Le F. Mélèce (Joseph) BUCHINGER,
décédé le 18 mai 1937, à Langonnet,
à l'âge de 70 ans.


Né le 7 décembre 1860 à Unterlaichling, diocèse de Ratisbonne, en Bavière, au sein d'une famille pauvre mais foncièrement chrétienne, Joseph Buchinger s'initia aux travaux de l'agriculture, d'abord sous la direction de son père, puis comme domestique laboureur chez un voisin. Dans le paisible travail des champs, son âme contracta l'habitude de l'union à Dieu dans le silence et la joie, qui fut la caractéristique de toute sa vie. Aussi, nul ne fut étonné, quand, à l'âge de 23 ans, il alla faire à son confesseur la confidence de son désir d'être religieux et missionnaire.

De Chevilly, où il était novice frère, son frère Jean lui disait son bonheur et l'invitait à le suivre. Le 12 mars 1890, Joseph partait donc à son tour pour Chevilly. Il s'était décidé dans le calme de la prière et d'une longue réflexion, et jamais le postulant ni le novice, pas plus le religieux plus tard, ne connut un instant d'hésitation ni un mouvement de doute. Ce jeune homme de 23 ans fut, dès le premier instant et sans se démentir jamais, au milieu de ses frères bien plus jeunes que lui un modèle de simplicité, de douceur et d'humilité, par quoi il gagna l'estime et l'affection de tous.

Joseph Buchinger, dans la lettre où il sollicitait la faveur d'être admis à la profession, manifestait le désir qu'on lui donnât en religion le nom de F. Mélèce. On le lui donna. Sa profession émise, le 8 septembre 1892, le F. Mélêce reçut son obédience pour le Collège de Mesnières, où il fut chargé d'un dortoir et de la propreté générale de la maison. Certes ses préférences et ses aptitudes ne l'auraient pas porté à demander cet emploi, mais son esprit surnaturel et son amour de la vie intérieure furent la source où il puisa chaque jour l'égalité d'humeur et la parfaite abnégation de soi avec lesquelles il accomplit, sans un jour de défaillance, ces pénibles et modestes fonctions.

A l'expiration de ses vœux de cinq ans, sa demande d'admission aux vœux perpétuels se double de la demande de son envoi en mission. On lui accorda cette dernière demande, mais on oublia la première. Il part donc en juin 1900 pour Loango et la mission de Mayumba. Le 3 novembre 1901 il réitère sa demande et prononce ses vœux perpétuels le 30 mars 1902. Il était arrivé dans cette mission le 24 juillet 1900 et y resta jusqu'en 1913.

Le F. Mélèce avait des aptitudes variées et une bonne volonté sans limite. Son activité s'exerça surtout, comme celle des moines qui ont défriché le sol de notre France, dans les travaux agricoles. C'est là surtout qu'il contracta l'habitude de ce rayonnement que la joie de son âme répandait sur sa figure. Mais les forces humaines ont des limites, si la bonne volonté du F. Mélèce n'en avait pas. Il s'était livré sans aucun ménagement à l'Afrique et avait parcouru déjà une longue étape de missionnaire. Sa puissante constitution, lentement épuisée, menaçait de s'écrouler et il lui fallut rentrer en France. Et il ne revit pas l'Afrique. Son organisme, trop fatigué, obéit encore pendant près d'un quart de siècle à sa volonté d'immolation, mais en lui faisant constamment sentir qu'il ne fallait plus lui demander les efforts fournis pendant cette quinzaine d'années de vie africaine.

Le 6 février 1913, il arrivait à Saint-Ilan. Il y devait rester jusqu'au jour où il se couchera pour ne plus se relever. Saint-Ilan, fondé par le comte Achille du Clézieux pour y abriter une œuvre de relèvement physique et moral de l'enfance pauvre et abandonnée, avait été longtemps une colonie pénitentiaire officielle et très prospère, renommée dans toute la Bretagne à l'égal de celle de Saint-Michel, près Langonnet. Devenu, par suite de la loi sur les Congrégations, une école d'Agriculture, l'établissement prit, en 1912, l'organisation qu'il a gardée depuis : une école pour vocations tardives et préparation du brevet, en vue de fournir des instituteurs chrétiens, avec une école théorique et pratique d'horticulture, à laquelle se trouve annexée une ferme modèle. Le F. Mélèce, qui ne sera plus connu que sous le nom de M. Joseph, reçut en partage la direction de la vacherie et de la porcherie, vaste domaine où il pourra déployer toute son activité, secondé par un ou deux apprentis jardiniers.

Dès le premier jour il se trouva si naturellement à l'aise dans ses nouvelles fonctions, qu'on l'y eût dit préparé par un long apprentissage. C'est tout simplement qu'il s'adaptait à ses fonctions, en vivant dans un plan supérieur. Quelle magnifique vie que celle qui se donne ainsi pendant vingt-quatre ans, recommençant chaque jour avec la même plénitude de dévouement et d'amour ! Il n'est pas étonnant que tous ceux qui en étaient témoins éprouvaient le sentiment que l'on a en présence du divin. Que de fois j'ai recueilli l'aveu de cette impression de la part de visiteurs qui voyaient M. Joseph pour la première fois et seulement en passant, mais on l'entendait plus souvent encore formulé par le personnel même de la maison.

Et ce fut là toute la vie de M Joseph, pendant vingt-quatre ans. A part les exercices religieux, auxquels il était extrêmement régulier, on ne le voyait qu'aux repas, la figure toujours souriante ; le reste du temps était consacré à ses pensionnaires, comme il les appelait. Et avec quel dévouement il leur prodiguait ses nuits, quand des besoins spéciaux les réclamaient. Son bon ange seul a pu les compter ces nuits passées quelquefois entièrement, souvent en grande partie, à veiller sur des maternités imminentes ou à aider des accouchements douloureux. Le lendemain, il se montrait à nous avec le même sourire et il vaquait avec le même calme à toutes ses occupations ordinaires.

Tous aimaient à taquiner aimablement M. Joseph, car on savait qu'il recevait avec plaisir ces plaisanteries qui alimentent, entre les caractères bien faits, les bonnes relations dans une vie par ailleurs dénuée de tout ce qui peut en rompre la monotonie. Il tenait liste de toutes les dates des fêtes onomastiques des membres de la communauté et ne manquait jamais d'aller offrir ses vœux. A certaines époques, des douleurs rhumatismales ou encore des misères apportées d'Afrique le faisaient beaucoup souffrir et lui rendaient pénibles la marche ou le moindre mouvement, mais jamais il ne consentait à interrompre sa besogne ou a rien relâcher de son travail quotidien. Et le sourire ne le quittait même pas alors.

Voilà quelle fut sa vie, pendant vingt-quatre ans. Il arrivait à la vieillesse, et, tout en le laissant paraître le moins possible, On sentait bien que ses forces s'épuisaient, mais on était si accoutumé à le voir aller quand même, qu'on ne se faisait pas à l'idée qu'il viendrait un jour où l'on verrait M. Joseph s'arrêter.

Et pourtant ce jour arriva. Depuis quelque temps, il se sentait plus profondément atteint, mais il continuait sans rien dire, croyant à une de ces indispositions passagères qui venaient désormais le visiter fré­quemment. Mais il dut s'aliter. Et ce fut pour ne plus se relever. Le médecin, sans se rendre compte de la gravité exacte du mal, prescrivit un repos prolongé, réclamé par l'état de profond épuisement du malade. M. Joseph accepta avec reconnaissance la proposition qu'on lui fit de l'envoyer à l'Abbaye de Langonnet. Il y fut transporté le 7 mars 1937. Là, le mal ne tarda pas à révéler brutalement sa nature : c'était le cancer, au rectum. Le F. Joseph avait rempli sa journée. Il se tourna vers la mort avec ce calme sourire qui avait illuminé toute sa vie et mena cette étape suprême comme il avait mené toute sa vie, en faisant à la souffrance, désormais son devoir de toute heure, l'accueil qu'il avait toujours fait à son devoir de chaque jour.

Il mourut le 18 mai 1937. Je m'imagine le F. Mélèce se présentant au bon Dieu avec son sourire habituel pour s'entendre dire serve bone et fidetis intra in gaudium Domini, et répondant, comme il le faisait ici-bas : “ Bien volontiers, mon Révérend Père. ”
Extraits de BG, t. 38, p. 476 ss.

Page précédente