Le P. Eugène CHRIST,
de la Province de France, décédé à Mortain, le 11 juin 1945,
à l'âge de 73 ans, après 48 années passées dans la Congrégation, dont 44 comme profès.


Le P. Eugène Christ naquit à Steinbourg, gros village sur la Zorn, en aval de Saverne et à deux lieues de cette ville. C'est pourquoi. il se considérait comme le concitoyen du Vénérable Père, né, lui aussi, sur les bord de la Zorn, soixante-dix ans plus tôt. Il vint an monde le 1" juin 1872. Son père, cultivateur, était sacristain de la paroisse et Eugène, l'aîné des fils, fut attaché de bonne heure au service de l'église comme enfant de chœur. Il parlait peu de ses fonctions à l'autel, mais savourait ses exploits à la petite guerre entre enfants : catholiques contre protestants ou contre juifs, deux camps ennemis qui se poursuivaient sans répit après les classes et qui n’étaient jamais plus heureux que lorsqu'ils avaient acculé l'adver­saire à la rivière et lui faisaient prendre un bain forcé. Eugène était de carac­tère bouillant, ami de la bagarre, sans modération. Il racontait plus tard que dans ces échauffourées entre camarades, il avait porté de rudes coups, il n'aimait pas à dire qu'il en avait reçu.

En lisant les Annales de la Propagation de la Foi, vers l'âge de 10 ans, il sentit poindre en lui la vocation missionnaire : il en fit part à son curé, l'abbé Goehlinger, un semeur de vocations sacerdotales et religieuses, qui reconnut bientôt le sérieux de cet appel divin. L'enfant était, par ailleurs, fort bien doué, s'appliquant à l'étude avec le même entrain qu'il portait au jeu; franc, loyal, ouvert, on pouvait compter beaucoup sur cette nature.

Le curé lui enseigna les éléments du latin, lui apprit à lire le grec. Mais où allait-on placer l'enfant? Il avait un grand-oncle jésuite, le P. Bentz, qui l'attirait, et un cousin, Florent Hubsclimitt, en cours d'études à Cellule; de plus, le P. Jean Bosch, missionnaire de la Congrégation, revenu en France par suite de la fièvre jaune et résidant à Bordeaux, paraissait de temps à autre à Steinbourg, dont il était originaire lui aussi. Il vit Eugène, s'entretint avec lui et parla surtout an curé; et l'enfant, sans qu'il eût son mot à dire, fut expédié à Cellule après sa première communion, en mai 1886, par décision de M. Goehlinger.

Au Petit Scolasticat de Cellule, Eugène fut un bon enfant, un peu vif, aimant le jeu comme l'étude, sans donner le dessus ni à l'un ni à l'autre, plein d'ardeur en récréation et en classe. Plus tard, il se plaignit sans rancœur d'avoir eu des professeurs absorbés par d'autres préoccupations­ et qui donnaient à leurs cours le reste de leur temps. Il fit cependant de bonnes études, couronnées par les diplômes officiels. Sa rhétorique achevée, on le garda au petit Séminaire annexé au Petit Scolasticat. il y devint surveillant des petits et chargé de quelques classes ou répétitions. L'année d'épreuve achevée, il passa à Langonnet, au Scolasticat de philosophie et y commença sa théologie, qu'il compléta à Chevilly en 1896. Il a de bonnes notes et l’un de ses directeurs, le P. O'Gorman, le décrit fidèlement caractère brusque, un peu inégal, généreux; ses rapports avec les supé­rieurs sont empreints d'une grande franchise; avec ses confrères, ils sont faciles et aimables, malgré ce qu'il appelait lui-même les coups de boutoir inévitables, car il était prompt à la riposte sans jamais garder rancune. Ce qu'on note surtout et avec plaisir, ce sont ses capacités plus qu'ordi­naires et sa grande application an travail.

Il avança régulièrement aux saints Ordres et fut ordonné prêtre à Chevilly, le 19 septembre 1896. Après sa profession, faite le 15 août 1897, Mgr Le Roy le destina au Collège Saint-Martial, en Haïti, qui venait d'être fort éprouvé par la mort de cinq de ses professeurs, emportés par la fièvre jaune ou par la phtisie dans les dernières semaines de 1896. Le jeune P. Christ s'était proposé l'Afrique, mais accepta sans hésitation ni regret la part qu'on lui destinait.

Le Petit Séminaire-Collège Saint-Martial, fondé en 1864, était confié depuis vingt-six ans aux soins de la Congrégation du Saint-Esprit. Le P. Marcellin Bertrand en était le supérieur. De santé débile, de caractère facile, le P, Bertrand gouvernait; il releva bien souvent les petits travers du nouveau venu, quelquefois pour les reprendre, souvent pour s'en amuser. Sa douce philosophie s'accommodait du tempérament entier de ce nouveau collaborateur qui dépassait facilement la mesure, mais rentrait sans peine dans l'ordre.

Les confrères, les jeunes surtout, trouvaient dans le P. Christ un très aimable compagnon qui les égayait à bon compte par les saillies de son humeur, qui se fâchait - et il savait se fâcher pour de bon - mais qui s'apaisait dès qu'il n'entendait plus lui-même retentir sa voix claironnante.

Les élèves eurent vite fait d'estimer et d'aimer ce Père, petit de taille, raide dans sa tenue, sévère d'aspect et qui riait de si bon coeur en décou­vrant chez eux quelque naïveté. Il était fait pour vivre en société, et le fond de son âme était tout de bonté; d'ailleurs une âme de cristal dont on lisait vite tous les secrets. Pendant un an, on lui confia la quatrième et la troisième moderne. Les cours modernes, à cette époque, avaient mau­vaise réputation. Ils étaient souvent fréquentés par les élèves qui ne pouvaient réussir ailleurs ou qui étaient en retard pour leur âge par défaut de travail ou de santé robuste.

Loin de laisser percer quelque dédain, le P. Christ s'efforça de les pousser de son mieux et fit preuve de bon professeur qui sait s'adapter au milieu et tirer parti des éléments à lui confiés.. Des classes d'enseignement moderne, il passa en sixième latine, où il resta deux ans (1898-1900), puis en troisième classique (1900-1903) et en seconde (1903-1904).

Il montait ainsi par degrés, se formant lui-même par sa propre expé­rience, par les conseils qu'il demandait et par les exemples qu'il observait autour de lui. Mais son activité débordait sa classe. Le P. Louis Picarda, qui s'était fait une spécialité des études botaniques, était rentré en France en 1896, pour y mourir bientôt à Langonnet. En 1892, il avait exposé à Chicago un herbier remarqué. En 1898, le P. Bertrand chargea le. P. Christ de con­tinuer le travail. Cela consistait surtout en excursions à travers les mornes et les plaines à la recherche de plantes inconnues dans les nomenclatures. Pour qu'elles fussent utiles, ces courses exigeaient un homme qui connût la botanique, sût distinguer les plantes et possédât une notion assez exacte des découvertes déjà faites. Le caractère enjoué du Père, sa disposition à rendre service, le faisaient bien accueillir dans les presbytères d'où il rayonnait par monts et par vaux. Et son butin recueilli, il rentrait à Saint ­Martial, ses boîtes pleines, pour étudier les échantillons rapportés, les traiter, assurer leur conservation et les expédier aux correspondants d'Europe. Après étude sérieuse, ceux-ci lui signalaient les espèces nouvelles que contenait sa récolte : c'était toute sa récompense et il s'en contentait à la pensée qu'il avait apporté son petit tribut à la Science.

Une autre fonction lui revint : celle de cérémoniaire - aux offices pontificaux de la cathédrale de Port-au-Prince. L'archevêque, Mgr Tonti, était fort solennel quand il célébrait en publie; le P. Christ s'efforçait de bien faire, sans pouvoir cependant se départir, d'une certaine raideur qui choquait un peu le prélat. Celui-ci, très aimablement, le lui faisait remarquer, et le cérémoniaire acceptait de son mieux non sans garder pourtant quelque humeur.

En dédommagement, le Père était chargé du service religieux de la chapelle Saint-Louis de Turgeau. Il garda cette aumônerie sept années entières. C'était un poste pour Pères d'âge mûr; le P. Bertrand n'hésita pas à y nommer le jeune P. Christ, qui fit très bien. Ses relations avec les familles distinguées du quartier furent tout de suite très cordiales et très dignes; avec les petites gens qui fréquentaient la chapelle, il se montra condescendant, aimable et prévenant. Il se forma dans ce milieu varié à des habitudes de bonne tenue et de simplicité tout à la fois, ce qui lui assura plus, tard un grand succès près des personnes qu'il fut appelé à fréquenter, pendant la guerre, par exemple. Bruyant et rieur parmi ses confrères, il n'était plus le même homme quand il montait à son aumônerie. il y gagna encore d'un côté par les conversations auxquelles il prenait part, avec des esprits mûris par l'étude et la fréquentation du monde. Très observateur, il en rapportait des aperçus très larges sur la conduite des hommes et sur les événements; c'est là qu'il acquit le sens de la philo­sophie de l'histoire, car rien ne lui échappait et, dans les remarques parfois les plus banales sur les lèvres d'un aimable causeur, il puisait de quoi alimenter ses réflexions d’ordinaire très justes et souvent profondes. A Turgeau, dans Jes salons, il se faisait disciple, écoutait et apprenait.

Aux vacances de 1905, le P. Paul Benoît, qui avait remplacé le P. Ber­trand à la tête de la maison, lui accorda un congé en France après huit ans de séjour à Port-au-Prince. Durant ce stage, il s'était acclimaté, grâce à une grave maladie qui calma nu peu ses juvéniles ardeurs, mais qui. avait inspiré des craintes pour sa vie. Il fut sauvé par la longue patience et le dévouement sans borne d'une religieuse de Saint-Joseph de Cluny. Il n'en restait plus de trace à son retour en France.

Il revit Saverne et sa famille et passa plusieurs semaines à Paris. Quand il avait quitté la France, en 1897, il n'avait pas d'idées bien arrêtées en politique. Il n'avait pas encore réfléchi; bon Français, il tenait un peu trop à la République, qui était pour lui la France. Il cachait si peu ses sentiments, qu'à Port-au-Prince il fit scandale dans une réunion très mêlée, présidée par le Ministre de France, en criant seul, de sa voix bien timbrée, un « Vive la République » qui resta sans écho et glaça l'assistance : c'était un jour de 14 juillet.

Il avait évolué depuis., La politique du Gouvernement contre l'Eglise acheva de changer ses idées et, bientôt, il allait devenir un fervent de l’ « Action Française », à qui il pardonnait ses excès de polémique pour son attachement au passé des rois.

Comme il avait entrepris de prendre la qualité de Français - car il n'était jusque-là qu'expatrié - et comme il faisait des démarches en ce sens, il rencontra un fonctionnaire aimable qui se mit à discuter avec lui de la valeur du régime républicain tel qu'il existait. Le fonctionnaire montra qu'il r'était pas farouche partisan du statu quo; le Père plaida la grandeur de l'ancienne France, et tous deux se piquèrent si bien au jeu qu'ils en oublièrent le but de l'entrevue. Quand le Père fut reparti en Haïti, au milieu de 1906, les papiers n'étaient pas prêts, et quand ils le furent, on s'aperçut que le destinataire avait oublié de laisser son adresse. Il avait sans doute parlé de son pays de Noirs, mais sans qu'on eût pris garde aux détails. L'enveloppe qui lui portait sa qualité de Français, dûment recou­vrée, fit le tour de toutes les colonies d'Afrique qui n'étaient pas françaises et, parvint, après de longs retards, à Port-au-Prince.

Avant soit départ de Saint-Martial, en 1905, il avait été nommé pro­fesseur d'histoire et de géographie. Le P. Benoît, en effet, en venant prendre la direction da la Maison, en 1903, avait pour mission, en vue de diminuer le nombre des professeurs, d'attribuer. à chacun, non plus une classe où il enseignât toutes les matières, mais une spécialité dans plusieurs classes.

Ce système avait ses avantages et ses inconvénients; le P. Benoît lui-même, en quittant son poste, en 1909, était déjà revenu en partie à: l'ancien usage.

L'enseignement de la géographie plut au P. Christ; il se délectait dans ses cartes et atlas, avait la mémoire facile et citait noms et chiffres en abondance. Il fut surtout gagné par l'aspect humain de cette science : la géographie humaine avait ses préférences sur la géographie descriptive. En même temps, l'histoire le ravissait de plus en plus; il comblait les lacunes de sa première éducation à Cellule par l'étude du rôle des hommes célèbres. Aussi sa conversation ordinaire y gagnait-elle en intérêt à mesure qu'il faisait ses découvertes. Aucun pédantisme en lui : il n'étalait pas ses connaissances, mais les moindres allusions éveillaient de précieux souvenirs, et c'est avec feu qu'il faisait valoir ses réminiscences, au grand avantage de ses interlocuteurs.

Dans cette seconde phase de son professorat, il s'appliqua avec plus de soin à la politique contemporaine. Il était de ceux qui épient, chaque soir après la classe, les feuilles relatant les nouvelles du jour; il les lisait et les commentait souvent avec forte coups de poing sur la table. Mais quand arrivait le courrier d'Europe, le Père se jetait sur les journaux vieux de quinze jours on trois semaines. Chez lui, ce n'était pas vaine curiosité ou recherche, de nouvelles plaisantes, mais presqu’une étude qui lui emplissait l'âme de joie ou de rancœur. .Il s'était fait une bibliothèque d'histoire et de géographie et suppliait qu'on n'y touchât pas et qu'on lui réservât les livres surchargés de ses notes, car pour lui, aucun exposé n'était complet; et souvent, le texte primitif de ses manuels était tellement encombré de ses observations, que lui seul pouvait encore se servir de ces exemplaires. Après avoir enseigné cinq ou six ans l'histoire et la géographie, on lui confia la classe de philosophie, et il montra qu'il était encore plus apte en cette matière que dans les sciences historiques. Plus encore que par le passé, il illustra ses manuels de ses commentaires; il était penseur original et quel auteur aurait pu le satisfaire? surtout eu matière si complexe? Il n'hésita jamais à s'enfoncer dans le dédale des systèmes divers inventés par les philosophes modernes et contemporains. Il le faisait par nécessité d'examens et aussi pour rendre compte à ses élèves des fluctuations de la pensée. Mais il n'était pas encombré ni par la multiplicité ni par les diver­gences; il faisait de la philosophie thomiste le fond de son enseignement et y rapportait toutes les variations qu'il exposait. Il forma ainsi des dis­ciples munis d'une doctrine fondamentale sûre, claire et solide, et en même temps capables de juger, sommairement du moins, des élucubrations variées de l'esprit moderne. Le travail de synthèse qu'il pratiquait à cette occasion pesait surtout sur lui; il se contentait d'éclairer le manuel classique par ses aperçus lumineux sur la philosophie médiévale qui restait son phare. Par là il donnait à son esprit le complément de formation qu'il avait acquise dans l'étude des langues et des lettres classiques et dans l'histoire.

Il travaillait beaucoup par goût naturel et par devoir; et il nous tarde de mettre en relief son culte du devoir. Il prenait ses fonctions à cœur et préparait ses classes avec le plus grand soin, sans se fier à la facilité de sa mémoire. Au-dessus de son devoir de professeur, il plaçait bien haut son devoir de prêtre et de religieux. Très régulier à prendre part à tous les exercices de communauté, il s'acquittait avec grand soin de son office et de sa messe. Il ne manifestait pas de piété sensible, mais une application sérieuse à tous ses exercices spirituels. Il lisait le Nouveau Testament en grec, le méditait et s'en nourrissait. Les exemplaires à son usage, ainsi que son bréviaire, avaient le dos cassé, la couverture brisée, écornée, qu'importe! Son attention au texte aurait pu se mesurer à l'effort de ses doigts pour maintenir le volume à sa portée. Il avait acquis une connaissance étendue de la sainte Écriture. A l'entendre parler, on ne s'en serait pas douté, car il évitait de faire étalage de son savoir; il n'en avait même pas l'idée. Il en jouissait pour lui comme il jouissait de ses lectures religieuses, philoso­phiques et historiques.

On ne sera pas étonné, après ce que nous venons de dire, qu'il ait exercé une grande influence sur toutes les personnes qu'il eut l'occasion de rencontrer. La guerre allait en effet le transporter de son milieu paisible de Saint-Martial en des cercles très différents d'éducation et d'esprit. Pour ses confrères plus âgés, ou ses contemporains, il restait ce qu'il avait toujours été, rieur, disputeur, aimant la plaisanterie bruyante, se fâchant quelquefois, mais sans suite inquiétante. Près des personnes vers lesquelles il se sentait attiré en vue du bien à faire, il changeait d'aspect et se montrait réservé, délicat, insinuant.

Le 2 août 1914, le Ministre de France près de la République d'Haïti se présenta à Saint-Martial vers l'heure de midi et réunit autour de lui ses ressortissants pour leur annoncer la prochaine levée des réservistes. Il était très ému, comme ceux qui l'écoutaient. Le P. Christ ne put s'empê­cher de crier : « Vive la guerre! » Le Ministre le conjura de ne pas parler ainsi. Mais le Père voyait déjà le retour de l'Alsace à la France et le changement d'un régime persécuteur de l'Église depuis nombre d'années et qu'aucune calamité n'avait assagi.

Le P. Christ fut mobilisé et, le 23 août, les partants s'embarquèrent sur le Porto-Rico au milieu de la sympathie de la ville entière. A bord, pendant toute la traversée, on recevait les nouvelles. Ces journées de voyage furent des journées bien tristes; les armées françaises reculaient vers la Marne, Paris était menacé. Mais à l'arrivée à Bordeaux, le 8 septembre, ce fut un soulagement d'apprendre la résistance des troupes et le redresse­ment du front.

N'ayant pas accompli son service militaire depuis sa naturalisation, le Père fut versé parmi les bleus de la classe 14, à Ancenis. Il fut bien vite remarqué, ce « petit bleu aux lunettes d'or » qui se prêtait de si bonne grâce à tous les exercices. Il gagna toutes les sympathies, fut respecté des jeunes et bien reçu par tous. On l'exempta bientôt des marches qu'il était incapable de suivre, et, au bout de trois mois, on l'affecta à un groupe de brancardiers, à Nantes, d'où il fut dirigé sur Berck-Plage. Il y fut planton de l'adjoint au médecin-chef. En course toute la journée et par tous les temps, il rentrait le soir tout courbaturé et dormait bien. Puis il entra dans un bureau, fit des listes comme il en faisait à Saint-Martial au temps où il était préfet d'études.

A Ancenis, il avait logé chez une dame âgée, qui garda de bonnes relations avec lui. A Berck, il se fit de même des amis, non pas tant parmi les médecins officiers, que dans les hôpitaux. Il avait son lit dans une institution et disait la messe dans la chapelle de cette maison. Il devint l'ami des malades, des directrices, et se fit tant de bienfaiteurs et bien­faitrices qu'il ne manqua jamais de rien. Neuf mois plus tard, il se rendait le témoignage d'avoir vécu non pas dans l'atmosphère d'une caserne, mais dans celle d'une pieuse famille. Très occupé par son service, il trou­vait encore le temps de lire les journaux et de travailler; il bouquine les ouvrages de Jacques Maritain, de Mgr Elie Blanc, mêlant ainsi aux préoccu­pations du temps les plus sérieuses spéculations.

En septembre 1915, en vertu de la loi Dalbiez, il est renvoyé à son dépôt de brancardiers, à Nantes; puis il passe à Limoges, où il est maintenu infirmier, et part enfin pour le front, affecté à la première ambulance de la 89' division, à 4 kilomètres des tranchées. Il a des loisirs, échange des idées et s'élève avec énergie contre les partisans de la paix à tout prix. Dans un autre ordre d'idées, il se méfie de l'Union sacrée : il craint que les catholiques ne soient dupes des adversaires.

Quand il fut question de former un groupe d'interprètes, on lui laissa entendre qu'à ce titre il pourrait être envoyé sur le front d'Alsace. L'espoir de se rapprocher de sa famille le décida à s'offrir pour ces nouvelles fonc­tions. Son père et sa mère vivaient encore à Steinbourg, et c'est de leur sort qu'il était inquiet. Sa mère lui écrivait bien de temps en temps, et c’est ainsi qu'il apprit la mort, à la guerre, de neuf des siens et la capture par les Russes de son frère mobilisé dans l'armée allemande. Ah! s'il pou­vait du moins revoir ses vieux parents!

Pour devenir interprète, il lui fallut subir des examens et renouveler ses connaissances en langue allemande. Enfin nommé interprète, il fut envoyé, le 1" mai 1916, dans un poste d'écoute improvisé, en première ligne, où l’eau suinte le long des rondeaux de bois qui ferment les parois; les pieds dans la boue, l'écouteur aux oreilles, il passe ainsi ses journées de printemps avec ses compagnons qui se relaient à l'appareil. Le 4 juillet, il arrive à Venizel, sur l'Aisne, dans un poste mieux aménagé; mais il ne peut plus dire la messe que cinq fois par semaine. e Je ne m'abrutis pas, écrit-il : sainte messe, bréviaire, rosaire, évangile. Étonnant comme je comprends ces passages tant de fois lus. Il est vrai, j'ai tout le temps d'y réfléchir, de comparer. J'annote : vous connaissez ma marotte! De plus, j'ai une petite bibliothèque sur étagères, entre deux poteaux de la cagna, au pied de mon pieu. » Il écrit à ses amis, à ses confrères, à des adver­saires de rencontre. « An repas, la semaine dernière, j'ai fait la rencontre d'un collègue du Midi, 30 ans, célibataire - je lie dis pas moine - qui m'a l'air d'un défroqué; il me cite trop d'expressions théologiques et de textes scripturaires. D'éducation catholique, il a versé dans la franc­maçonnerie, dans laquelle il a le grade de « vénérable ». Il est enragé pour discuter avec moi sur le naturalisme le plus radical, le matérialisme à la Charcot, de doctes bêtises. Rentré à son poste et moi au mien, le voilà qui entame une correspondance avec moi pour continuer cette guerre d'idées. Je veux voir et il faudra bien qu'il se confesse à moi, pas sacra­mentellement, malheureusement! »

Après un an à ce poste d'écoute, sans changer d'affectation, le P. Christ passe au- 2e Bureau S. E. D. (Service d'Exploitation des Documents alle­mands saisis sur les prisonniers, 30 avril 1917).

« A la fin de la journée, écrit-il, on a la tête rompue et les yeux tirés; monotone au possible, ce petit travail quasi microscopique! » Et il ajoute « Messe tous les malins; je n'arrive plus à réciter le bréviaire tous les jours. »

Le 30 juin, il reprend son poste d'écoute. Le 28 août, il note : Vingt et un jours sans messe, la première fois depuis trois ans! » C'est bien pénible pour lui. Bientôt cependant il a rétabli son matériel et dit à nou­veau la messe bien régulièrement. L'hiver se passe ainsi aux environs de Soissons. Au 11 mars 1918, le Père est devant Reims et obtient de l'avan­cement : il est interprète stagiaire avec le grade d'adjudant-chef. Le service est désormais moins pénible et laisse libres de longues heures, toutes employées à la lecture, à la prière, à la conversation avec tous ceux qui laissent entrevoir quelque attention aux choses sérieuses.

Sur la fin de la guerre, le Père tient à remarquer qu'il n'a pas encouru d'irrégularité pour mort d'homme : il ne s'est jamais servi d'une arme. Enfin, les événements se précipitent et, quand la guerre se termine, le Père, promu officier interprète, reçoit la croix de guerre avec cette citation : « Christ Eugène, officier interprète de 3' classe, de l'Etat-Major de la 5' Armée, 21 Bureau. Alsacien d'origine, ayant opté pour la qualité de Français, a, pendant toute la campagne, rendu les services les plus pré­cieux dans les postes d'écoute spéciaux et dans les fonctions d'interprète. »

Le Père ne fut pas démobilisé dès la fin de la guerre, mais passa d'abord à Neufchâteau, dans le Luxembourg Belge, puis à Boppard, sur le Rhin, remplissant dans l'un et l'autre lieu ses fonctions d'interprète. Rendu enfin à la liberté, il songea à regagner Haïti.

En 1919, il était question d'abandonner l’œuvre que nous y avions, ou du moins, de la réduire à des proportions plus humbles, par manque de personnel. Le Père en était affligé : « Pauvre Saint-Martial! Toute notre activité! Nos plus belles années! Que c'est triste de dire adieu à tout cela!

La maison ne fut cependant pas fermée et conserva sa destination d'avant-guerre. Elle allait même connaître une prospérité toute nouvelle, compléter ses bâtiments par une chapelle spacieuse et élégante, élargir ses locaux pour~recevoir plus d'élèves que jamais.

Le P. Christ, rentré en février 1920, y reprit la préfecture des études et y ajouta la préfecture de discipline. Il redevint professeur de philosophie jusqu'en février 1926 et enfin succéda comme supérieur au P. Lanore, en septembre 1927.

Cette seconde période de sa vie est plus monotone que la précédente. Il fait désormais partie de l'administration et la dirige. Il n'a rien perdu de sa spontanéité et de son allant, mais sa position le force à se modérer. Ses qualités naturelles ne s'estompent pas pour autant; il garde ses talents acquis et les met au service d'une oeuvre qu'il aime de toute son âme.

C'est l'époque où il donne le mieux sa mesure. De 1920 à 1926, dans la maturité de son âge et de ses moyens, le P. Christ se donne tout à ses élèves. C'est l'époque où la Maison reçoit plus de 700 enfants -- il n'y en avait guère plus de 500 en 1914 et, au cours de la tourmente, le nombre était tombé à 300.-On bâtit la chapelle dédiée au Saint Cœur de Marie : la première pierre en est posée le 26 novembre 1922 et la dédicace a lieu le 25 janvier 1925, juste quatre-vingts ans jour pour jour après la dédicace de la première chapelle élevée parmi nous au Saint Cœur de Marie à La Neuville, par le Vénérable Père (1845).

Mais la santé du P. Christ nécessite des soins spéciaux; il rentre en France en 1926 et est admis à la clinique Sainte-Odile, à Strasbourg, d'où il sort avant d'être guéri. Il passe les mois de janvier et février 1927 à la Communauté de Monaco, à la demande instante du Prince qu'il a connu intimement pendant la guerre.

Il prend part, comme délégué suppléant d'Haïti, au Chapitre Général de 1926. Ce lui fut une grande consolation de voir de près celte assemblée où se traitaient tant de questions l'intéressant au plus haut point.

Il subit, pendant son congé, une dure épreuve pour son esprit tout d'une pièce : la condamnation de l' « Action française ». Il se soumet sans réticence, mais non sans quelque chagrin. Sans lire le journal, il gardait cependant des relations avec quelques-uns des dirigeants du parti qu'il aurait voulu ramener à de meilleurs sentiments.

Déjà, il n'était plus question de le renvoyer en Haïti quand le brusque retour du P. Lanore changea ces dispositions. Le P. Christ fut, nommé supérieur intérimaire et repartit, en septembre 1927, pour rejoindre le poste qu'il devait tenir dix ans encore.

Il gouverna la maison au milieu de difficultés salis cesse renaissantes. Sa santé fléchissait sans qu'il s'eu doutât et le privait de ses moyens. L'Administration de l'Instruction publique se faisait tracassière et une foule de préoccupations sollicitaient l'attention du Supérieur qui se fati­guait à la longue. En 1931-34, le Père revint une fois encore en France, pour passer de nouveau quelques semaines à la clinique Sainte-Odile; il fit une saison à Contrexéville, assista son père mourant - sa mère était morte en 1931 - et rentra à Saint-Martial en 1934.

Trois ans plus tard, la maladie le força à entrer à l'Hôpital Général de Port-au-Prince (juillet 1937). Manifestement, il ne pouvait plus suffire à ses fonctions, et la Maison-Mère lui donna comme remplaçant le P. Goré, qu'elle destinait depuis quelque temps à Saint-Martial. Ce fut un rude coup, dit-on, pour le P. Christ. L'impression qu'il ressentit, an premier abord, fut certainement pénible : on ne s'avoue pas facilement sa propre déchéance et l'on n'abandonne pas de gaîté de cœur une Communauté où l'on a vécu quarante années d'un labeur continu. Mais ce fléchissement fut l'affaire d'un moment et la résignation fut joyeuse et sans défaillance.

Le Père ne quitta Port-au-Prince qu'en avril 1938, après un nouveau séjour de deux mois à l'hôpital. En France, il se soigna à Contrexéville et à Vichy et put encore assurer, en septembre 1938, la direction de la Communauté de Saverne : il était d'ailleurs bien secondé par un personnel de choix. -

Cette fois, ce fut la guerre qui le chassa.
Il se montra très accueillant pour les troupes françaises qui affluèrent dans la ville aux approches et au début des hostilités; puis l'occupation allemande surexcita ses susceptibilités patriotiques. Il était prudent qu'il se retirât. Les démarches, à cet effet, furent assez épineuses et aboutirent à la fin de 1940.

Rentré à Paris, on l'envoya à l'Abbaye Blanche (Mortain) comme père spirituel. A Saverne, il s'était accommodé sans peine et sans regret inutile a son milieu; à Mortain, il fit de, même et prit son sort avec gaîté. Père spirituel, il se mit au service de la Çommunauté, très réduite, et exerça son ministère dans les paroisses voisines, par la prédication et les confessions. Il avait toujours été fort original comme prédicateur, d'une originalité qui plaisait beaucoup parce qu'elle était faite, d'à-propos, de compréhension de l'auditoire et surtout parce que sa prédication était nourrie de la plus pure sève du Nouveau Testament. Il garda ce genre jusqu'au bout.

Durant l'occupation ~allemande, il devint l'interprète nécessaire entre les officiers ennemis, d'une part, et, d'autre part, la municipalité de Mortain et la Communauté. Il y fallut du tact et du calme : le Père n'en manqua pas. Autrefois, malgré son sang bouillant, il avait su, en diverses circonstances, s'adapter aux situations délicates.

Au mois d'août 1944, la bataille de Mortain lui donna l'occasion d'exercer sa charité envers les réfugiés à l'Abbaye Blanche, surtout pendant, la terrible nuit du 6 août, où l'on attendait de minute en minute soit l'incendie, soit le bombardement.

Quatre mois plus tard, le Père était frappé de paralysie : la tête restait libre, la langue aussi; mais les membres étaient inertes d'un côté et ne rendaient guère de services de l'autre. Le P. Christ se résigna à se laisser soigner comme un impotent. Il savait reconnaître les attentions empressées qu'on avait pour lui. Il demandait qu'on lui fît des lectures toutes de piété ou de haute tenue littéraire, qu'il interrompait parfois de réflexions humo­ristiques, souvent très élevées, qui révélaient le fond très riche de l'édu­cation qu'il s'était donnée.

Il arriva ainsi au mois de juin 1945. Longtemps il avait eu pour supé­rieur le P. Rigault, qui lui avait témoigné un intérêt dont il était recon­naissant; dans ses derniers mois, ce fut le P. Soul qui fut à la tête de la Communauté et montra à son malade un dévouement sans borne.

Le dimanche 10 juin, au soir, on constata un changement dans l'état du P. Christ. La nuit fut agitée; la fièvre montait.

Le lendemain, le Frère Infirmier et les Sœurs qui lui faisaient chaque jour les pansements, constatèrent que la grande plaie du dos était puru­lante et noirâtre; l'abdomen était ballonné, des vomissements noirs se produisaient. Sur l'offre du P. Supérieur, le malade accepta de se con­fesser immédiatement. Il avait parfaitement conscience de son état et dit : Ita, Pater, quoniam sic fuit placitum ante Te. Il demanda ensuite son cru­cifix, fit son chemin de croix et se prépara à la mort.

La Communauté se réunit dans sa chambre vers 18 h. 30. Le Père, qui gardait toute sa connaissance, essayait encore de parler. Le Père Supé­rieur lui fit renouveler ses vœux de religion et lui donna l'Extrême-Onction. On lui porta ensuite le Saint Viatique qu'il put encore recevoir.

Après quoi, la Communauté se rendit à la chapelle pour les exercices du soir, laissant le malade aux bons soins d'un Scolastique en villégiature qui, chaque jour, à celte même heure, faisait avec lui les exercices de Règle. Pendant la récitation du chapelet, le Père, de ses doigts tremblants, égrenait les Ave avec une parfaite régularité et aurait voulu prononcer les paroles. Les prières vocales de la visite an Saint Sacrement suivirent. Bien ne faisait prévoir une fin immédiate. Cependant le fidèle gardien du Père eut l'idée, sans trop savoir pourquoi, de commencer la prière du Rituel : Proficiscere anima christiana. Les litanies des saints furent ensuite récitées et le malade montrait qu'il suivait chaque invocation. C'est au cours de l'une des oraisons que le cher Père, tout doucement, rendit le dernier soupir.

A.C.

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