistes, tournées de brousse, cultures vivrières et palabres de tous les bords. A partir de 1916, la chrétienté commença de se chiffrer en statistiques imposantes et les pages des registres présentaient des nomenclatures interminables.

Pendant ce temps, la guerre bouleversait l'Europe. A part la campagne du Cameroun voisin, le conflit n'avait eu que peu de répercussion en A.É.F, qui ne soupçonna point alors le rôle qu'elle devait assumer à la guerre suivante. Le P. Bonnefont était devenu un ancien et s'était chargé d'œuvres. Une furonculose opiniâtre qui l'avait envahi lui imposa le retour en France pour un congé : en juin 1919, il débarquait à Bordeaux.

Pendant une année les paroisses de France et d'Auvergne durent plus d'une fois entendre célébrer Mbamou et les travaux apostoliques accomplis dans ce champ d'action quanta fecisset Deus in Gentilibus…

A son retour au Congo, Maboni fut affecté à la capitale. La Mission de Brazzaville commençait alors à parfaire sa physionomie de capitale religieuse. La cathédrale avait été agrandie, des œuvres de sélection ébauchées annonçaient les réalisations futures. Presque septuagénaire, Mgr Augouard, durement touché par les infirmités, usait entre Paris, Poitiers et le Pool, les derniers mois d'une vie très chargée (il devait succomber à l'automne 1921). Le P. Rémy, très méritant lui aussi, était né trop tôt pour espérer prolonger, crosse en main, en terre congolaise, une activité qui avait été très utile à la droite de l'évêque pionnier. La génération du P. Bonnefont montait. L'un de ses contemporains, le P. Guichard, devint le deuxième évêque de Brazzaville, et prit pour vicaire général un quadragénaire, venu comme lui-même des Missions du Haut (le P. René Guitton). Le P. Jaffré faisait autorité dans les questions de langue (le lari) et de ministère, tandis que le P. Dréan, d'un peu l'aîné de cette équipe des quarante ans, après avoir évangélisé les Batéké, catéchisait les régions de la Mbouambouli et du Nkoué.

Le P. Bonnefont était le démiurge de cette époque. Sa grande barbe le faisait ressembler à Dieu le Père dans certains tableaux de la Création, tandis que ses deux bras avaient l'air de malaxer des nébuleuses. Son champ d'action c'était le village Bacongo, qui, à trois ou quatre kilomètres en aval du fleuve, constituait déjà en ces années une agglomération importante.

Maboni aimait l'apostolat de porte en porte, de rue en rue, l'évangélisation au grand air : en quoi il avait raison. Il se gaussait d'une chrétienté en bouts de carton. Pour lui un fichier, si bien tenu fut-il, ne valait pas le contact direct avec la paroisse en chair et en os : il aimait taquiner, parfois même avec vivacité, le monde des boites à fiches et des minutanti. D'accord, Maboni !… mais des cahiers de brousse bien tenus, avec des renseignements à jour facilitent bien le ministère et sont d'un grand service au successeur… Hæc facere et illa non omittere…

En 1924, le P. Bonnefont rejoignit Mbamou. Deux ans plus tard, je lui fus donné comme vicaire et il fut chargé d'être mon instructeur. J'avais rêvé d'une initiation méthodique, le plan du ministère étalé sur la table, avec des jalonnements, des tracés de méthodes et des répertoires de moyens employés… Vas-y voir ! : telle n'était pas la manière de Maboni. A même des récits verbeux, des histoires romancées, des leçons de choses cocasses, des exemples en vrac, des tornades et des averses, je devais dégager les éléments d'une pédagogie, prendre ceux qui me conviendraient et laisser les autres.

D'ailleurs il avait hâte de profiter de ma présence pour faire un saut jusqu'à Kibouendé. Trois jours après mon arrivée il me plantait là et filait sur la ligne du chemin de fer Congo-Océan, au Km 52 : c'est là que s'amorçaient les installations où devait être transféré le chef-lieu de la mission.

Dès la saison sèche le P. Bonnefont amena à Kibouendé-sur-Madzia une caravane de journaliers et commença avec eux les bâtiments provi­soires. Si l'on peut, dans le provisoire, parler de chef-d'œuvre, il aimait comme une réussite parfaite cette petite chapelle en madzoua (arbuste à forte tige et longues feuilles, employées pour les constructions) qu'il avait fait édifier en un tournemain. Plus tard, la chapelle en briques, bâtie, il parlait encore de la petite bâtisse primitive : « Ma petite chapelle du début, elle avait son cachet, hein ? »

Il n'était pas destiné à mettre sur pied le définitif de Kibouendé. Je ne sais dans quelles conjonctures : il fallut remplacer le titulaire de Liranga (au confluent du Congo et de l'Oubangui). Mgr Guichard se rappela que Maboni avait jadis appris le lingala : il le désigna pour Liranga.

L'homme des longues pistes se trouva trop à l'étroit sur cette motte de terre ceinturée d'eau et de marécages et, peu de temps après, Maboni était de retour à Brazzaville, où il reçut comme second le P. Hirlemann, qui arrivait tout droit d'un stage au Canada.

Docile, ce jeune missionnaire, en qui rien alors ne faisait pressentir le résistant de Bir-Hakeim et l'aumônier de la Légion, se mit à l'école de Maboni : il fut bon élève, trop bon élève, lui disait-on. Mais le maître allait quitter son disciple : on le voyait bien fatigué et sa fatigue se manifestait par des syncopes. Pendant la saison sèche 1928, Mgr Guichard décida de l'envoyer en congé.

Maboni partait, à son corps défendant ; que deviendrait-il à son retour ? Sur ces entrefaites, la Compagnie Minière de Mindouli demanda qu'une mission définitive fût installée prés de ses chantiers. La perspective d'une fondation ragaillardit le partant. Justement, pendant son séjour en France, il pourrait traiter de ce projet avec l'état-major de la Compagnie et se pourvoir du nécessaire. Aussi, en partant, nous chuchotait-il : « La Minière m'a demandé pour fonder Mindouli. »

L'année suivante il était de retour, plus tôt qu'on ne l'attendait, et faisait un jour de halte à Kibouendé en se rendant à Mindouli. Son passage à Kibouendé : novembre 1929, Si je m'en souviens !… Je le vois poser sur la table, révérencieusement, une bouteille en capuchonnée qu'il avait reçue de son frère : " Du vin de paille ”. Faut-il, pour les buveurs de cidre ou de bière, donner quelque précision sur cette spécialité ? C'est un vin obtenu avec des raisins qui ont achevé leur maturité sur une couche de paille sèche. Nous bûmes le vin de paille. Ce fut vite fait, mais l'opération suivante fut mémorable.

Des caisses étaient là, apportées par le Père, remplies d'effets d'habillement : pardessus, paletots, frusques de toute sorte, achetés (?) pas cher sans doute, chez quelque fripier ; des objets de piété, des biloko quelconques. Les candidats à la distribution s'étaient rassemblés comme des mouches. Les gens, sur un signe de Maboni, se mettent en file pour passer devant l'étalage où se faisait la distribution. Il y a un ordre de priorité : d'abord les ba-fondateurs, puis les chefs, les ouvriers, les catéchistes, leur femme et leur marmaille… Mais le circuit continue, le défilé se prolonge ; certains se présentent deux fois… Altercation, taloche d'une main, tandis que l'autre tend un cadeau. L'autre s'en va battu, mais content de son aubaine doublée. Une autre encore attrape son cadeau et s'en va en s'esclaffant : c'est la troisième fois qu'elle passe et qu'elle gagne un matabiche !…

A Mindouli le P. Bonnefont, qui aimait la compagnie, le mouvement et la conversation (surtout, il est vrai, sous forme de monologue), était bien servi. Les chantiers de la mine, alors en plein rendement (prospérité d'ailleurs éphémère), occupaient une centaine d'Européens et plusieurs milliers de travailleurs indigènes avec leur famille qui avaient établi leur campement dans les vallons avoisinants et sur les bords de la Vouvou, où bruissaient les machines à laver le minerai. Un chef de subdivision avec services annexes tenait son poste à deux kilomètres à peine de chez le P. Bonnefont, qui avait souvent des motifs d'y descendre pour traiter affaire. Au delà de la voie ferrée, un village cosmopolite, curieusement nommé, je ne sais pourquoi, Sans Fil, produisait des palabres, comme une mauvaise terre du chiendent.

Mindouli, c'est le poème de Maboni constructeur... Pour construire, la pierre était là, sous les pieds il n'était que de l'extraire… La Mine a bien de la cheddite en rabiot !…

Des wagonnets, des rails, il y en a des quantités industrielles qui traînent dans les matiti (les grandes herbes). « Mine de rien » (c'était son expression), il lui sera facile de les rassembler à la bonne place. On l'appellera “ le chevalier de la resquille » , mais il ne fait que réaffecter à un service utile du matériel qui se perd. D'ailleurs ceux qui l'appellent “ chevalier de la resquille ” sont les premiers à lui donner des deux mains. Comme aumônier de la. Minière, la direction lui allouait un traitement mensuel de quelques centaines de francs. Maboni mettait son honneur à prendre son traitement en matériel équivalent aux magasins de la Compagnie. S'il arrivait parfois qu'on lui donnât le matériel et qu'on lui versât par surcroît la somme allouée, il se laissait faire.

Restait la question du ciment… Est-ce saint Expédit qui la prit en main ? Est-ce la bonne étoile de Maboni qui continua de le favoriser ? Toujours est-il que cette chance lui arriva subitement : une centaine de tonneaux de ciment tombèrent sur son chantier. Voici comment. Je ne sais plus quel entrepreneur, qui employait du ciment pour ses. travaux, se vit un jour obligé de. refuser une livraison qui avait été exposée aux intempéries, et, de ce fait, était partiellement avariée.

« Père Bonnefont, si vous voulez du ciment, tout ce lot est à vous. Moi, je ne veux pas perdre mon temps à trier ce qui est bon; vous pourrez, vous, en récupérer encore une bonne quantité utilisable. »

Je crois que, devant cette bonne aubaine, Maboni, ce jour-là, resta muet d'ébahissement. Pas pour longtemps. Vous auriez vu Maboni gesticuler et s'époumoner au milieu de ses travailleurs qui concassaient pilaient, tamisaient.

L'église trapue construite en pierre d'un beau grain, et dont les lignes sobres rappellent un peu le style de l'école auvergnate, fut édifiée par une sorte d'emboîtement industrieux autour de la chapelle primitive, qui n'avait pas tardé à s'avérer trop petite.

Par la suite Maboni dut avouer un regret consolant : dans ses calculs il s'était trompé d'une travée et la nouvelle église déjà se trouvait insuffisante.

Si des visiteurs entrent à la résidence pour y prendre un verre de frênette, ils en admirent certainement le site. Mais ce n'est pas le Bon Dieu qui a créé tel quel l'emplacement où elle s'élève ; c'est un coup d'audace de Maboni qui l'a réussi. Là où s'étale une aire plane se dressait primitivement une sorte de piton incommode. Grâce à la cheddite et au cordon Bickford (de la Minière, toujours, naturellement), le piton, un beau matin, fut tronqué et la place se trouva prête à recevoir une bâtisse. « Comme ça, disait Maboni, en clignant de l'œil, mine de rien, j'ai par surcroît de la pierre pour mes murs. »

Cependant, à Brazzaville, le P. Hirlemann, initié au ministère dix ans auparavant par le P. Bonnefont, avait d'année en année, gagné ses chevrons d'ancienneté. Son tour était arrivé d'aller prendre du repos en France. Désigné pour faire l'intérim, le P. Bonnefont laissait au P. Hartz la mission de Mindouli en bonne forme et revenait sur la capitale prendre la suite de son ancien élève.

Mais les temps étaient changés. Depuis que Maboni était le visiteur attitré du village Bacongo, le ministère était quelque peu modifié et la génération montante, sur l'enfance de laquelle la grande barbe paternaliste n'avait pas flotté, était moins bien disposée à recevoir ses aphorismes bruyants. Plus d'une fois il appela de ses vœux le retour du P. Hirlemann et, quand celui-ci revint, le P. Bonnefont fut envoyé à Kindamba.

Le séjour à Kindamba du P. Bonnefont fut attristé par la difficulté des temps. Les douleurs faciales qui, dès Mindouli, l'avaient taquiné, devinrent plus méchantes.

En janvier 1940 - on était, en France, au stade de la drôle de guerre - le P. Bonnefont profita de la sempiternelle situation inchangée des communiqués pour prendre le paquebot et rentrer en France. Les événements du printemps devaient l'y retenir pendant cinq ans.

Sitôt la France délivrée, au moins partiellement, le P. Bonnefont dès l'hiver 44-45, se démena pour s'assurer une place sur n'importe quel rafiot qui partirait pour le Congo. De fait, en février 1945, il nous arrivait, flanqué d'un jeune administrateur frais sorti de Coloniale, qui lui avait servi la messe pendant la traversée et dont il avait fait d'emblée son neveu d'adoption.

Après un intérim à Linzolo, la paroisse Saint-François d'Assise, à Brazzaville, qu'il avait dirigée en 1937-1938, le revit. Il était chargé du ministère des fidèles européens et de l'hôpital.

Pour mieux mener leurs classes et leurs diverses œuvres de filles, les religieuses de Cluny avaient décidé d'essaimer à Bacongo. Il faudrait donc mettre encore des briques les unes sur les autres. Qui assurerait la surveillance des ouvriers ? Qui dirigerait l'emploi. du temps et l'emploi des matériaux ? Qui donnerait le coup de pouce si souvent nécessaire pour faire monter l'ouvrage d'aplomb ?

L'ancien constructeur de Mindouli n'était pas devenu manchot. Ses mains savaient encore manier l'équerre et le niveau ; il était toujours capable du coup de voix qui anime ou qui blâme : il se trouvait tout désigné pour devenir le surintendant des constructions. Mais il n'avait plus, comme autrefois, le bon voisinage secourable de la Minière, et, sans renoncer à ses instincts de quêteur, qui lui rapportaient toujours, quelques broutilles, ce qu'il fit, il dut le faire avec un peu plus que rien. L'un des deux bâtiments qu'il édifia fut d'ailleurs en une nuit jeté à terre par une tornade. « Je ne bâtirai plus », annonça-t-il, après les travaux du couvent.

Après Pâques 1947, Maboni prit la route de Voka, pour y faire un remplacement. Mais ses douleurs s'exaspèrent et les confrères de passage, qui en furent témoins, l'obligèrent à rebrousser chemin sur la capitale, où il fut nommé Père spirituel au grand séminaire régional.

Ce régime de calme n'exorcisait point ses souffrances, quand elles s'acharnaient sur lui. Il était au supplice. Une opération à tenter en France pouvait le guérir : il fallait prendre l'avion. Coïncidence curieuse ou délicatesse de la Providence : le jeune administrateur dont il avait fait, trois ans auparavant, son neveu descendait juste du Tchad et prenait le même avion.

La veille de son départ il nous disait au revoir. Sur terre, nous ne le reverrons plus : ce bon serviteur s'en est allé manger la Pâque à la table du Père de famille avec le Christ ressuscité. C'était le 27 mars 1948 ; il avait 64 ans. -
Joseph Auzanneau - BPF, n° 43. Voir : R. PIACENTINI, Maboni. Le Père Joseph Bonnefont, Les Presses missionnaires, Issy-les-Moulineaux, 1951, 192 p.

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