Le Père François DARGNAT,
1859-1936


Le P. Dargnat naquit le 17 janvier 1859 à St-Etienne. Dès l'âge de six ans, orphelin de père et de mère, les Sœurs; de Saint-Vincent de Paul l'acceptèrent dans leur orphelinat.

Après sa première communion, sur son désir de devenir prêtre, elles le confièrent à l'aumônier, pour les premières leçons de latin, et au petit séminaire jusqu"en troisième. Mais la Sœur supérieure, mécontente de ses notes, le retira du séminaire et le mit en apprentissage chez un sellier. Il y resta quatre ans, sans jamais pouvoir se consoler d'avoir abandonné ses études, incapable de s'accoutumer à la grossièreté du monde où il travaillait.

Ayant obtenu de rentrer à l'orphelinat, il donna satisfaction aux Sœurs en tous points, et, après avoir longtemps prié, il sollicita la faveur de poursuivre ses études dans la congrégation du Saint-Esprit, où l'avait précédé son condisciple Berthon.

La Sœur appuya sa demande d'entrer dans notre scolasticat de Cellule. M. Berthon, dont il devait un jour trouver la tombe à Teffé, y fut son introducteur ; il dut toutefois attendre durant un an la concession de la faveur demandée.

Il avait donc vingt et un ans quand il entra à Cellule, où il acheva ses études en trois ans. Entre temps, il avait été réformé par le conseil de révision, à cause de sa petite taille. Il poursuivit ses études à Chevilly, sans accroc. Ordonné prêtre le 6 novembre 1887, il fit sa Profession et sa Consécration à l'apostolat, le 26 août 1888.

Sa première obédience fut pour le collège de Braga, en Portugal. Il y éprouva de grandes difficultés pour apprendre la langue, qu'il ne réussit jamais à bien s'assimiler, quoiqu'il ait eu à la parler pendant une cinquantaine d'années.

On le nomma professeur de français et de dessin ; il remplit ces fonctions avec beaucoup de conscience, quoique sans enthousiasme, uniquement guidé par des vues surnaturelles.

" Vous m'avez envoyé à Braga, écrivait-il au T. R. Père, j'y suis venu avec une complète indifférence ; vous me diriez de partir, dans cinq minutes je partirais, tout aussi tranquille que le premier jour que j'y suis venu.

Il sut toute sa vie se maintenir sur ce plan surnaturel, non sans avoir parfois des luttes violentes à soutenir dans son intérieur ; mais il se livrait à la prière, et ne laissait rien paraître de ses difficultés, car il était pieux, tenace, fidèle et persévérant.

En 1895, il est au collège Sainte-Marie de Porto, comme économe et professeur de dessin. Braga l'avait vu partir avec un grand regret, et fut heureux de le recevoir à nouveau l'année suivante. Il y resta comme professeur jusqu'en 1909. Le collège en pleine prospérité comptait jusqu'à 280 élèves dont 211 internes.

Puis il revient à Porto, où on lui redonne les fonctions d'économe. Le Collège de Sainte-Marie comptait alors 410 élèves, dont un grand nombre recrutés dans l'aristocratie et la bourgeoisie de tout le royaume, ainsi que parmi les fils des Brésiliens enrichis. Le P. Dargnat y développa une très grande activité : il construisit des salles de bain, qu'il surmonta de huit chambres confortables pour le personnel enseignant ; il dota le collège d'une grande salle de fêtes, qu'il meubla avec le mobilier et les décors d'un grand théâtre lyrique en liquidation.

C'est à cette époque probablement, que se place un épisode macabre de sa vie, dont il avait conservé un assez vif souvenir et qu'il aimait raconter. Au cours d'une maladie, il tomba en léthargie. Tout le monde le crut mort. Le Frère menuisier vint prendre les mesures de son petit corps pour fabriquer le cercueil. Lui pourtant se rendait compte de tout ce qui se passait autour de lui. Il avait entendu le verdict inexorable du médecin ; il entendait son éloge funèbre et l'expression des regrets qu'il laissait derrière lui ; mais il ne pouvait ni parler, ni se remuer, ni protester d'aucune manière. On plaça près de son lit les chandeliers allumés, et les confrères se succédèrent dans sa chambre pour la veillée funèbre, quand soudain il reprit ses sens, et mit en émoi toute la communauté, qui le vit revivre avec joie.

On était alors à la veille de la rentrée scolaire d'octobre 1910. En prévision d'un nouvel afflux d'élèves, on avait acheté une propriété attenant au Collège. Le P. Dargnat y avait aménagé des salles de classe et des infirmeries spacieuses et confortables. On allait pouvoir marcher de l'avant, lorsque, bousculant tous les calculs, la Révolution éclata. Les Pères, grâce à leur nationalité étrangère, ne furent point malmenés comme ceux de Cintra ou de Camide ; mais ils furent bannis de la République, et le supérieur fut contraint de licencier les élèves et de fermer le Collège.

Le P. Dargnat ne traîna pas longtemps dans les Communautés en France. La Préfecture apostolique de Teffé venait d'être fondée. La Révolution avait éclaté à Lisbonne au lendemain du départ de Mgr Barrat pour l'Amazonie. Le P. Dargnat s'embarqua lui-même pour Teffé le 2 janvier 1911, en compagnie des PP. Fritsch et Krauss et du F. Boaventura.

C'était pour la nouvelle Préfecture une précieuse acquisition. Le Père Dargnat fut immédiatement nommé économe de Boca do Teffé, fonctions qu'il remplit à la satisfaction de tous jusqu'en juillet 1915. Il savait ajouter à ses fonctions normales mille petites occupations qui lui permettaient de rendre des services signalés, en particulier dans le ministère. Il était très habile de ses doigts et n'avait pas son pareil dans les petits travaux d'ornementation.

En juillet 1915, des maux de tête continuels l'obligèrent à rentrer en France, malgré les sous-marins qui infestaient l'Atlantique. Il y resta deux ans et sut, tout en se soignant, rendre des services signalés au collège du Saint-Esprit de Beauvais, dont la mobilisation du clergé séculier nous avait amenés à ré-assumer la direction.

Dès qu'il fut rétabli, sans attendre la fin de la guerre, il répondit à l'appel du Préfet apostolique et reprit son poste d'économe en décembre 1917. En cette qualité il eut beaucoup à faire pour pousser à la construction du palais du Préfet apostolique et du petit séminaire, dans la ville de Teffé, si bien que les travaux étaient finis en 1921 et que le Préfet pouvait s'y installer.

Mais déjà le P. Dargnat n'était plus à Teffé. Il avait accepté de remplacer, à Fonte-Boa, le P. Parissier définitivement rapatrié. Dès le début de 1921, à l'âge de 62 ans, il allait s'initier au ministère paroissial, à la vie solitaire à 200 kilomètres des confrères, et aux voyages en canot le long du moyen Amazone et de ses affluents. Il s'en tira à merveille. Il trouva une chapelle en ruines ; il en laissa une toute neuve, meublée de tout le nécessaire et ornée de statues dont quelques-unes étaient son œuvre.

C'est en effet pendant cette période d'isolement qu'il mit à profit ses loisirs pour apprendre l'art de la statuaire, qu'il devait ensuite continuer, répondant ainsi excellemment au goût prononcé des habitants de l'Amazonie pour les statuettes de saints.

En 1925, Mgr Barrat mit fin à sa solitude en le rappelant à Boca do Teffé où il assuma toute la direction de l'établissement et le ministère paroissial pendant deux ans.

A l'arrivée de nos confrères allemands, il vint s'établir à la ville pendant deux ans. Puis, à leur départ pour le Cruzeiro, il retourna à Boca do Teffé oû, avec l'aide du seul F. Philibertus, il reconstruisit la maison et ouvrit une école primaire, en remplacement de l'orphelinat désormais supprimé. Il partagea ses dernières années entre le séjour habituel à Teffé et la desserte hebdomadaire de la chapelle de Boca do Teffé dont il garda la surveillance de la maison, et parvint ainsi, malgré sa petite santé, malgré sa grande austérité, ou peut-être à cause d'elle, jusqu'à l'âge de soixante-dix-sept ans, sous la zone humide et brûlante de l'équateur américain, que la forêt vierge, les grands fleuves et les marais innombrables entretiennent dans une atmosphère de serre chaude.

Voici un extrait du récit de ses derniers moments, tel que nous l'écrit le P. Fritsch, qui partit avec lui en 1911 et qui n'est pas encore revenu, malgré ses longs voyages au Tarauaca et ses longues périodes d'isolement:

" Vers le commencement du mois de mai, peu après le départ de Mgr Barrat pour un voyage de ministère, le P. Dargnat nous revint de Boca do Teffé, en se plaignant de violentes douleurs aux entrailles et au foie. En outre, une affection de la gorge qui depuis quelque temps lui causait une sorte d'extinction de voix et lui rendait la déglutition difficile et douloureuse, se trouvait sensiblement accentuée. Autant que le permirent les ressources médicales du pays, tous les soins les plus dévoués lui furent prodigués, tant par les confrères que par les zélées Sœurs Franciscaines Missionnaires de Marie ; mais rien ne put enrayer le cours de la maladie, dont les douleurs paraissaient intolérables au patient. " Oh! que je souffre ! Quel affreux martyre ! soupirait-il.

" Il reçut les derniers sacrements, en toute connaissance et dans une sainte et parfaite résignation. Ce qui lui coûta le plus, ce fut de ne pouvoir avaler la sainte Hostie et d'être ainsi privé du viatique des mourants.

" A partir du 14 mai, il fallut le veiller nuit et jour. Mais l'estime dont il jouissait auprès des familles de la ville et des environs lui valurent de nombreuses visites et beaucoup de preuves de dévouement. La veille de l'Ascension le cher malade perdit plusieurs fois connaissance. Il passa la nuit suivante dans une sorte de coma.

" Au retour de la messe de la Fête, les Pères, les Frères et séminaristes se réunirent à son chevet pour réciter les prières des agonisants, et il rendit imperceptiblement le dernier soupir pendant l'examen particulier, ayant à ses côtés son vieux compagnon de Portugal et son ami, le cher F. Boaventura, et deux séminaristes. L'âme du bon Père s'en était allée assister à l'entrée triomphale du Sauveur dans le royaume céleste, et recevoir elle-même la récompense d'une vie tout entière dépensée à la gloire de Dieu, dans les exercices d'une sincère humilité, d'un profond dévouement, et d'une fervente piété. " C. Tastevin

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