P. Cyrille CALLU
Bulletin Général n° 10 p. 741


Le dernier Bulletin annonçait l’arrivée en France du P. Callu . (p. 690) quoiqu’il parût bien fatigué, on avait cependant l’espoir qu’il pourrait se rétablir, pour travailler plusieurs années encore à la gloire de Dieu et au salut des âmes . Mais la Providence en avait disposé autrement, et il sembla qu’elle n’ait soutenu ses forces, durant le voyage, que pour lui donner la consolation de rendre le dernier soupir au sein de la Maison-Mère .

Le P. Cyrille Callu était né à Aubigny (Calvados), le 8 janvier 1826 . Nous n’avons pas de renseignements particuliers sur ses premières années . Voici seulement quelques dates que nous recueillons sur un petit cahier de notes retrouvé parmi ses papiers .

« Moi, Cyrille Callu, ai fait ma première communion le jour de la Dédicace, 16 juillet 1837 . Je l’ai renouvelée le lundi de la Pentecôte, 1838 . Le 3 octobre de la même année, (1838), j’ai commencé mes classes de latin . Le 28 juin 1840, je me fis agréger à la Confrérie du Sacré Cœur de Jésus . Cette même année, je pris aussi un chapelet » . Le soin qu’il a eu d’inscrire ces dates montre assez quel prix il attachait aux grâces reçues par lui en ces jours, et quelle reconnaissance il en conservait .

Dès son entrée au Grand Séminaire de Bayeux, il se fit remarquer par sa ferveur et sa régularité . Sa première et principale résolution fut dès lors “de pratiquer en tout la Ste vertu d’obéissance, à l’imitation de Jésus et de Marie, en observant fidèlement et à la lettre la Règle du séminaire, comme l’expression de la Volonté de Dieu .” Il aimait aussi à prier spécialement pour la conversion des infidèles; parmi ses communions de chaque semaine, il en offrait une pour les Missions . Le 2 juin 1849, il reçut la tonsure; il se consacra en même temps d’une manière spéciale à la T. Ste Vierge, pour être comme son esclave, et il voua toute sa vie au service des serviteurs de Marie .” Il avait pour cette bonne Mère un amour tendre et sensible, qui souvent lui faisait couler les larmes des yeux .

Les dispositions du jeune séminariste indiquait en lui une vocation particulière vers la vie religieuse et apostolique . Mais où, et de quel côté devait-il diriger ses pas ? Il demandait à Dieu de l’éclairer sur ce point si important de sa vie, lorsque la Providence conduisit à Bayeux notre vénérable Père . Voici ce qu’il a déposé à ce sujet en 1868, dans le premier procès fait alors à Paris pour l’introduction de la cause de notre St Fondateur .

« J’ai connu le P. Libermann à la fin de juin 1849, avant d’entrer dans la Congrégation, au Grand Séminaire de Bayeux . Il passait, au moment où je demandais à Dieu qu’il me mit en rapport avec la Congrégation du St Cœur de Marie . Du reste, je remercie Dieu de la grâce qu’il m’accordait de faire la connaissance d’un Saint . Le P. Libermann me parut tel pour sa douceur et sa simplicité ; ses conseil m’ont aidé à triompher des obstacles qui s’opposaient à mon entrée dans la Congrégation .

J’ai vu le serviteur de Dieu pendant près d’un mois . Il y resta malade ; et chacun de nous allait, à tour de rôle, lui tenir compagnie . J’ai remarqué l’héroïque patience avec laquelle il supportait son mal que les médecins disaient très grave . Pleinement soumis aux desseins de la Providence, il ne semblait occupé que de Dieu ; et en récréation, nous nous disions entre nous séminaristes : « Allons voir souffrir un Saint … »

Dans tous les exercices de direction où je l’ai entendu, il insistait sur la pratique de cette vertu fondamentale, à savoir que l’enfant de Dieu doit toujours être plein de confiance et d’abandon .

C’est sans doute par suite de cet abandon à la divine Providence, et de cette grande confiance en la bonté de Dieu, qu’il s’efforça tout d’abord de m’inculquer ces vertus, en me disant à Bayeux : « Vous êtes l’enfant de la Providence, laissez faire le bon Dieu . Il achèvera son œuvre . C’est lui qui atteint d’un bout à l’autre avec force et dispose tout avec douceur . Ne craignez rien, et demeurez dans l’humilité et dans la paix . » (Session XVI)

La vocation de l’Abbé Callu se trouvait ainsi providentiellement décidée, et aux vacances qui suivirent, l’un de ses premiers soins fut d’aller au sanctuaire de N.D. de la Délivrande, en remercier la T. Ste Vierge Il exprime ainsi lui-même les sentiments de son cœur : « Le 13 juillet 1849, à la Délivrande, j’ai juré à la T. Ste Vierge une obéissance sans bornes . Etant allé me prosterner au pied de son image miraculeuse, et ne sachant comment témoigner ma reconnaissance à cette auguste vierge, pour toutes les faveurs qu’elle m’avait prodiguées pendant l’année, et surtout pendant le mois de mai et de juin, mois mille et mille fois bénis, désirant lui donner quelque chose en retour, je lui ai voué ma liberté, faisant dès lors vœu de lui obéir en tout dans la personne de mes supérieurs . Et j’espère que quelque difficile que soit le commandement, mon auguste Dame m’obtiendra la grâce et la force de l’exécuter, et de ne jamais dire, comme le serviteur rebelle : « non serviam » . Oh ! quel heureux esclavage ! »

Il fut en effet fidèle à ses promesses . Le 15 août 1849, il arriva à N.D. du Gard, pour y continuer sa théologie . Le 21 décembre 1850, il reçut à Amiens les ordres mineurs, et à la même époque, l’année suivante, le sous-diaconat . Le jour où il se lia pour jamais au Seigneur, par l’engagement solennel des ordres sacrés, fut pour lui un jour doublement mémorable . Il avait obtenu la permission de faire en même temps les trois vœux privés de religion . Il en rédigea lui-même la formule et la signa de son sang .

Ordonné Diacre à Paris le 5 juin 1852, il fut promu au sacerdoce à Amiens le 18 décembre (1852), et il eut enfin le bonheur de faire sa Profession religieuse à N.D. du Gard, en la fête du St jour de Pâques, le 27 mars 1853 . Après la promulgation des nouvelles Règles latines, il sollicita aussitôt la faveur de faire les vœux perpétuels ; et il voulut y ajouter celui de stabilité, non qu’il eut jamais douté de sa vocation, mais par le dé&sir de se rattacher à Dieu et à la Congrégation par des liens plus étroits . Il prononça cet engagement sacré à la Maison-Mère, le 24 août 1856 .

Après sa Profession, le P. Callu fut d’abord envoyé comme économe et Directeur des Frères à la maison de N.D. du Gard, puis, quand on quitta cette antique abbaye, en 1855, pour aller à St Ilan, il suivit l’émigration de la Communauté pour la Bretagne . Il fut alors nommé Directeur de l’Etablissement du Bois-de-la Croix, et, après la suppression de cette colonie, placé à la tête de celle de Carlan . (1856)

Dire tout ce qu’il a éprouvé, dans ces œuvres, de peines, de tracas, de misères de toutes sortes, dans les premiers commencements surtout, serait chose difficile . On était loin d’avoir le superflu ; tout était encore à installer et à organiser ; et le bon Père souffrait, en outre beaucoup, de maux d’estomac . Mais au milieu de ces difficultés, il se montrait toujours plein de dévouement, de courage et de zèle . Sa bonté simple et naïve lui gagnait facilement les cœurs des enfants ; et il en profitait pour les porter vers Dieu, leur inspirer l’esprit de piété . C’était sa consolation : « Mes enfants, écrivait-il de Carlan au T.R. Père, 1859, ont fait le mois de St Joseph, leur retraite et leurs Pâques, et ont commencé le mois de Marie, pieusement, comme de petits anges . Cela me console un peu de la peine que j’ai par ailleurs . Le Jeudi-Saint, ils ont fait l’adoration de jour et de nuit, avec une véritable piété, en récitant le chapelet de tout cœur . Jusqu’ici, pendant le mois de Marie, leur piété ne s’est pas encore démentie . J’espère que cette bonne Mère les sauvera des dangers auxquels ils sont sans cesse exposés . » (Lettres des 12 et 20 mai 1859)

Lorsqu’on abandonna la colonie de Carlan, en 1865, le P. Callu fut placé à St Ilan, dont il fut quelques temps supérieur, puis à St Michel, à N.D. de Langonnet .

Il a passé ainsi 15 années à peu près dans ces œuvres humbles et pénibles des colonies pénitentiaires que nous dirigeons en Bretagne . Il les aimait par cela même que ce sont des œuvres obscures et modestes, et aussi parce qu’elles permettent de ramener à Dieu de pauvres enfants, souvent plus malheureux encore que coupables .

Toute son ambition, c’était de passer ainsi sa vie avec ses chers colons . Aussi, ce ne fut pas sans quelque surprise et quelque regret, au premier abord, qu’il reçut, en 1871, l’annonce de sa nouvelle destination pour l’île Maurice . Mais il ne l’accepta pas moins avec joie et de tout cœur, comme le témoigne la lettre suivante qu’il écrivit aussitôt au T.R. Père .

« Je m’empresse de vous témoigner ma soumission et ma reconnaissance pour la décision que vous avez prise à mon égard ; une voie nouvelle de mérite et de satisfaction va donc s’ouvrir devant moi . Ah ! puisse-je, devenu plus missionnaire, combler la Congrégation de joie et vous surtout, mon Très Révérend Père ! Oui, je vous demande de tout mon cœur pardon des peines que j’ai pu vous causer, bien qu’à la vérité, j’ai toujours voulu ne pas vous les occasionner .

« Maintenant, en attendant qu’il faille faire le petit sacrifice de quitter ce beau pays de Langonnet, je repasse ma théologie, je fais ma retraite, je prie le bon Dieu de me donner l’esprit apostolique, par celle qui en est la dispensatrice . » (Lettre du 1° octobre 1871)

Peu de jours après, le P. Callu s’embarquait avec le P. Mauger pour Maurice . « Jusqu’à Aden, nous avons eu l’insigne faveur, écrivait-il, de pouvoir dire la Ste Messe tous les jours . La petite cabine, où nous étions seuls, tous les deux, avait été choisie pour lieu de chapelle commune : ce qui nous obligeait à nous lever dès 3 h ½, pour la laisser libre pour les messes, car nous étions 7 prêtres à bord . Bon nombre de pieux laïques venaient assister au St Sacrifice, et je les ai entendus glorifier Dieu, en disant, parmi les passagers émerveillés de notre belle traversée, que c’était un fruit du divin sacrifice que l’on offrait à bord .

Le P. Callu était spécialement destiné à l’œuvre des noirs de Port-Louis . C’était le ministère qui répondait le mieux aux attraits de son âme . Il s’y était dévoué de tout cœur jusqu’à la fin de sa vie . Le P. Thévaux, l’un des plus zélés compagnons du vénéré P. Laval, dans cet humble apostolat, rendait de lui, dès les commencements, le témoignage suivant :

« Le P. Callu a mis pied sur la terre de Maurice le 26 novembre 1871 . Il nous a paru à tous fatigué, il ne pourra pas faire un travail trop pénible ; mais il sera un saint missionnaire, d’un bon exemple pour toute la Communauté et c’est là l’essentiel .

« Homme de Règle, , d’un bon esprit, solide dans l’amour de sa vocation, il sera très bien à la Communauté du Port-Louis pour l’œuvre des noirs . Il a l’habitude de parler aux pauvres, et il le fait à merveille, il a un zèle pour les âmes, comme il le faut dans l’inépuisable Mission que nous avons à la Cathédrale parmi les pauvres . » (Lettre du 10 décembre 1871)

« Le Carême, ajoutait plus tard le P. Thévaux, a été prêché aux offices des blancs par un P. Jésuite; et pour nos noirs, par le P. Callu . Ce Père a réellement le genre qu’il faut pour cette population; il parle avec une grande facilité, et de plus il a un timbre de voix très fort . C’est tout ce qu’il faut pour ces pauvres gens . Que le Bon Dieu le leur conserve . » (4 avril 1872)

Quant aux détails de son ministère à l’île Maurice, nous ne pouvons mieux faire que de le laisser nous les raconter lui-même : cela pourra donner une idée de la manière à la fois pieuse et piquante dont il devait parler à ses noirs .

« Depuis mon arrivée, écrivait-il au T.R. Père le 27 juin 1872, je n’ai qu’à bénir Dieu de la part qu’il a daigné me faire dans cette chère Mission de Maurice, arrosée des sueurs du vénéré P. Laval et de nos autres chers confrères . Je dépense avec joie mes forces et mon petit talent à glaner quelques épis de cette riche moisson que les autres ont ensemencée ; et jusqu’ici, le Bon Dieu semble vouloir encourager ma bonne volonté, en me donnant et plus de force et une meilleure santé qu’en France . Ainsi, moi qui avais de la peine à chanter une Grand-Messe à 9 h du matin, à cause du jeûne et de la fatigue que ça m’occasionnait, ici, je ne ressens presque pas de fatigue d’en aller chanter une avec une instruction à la Petite-Rivière à 8 h du matin et de venir en chanter une deuxième en ville à 11 h . ce qui avec les annonces et l’instruction à faire, me met mon déjeuner à midi et demi . Mais alors, je vous assure que je déguste d’un bon appétit ce qui m’est présenté .

« Dimanche dernier, j’ai dit une Messe à 10 h à la prison, et j’ai ensuite chanté celle de 11 h à la Cathédrale, j’ai fait aux deux endroits une petite instruction sur l’Evangile . Il ne m’est pas possible de dire avec quelle attention ces pauvres prisonniers écoutent la parole du Bon Dieu . Malheureusement, tout ne peuvent pas me comprendre . Il faudrait pour cela que le divin Maître renouvelât le miracle fait pour les apôtres le jour de la Pentecôte, car il y a beaucoup d’Indiens, comme aussi de Mozambiques et de Chinois . Tous se trouvent réunis au nombre de 200 environ, dans une espèce de long corridor large de 4 à 5 mètres, au fond duquel se trouve un petit autel enfermé dans une sorte d’armoire ou d’alcôve . On ouvre les deux portes, et l’endroit se trouve subitement transformé en chapelle, bordée des deux côtés de cellules qui servent au besoin de confessionnal .

« Pendant la messe, les créoles chantent en latin ou en français, et les Indiens roucoulent leurs admirables neumes, capables de charmer l’oreille de tous nos musiciens . Les premières fois, j’avais d’autant plus de peine à dire la messe avec cette double symphonie, que je n’avais pas de canon d’autel ; maintenant que j’en ai, je tâche de bénir avec eux Notre-Seigneur de toutes mes forces . Du reste, ils se montrent forts respectueux, et semblent très reconnaissants de ce qu’un ministre de Dieu vienne les consoler dans leur triste position .

« Dans mon ministère à Beau-Bassin, je retrouve, aussi bien qu’à la prison, des gens de toutes les couleurs et de tous les pays, mais de plus, de tous les âges et de toutes les conditions de la société, depuis le petit bébé qui vient de naître, jusqu’au pauvre vieux qui retombe en enfance, depuis le Malabar, au costume du Père Adam, jusqu’à la grande dame, habituée à porter chapeau et robe traînante, et qui a dû vendre tous ses joyaux et ses riches boucles d’oreilles, avant de se résigner à solliciter un asile dans ce refuge de toutes les misères mauriciennes .

C’est le vendredi que je vais porter quelques consolations à ces pauvres gens . Je pars à 5 h du matin, par le train de marchandises . Je voyageais d’abord avec les paquets de morues et de poissons salés, ainsi que les paniers de petits pains chauds et les sacs de la poste ; mais depuis quelque temps, on a fait une amélioration, en changeant ce dernier wagon . On l’a remplacé par un autre à double étage, dans le bas duquel on met les objets ci-dessus ; et les voyageurs, quand il s’en trouve, monte en haut . Dans tous les cas, j’ai le plus souvent pour me donner le sujet de méditation, la machine remorqueuse qui souffle sa jolie fanfare à un mètre de mes oreilles .

« J’arrive à l’asile vers 7 heures et à 7 h 1/4 je dis la Messe ; après, je confesse les grandes personnes, puis je donne la Ste Communion à qui veut la faire ; il y en a chaque fois 10, 15 ou 20 . Je vais ensuite prendre un petit-déjeuner . Puis je visite les salles de l’hôpital, pour confesser et administrer les moribonds, quelque fois aussi les baptiser, quand ils ont manifesté, en entrant, le désir de se faire catholique .

« Je fais ensuite quelques visites, si j’en ai le temps, ou quand besoin est, dans quelques quartiers de l’Etablissement . Car je ne puis pas visiter tout chaque fois, et il y a bien des quartiers que je n’ai encore jamais vus . il y a 600 âmes en tout .

« L’asile de Beau-Bassin, en effet, est peut-être plus grand que la propriété de N.D. de Langonnet ; mais c’est mieux arrondi . Tout en arrivant, on voit un long toit en paille d’environ 30 mètres de long sur 5 de large, c’est ce qui sert de chapelle et de sacristie ; autrefois, c’était un hangard . Grâce à la piété des bonnes Filles de Marie, l’autel et tout ce qui en dépend est fort bien entretenu . A 200 mètres de là, se trouvent les grandes salle de l’hôpital, où 7 de ces Filles de Marie gagnent jour et nuit de riches couronnes éternelles à soigner les misères de toute espèce de tant de misérables . Elles soignent tout aussi bien que le catholique, le protestant, l’impie, l’idolâtre, le Malabar, le chinois . Vendredi dernier, j’ai eu le bonheur de baptiser un pauvre vieux chinois .

« A une petite distance de l’hôpital, commencent les cases formant les différents camps, occupé par les diverses catégories de malheureux . Ainsi, il y a le camp des lépreux, le camp des veuves, le camp des indiens, le camp des Malabar , bien loin dans la plaine . Des fermes se trouvent encore d’un autre côté, ces fermes sont habitées par les familles tombées dans l’indigence, par suite de revers de fortune, comme j’ai dit plus haut . Les cases de ces fermes sont mieux conditionnées et moitié plus grandes que celles des camps . Dans la plupart se trouvent quatre grossiers carrés en bois, exhaussées de o, u oc. De terre, unique parquet, ces carrés servent à tendre une grosse toile en guise de lit . Et c’est l’unique meuble ; il sert de siège, de table, de lit pour les malheureux réunis dans chaque case au nombre de 3 ou 4 . Il y a souvent dans la même case un infirme, un borgne, un sourd et un aveugle . C’est comme cela qu’était, je crois, composé le personnel de celle que j’ai visitée vendredi dernier . J’allais donner l’extrème-onction à un infirme . Avant que j’eusse terminé, un pauvre indien aveugle se débrouille la tête de dedans sa couverture, et en gémissant se met à crier de toutes ses forces comme l’aveugle de Jéricho : « Papa, Papa, Larga, larga ! » Il étendait ses deux bras dans le vide, pour me chercher et me toucher . Puis, après avoir gémi un instant, voyant que je ne faisais pas attention à lui, il reprend plus fort encore « larga, larga, larga ! » Quand j’eus terminé avec mon infirme, je lui donnai ma main, et lui demandai pourquoi il voulait s’en aller de l’asile . Alors il me fit entendre qu’il avait payé son passage pour retourner dans son pays, que si on ne le larguait pas (si on ne le laissait pas partir) son argent allait être perdu . Et il répétait son refrain d’un ton suppliant, en serrant ma main dans les siennes . Je lui promis de penser à son affaire, et m’en fus faire le catéchisme .

« Autrefois, je faisais le catéchisme après la Messe . Mais le nouveau président, (un impie) a voulu appliquer les enfants au travail pendant les heures de la matinée ; et pour lui complaire, je fais à présent le catéchisme à 11 h . Il s’y réunit 60 et quelques enfants . Ceux de l’orphelinat y sont conduits par leurs directrices ; et ces directrices sont deux protestantes . Puisse la grâce de Dieu éclairer leurs cœurs et leur faire comprendre la vérité catholique, afin qu’elle ne perdent pas la récompense du dévouement qu’elle mettent à faire leur œuvre . Elles semblent écouter avec une grande attention tout ce que je dis, elles m’appellent avec empressement quand un enfant tombe malade à l’orphelinat . Mais, hélas ! le tout peut bien être fait par pure politique !

« Après le catéchisme, je confesse les sœurs ; et puis j m’achemine vers la gare, en disant mes petites heures et à 1 h ½ je suis de retour à la Communauté, que je trouve à table pour le dîner .

« Je crois pouvoir dire en toute vérité que les autres jours de la semaine sont aussi bien employés que les dimanches et les matinées du vendredi à Beau-Bassin, de sorte que les jours et les semaines passent ici comme une ombre .

« Daignez, mon Très Révérend Père, offrir à Dieu vos bonnes prières, pour que je ne travaille pas en vain, mais que toujours uni de plus en plus au cœur adorable de N.S., je sois aussi de plus en plus un fidèle dispensateur de ses mystères pour le salut des pauvres âmes pour lesquelles il a donné son sang divin . »

Tel a été à peu près, durant les neuf années qu’il a passées à Maurice, l’humble et laborieux ministère du P. Callu . Il écrivait dans une de ses dernières lettres au T.R. Père, le 19 juillet 1877 :

« Depuis ma retraite du 24 au 30 juin dernier (1877), j’avais l’intention de vous écrire . Mais ici, c’est comme dans les colonies agricoles, on a affaire à de grands enfants, qui ne nous laissent aucun moment libre . On parvient à peine à trouver un moment pour dire le St Office ; le reste du temps, c’est un va et vient continuel, au parloir, au confessionnal aux hôpitaux, à la prison, aux catéchismes, etc, etc., le temps passe avec une rapidité effrayante .

« Quant à mes sentiments intimes, ils sont toujours les mêmes ; amour et estime de la Congrégation, de toutes ses œuvres, de tous ses membres, supérieurs et autres ; désirs constants de me dépenser jusqu’au bout, dans le petit rayon que m’ont tracé et notre obédience et les circonstances de mes petites forces et capacités . »

Le bon Père se dépensa en effet, généreusement, jusqu’au bout . Les dernières fêtes de Noëlle fatiguèrent beaucoup, et à la fièvre, provenant de ces fatigues, se joignit une dysenterie qui donna de graves inquiétudes . Durant le mois de janvier (1880), le cher Père s’affaiblit d’une manière sensible . Vers la mi-février, le P. Roserot l’envoya en changement d’air à la Savane . Là, il y eut sur son état, une consultation sérieuse entre deux médecins, MM. Le Bobinée et Dardenne . Ils déclarèrent d’un commun accord, que le malade était atteint d’une cachexie paludéenne, accompagnée d’une anémie fortement prononcée, et d’un commencement d’engorgement au foie, et qu’un prompt rapatriement était pour lui la seule chance de guérison . On le fit donc partir pour la France par la malle du 26 février (1880)

Après quelques jours passés à Paris, il parut aller un peu mieux, et on l’envoya au St Cœur de Marie[9] . Mais bientôt il alla s’affaiblissant de plus en plus . Il avait une répugnance invincible pour toute nourriture, et se trouvait dans un profond état de prostration . Le 12 avril (1880), on lui donna les derniers sacrements . Il les reçut avec ferveur . Après avoir renouvelé ses vœux de religion, il demanda pardon d’une manière touchante, à tous les Pères de la Communauté des fautes qu’il aurait pu avoir commises durant sa vie religieuse ; et il exprima en même temps sa grande satisfaction de mourir dans le sein de la Congrégation .

Le lendemain, (13 / 04 / 1880) dans l’après-midi, les PP. Duby et Barillec allèrent, de Paris, voir le cher malade et lui porter la bénédiction du T.R. Père . Il la reçut avec consolation . Déjà, il se trouvait tellement affaibli qu’il pouvait à peine faire entendre une parole ; il ne s’entretenait plus qu’avec Dieu . Il rendit le dernier soupir dans la soirée, à 9 h ¼ .

Il n’a pas eu, à proprement parler d’agonie . Jusqu’à ses derniers moments, il a eu sa connaissance . Une chose qui a frappé dans la dernière phase de sa maladie, c’est qu’il chantait de temps à autre, de sa voix mourante, quelques pieux refrains, autant que pouvait lui permettre son état d’épuisement . C’était l’expression de la joie, du contentement qu’il éprouvait d’être enfin délivré de cette vie . Le lendemain, après le service funèbre, chanté par le P. Wenger, le corps du cher et regretté défunt a été porté au cimetière de la paroisse de Chevilly, en attendant qu’on puisse réunir ses restes à ceux de nos autres confrères dans l’ossuaire de la Communauté .

Le Père Cyrille CALLU, 1826-1880.
Par le P. LE MAILLOUX

Cyrille Callu est né à Aubigny, près de Falaise, le 8 janvier 1826. Durant son grand séminaire à Bayeux, il eut l'occasion de rencontrer le P. Libermann et le suivit. Ordonné prêtre à Amiens le 18 décembre 1852, il fit profession à Notre-Dame du Gard le 27 mars 1853.

Lorsqu'on quitta Notre-Dame du Gard en 1855, le P. Callu, qui en était l'économe, fut désigné pour accompagner *par mer les frères novices à Saint-Ilan (près de Saint-Brieuc), dont la.direction venait d'être confiée à la congrégation, et qui devait servir de noviciat provisoire pour les frères, en attendant son transfert à Notre-Dame de Langonnet, ancienne abbaye de Bernardins, transformée en haras par un décret impérial de 1806.

A cette époque la colonie de Saint-Ilan était dirigée par les frères Léonistes, et comptait dans les Côtes-d'Armor quelques colonies annexes ou succursales, entre autres Carlan près de Lamballe, Belle-Joie près de Loudéac, et Le-Bois-de-la-Croix que l'on venait d'acquérir. C'est là que le P. Callu commença son ministère dans ces œuvres de redressement de la jeunesse.

Le Bois-de-la-Croix ayant été rétrocédé à des religieuses, le P. Callu, après avoir donné une partie de ses enfants pour fonder la colonie de Langonnet en 1856, ne tarda pas à se rendre avec les autres à la colonie de Carlan, ancienne ferme-école du département, pour en prendre la direction, qu'il gardera jusqu'en 1865. Il fut ensuite affecté à Saint-Ilan et à Saint-Michel de Langonnet, jusqu'en 1871.

Sans négliger la discipline, les travaux matériels, l'accueil des voisins et des visiteurs, le P. Callu donnait une telle importance au salut des âmes que la divine providence lui avait confiées, qu'il en faisait le premier objet de ses préoccupations. Aussi ne négligeait-il rien pour leur apprendre le catéchisme, les prières et les pratiques de la vie chrétienne ordinaire. Sachant quelle heureuse influence exercent, sur la formation des enfants, la piété dans les cérémonies, la propreté dans la chapelle, la gravité des mouvements et le choix des cantiques pieux, le P. Callu, vrai missionnaire, donnait des soins tout particuliers pour que rien ne laissât à désirer sous ces différents rapports. Mais c'est surtout dans ses avis publics et privés, dans ses directions spirituelles, dans ses exhortations en confessions et communions régulières, que le directeur de ces colonies a obtenu le plus de succès et que s'est révélé son amour pour les intérêts et la gloire de Dieu. C'est là qu'il a fait preuve de cette piété touchante qui paraissait être chez lui comme un don du ciel.

Après une telle expérience, il était prêt, en 1871, pour sa nouvelle affectation : aller, en l'île de Maurice dans l'océan Indien, continuer I'œuvre du Bienheureux Père Laval, décédé en 1864. A Sainte-Croix de Port-Louis, il sut se faire le père compatissant à tous les pauvres, aux malades de l'hôpital et aux condamnés à la prison. En 1877, il écrivait : "Mes sentiments sont toujours les mêmes : amour et estime de la congrégation, de toutes ses œuvres, de tous ses membres, supérieurs et autres, désir constant de me dépenser jusqu'au bout, dans le petit rayon que m'ont tracé et mon obédience et les circonstances de mes forces et capacités.,,

Fatigué et malade, il a dû revenir en France. A Chevilly, il a gardé sa connaissance jusqu'au bout et n'a pas eu à proprement parlé d'agonie, il chantait de temps à autre pour manifester sa joie et son contentement d'être enfin délivré des maux de cette vie. Il a reçu avec ferveur les derniers sacrements et exprimé sa grande satisfaction de mourir dans le sein de la congrégation. Ceci se passait le soir du 13 avril 1880.

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