Le Père Emmanuel BOUCHER,
décédé accidentellement le 2 avril 1961, à 55 ans

Nuit de veillée pascale 1961. Pour le Père Boucher, rien n'est comme d'habitude. Pouvait-îl être ailleurs que dans sa Mission de Cucumbi, la Mission où il a passé toute sa vie sacerdotale, occupé aux derniers préparatifs de la fête de Pâques ? Oui, car ce soir il est en auto, en Angola, sur une route de la Lunda, tournant le dos à sa Mission, et,, chose également insolite, il ne tient pas le volant, lui qui aime tant conduire ; il n’est que passager d'occasion. Il y a plusieurs heures déjà qu'ils ont quitté Saurimo et ne sont plus qu'à quelques kilomètres de Dundo, but de leur voyage; la conversation avec le chauffeur étranger se fait rare et le Père Boucher a le loisir de penser un peu...

J'ai passé auprès du Père Boucher les cinq dernières années de sa vie sur la terre et, bien que je ne sois pas auprès de lui cette nuit-là, je sais que mon confrère, comme un peu en retard sur l'horaire liturgique, est encore au jardin des Oliviers et dit, avec le Maître " Tristis est anima mea usque ad mortem ". Il est triste à l'idée que, cette nuit-là, il ne chantera pas l'Exsultet dans " son "église, au milieu de " ses " chrétiens ; et pour savoir ce que cela signifiait pour lui, il faut avoir été témoin de sa peine et de son désarroi lorsque, il y a quelques années, l'un de ses confrères, qui ignorait l'importance qu'il y attachait, insista pour remplir cette fonction à sa place. Mais le Père Boucher est triste surtout parce que, après vingt-cinq ans de vie heureuse et d'apostolat fécond à Cucumbi, depuis un an et demi, ce sont les épreuves et les persécutions.

Ceux qui nous avaient déclaré une guerre implacable avaient compris que la meilleure façon d'atteindre le Père Boucher serait de le frapper en la personne des chrétiens de la Mission, et ils s'y employèrent avec une diabolique ingéniosité. Ce fut tellement laid que nous évitions presque de nous communiquer l'un à l'autre ce que nous apprenions, chacun cherchant à ne pas augmenter la peine de l'autre. Il était blanc comme un linge et il tremblait, le Père Boucher, lorsqu'il venait me dire: " Un tel a été battu par le Chef... un tel vient d'être emmené au Poste ! " Puis, vers la fin de l'année dernière, ce fut l'épreuve décisive des accusations, des rapports, des dénonciations et des enquêtes publiques ; et le Père n'avait rien d'un lutteur, il était au contraire sensible, doux et timide. Il tint tête cependant, car il n'avait rien à se reprocher ; mais c'était tout de même plus qu'il n'en pouvait supporter. Il m'écrivit: " Dès le mois de décembre, j'ai demandé à Mgr l'Evêque mon rapatriement immédiat en France, car j'ai été atrocement déçu par l'attitude de nos chrétiens lorsque nous avons été accusés ; mais Monseigneur m'a demandé d'attendre deux ou trois mois avant de partir afin que nos accusateurs ne puissent se glorifier encore de mon départ comme d'une victoire ". Et pourtant, c'était bien cela. Puis au mois de mars, il m'écrivit encore : " Maintenant, je ne peux plus partir ; l'on me dit que la frontière est fermée à cause de l'histoire de la Santa Maria ".

Voilà comment le Père Boucher se trouvait, cette nuit de samedi-saint, sur la route qui mène au Centre des Mines de Diamants, allant secourir, mais il semble que c'était bien un peu tard, un confrère surchargé par le ministère. Et puis, au détour du chemin, une voiture " pleins phares", une embardée de l'auto dans une zone obscure où se trouvait un camion, tous feux éteints, et le Père Boucher gît dans une mare de sang, presque décapité par la plate-forme arrière du camion. Subitanea sed non improvisa morte. Le deux novembre qui précéda sa mort, à cette heure de l'après-midi où tout était silencieux à la Mission, j'ai vu le Père Boucher se rendre, comme furtivement, dans son église de Cucumbi, et là, durant plus de deux heures, s'accompagnant lui-même à l'harmonium, il s'abandonna à une sorte de méditation chantée sur les plus beaux textes de la liturgie des défunts.

Car il était un peu bénédictin aussi, le Père Boucher. Né le 10 février 1906, à Ploudiry, aux environs de Brest, d'une famille paysanne de plus de dix enfants, il n'aimait pas rappeler les souvenirs de son enfance, car il était petit, très timide et peu ouvert. Il racontait volontiers, pourtant,. comment il avait longtemps hésité entre l'Ordre de saint Benoît (où il avait un oncle) et la Congrégation du Saint-Esprit, et comment ils avaient fini, son oncle et lui, par tirer cela au sort ! Mais ce souvenir avait influencé toute sa vie et lui avait donné ce goût de la liturgie qu'il conserva et développa même jusqu'à sa mort. De ses études à Cellule, de sa philosophie à Mortain, il ne parlait guère non plus, pas plus que l'on ne doit, la-bas, conserver beaucoup de souvenirs de lui. Il ne détesta pas la caserne, qui lui donna des occasions de vaincre sa timidité et lui permit de s'initier au travail d'infirmier qu'il aima pratiquer toute sa vie africaine. Mais il aimait beaucoup évoquer la fin de son séjour à Chevilly, sa quatrième année, l'aurore de sa vie sacerdotale, et il ne tarissait plus de conter les anecdotes de cette année-là. Le 2 octobre 1932, il est ordonné prêtre ; en 1933, il vient en Angola, à la Mission de Minungo, alias Tras os Montes, désormais Cucumbi, où il va passer toute sa vie sacerdotale et missionnaire, vingt-huit ans. Vingt-huit ans de travail silencieux et efficace, vingt-huit ans de patience et de bonté durant lesquels, s'il n'obtint pas de résultats spectaculaires, il conquit du moins les coeurs de tous les " Quiocos " de la région du Minungo. Il ne s'y trompa pas, cet autre prêtre simple et bon que fut Dom Antonio Ildefonse, évêque de Silva-Porto, qui, lorsqu'il parlait du Père Boucher, aimait à l'appeler: " o meu santinho ! "

Pour moi, qui viens de perdre avec lui mon ami le plus sûr, le Père Boucher demeure ce tout petit bonhomme, frêle et émacié, aux cheveux blancs et à la longue barbe blanche, qui, un jour, où il venait d'être frappé en l'un de ses enfants, plus vivement qu'il n'eut pu l'être en sa propre chair, se tenait très droit, tout seul, immobile et comme abasourdi, en plein soleil au milieu de la cour de la Mission, les yeux levés vers le ciel en une supplication muette.
Père E. Mercier

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