Le Père Jules DARMONT
de la Province de Belgique
décédé à Gentinnes (Belgique) le 6 juillet 2003 à 76 ans
LE VINGTIEME ANNIVERSAIRE DU MASSACRE DE KONGOLO (1er janvier 1962)

Les Spiritains sont arrivés pendant les années 1907-1909 dans la partie orientale de l'actuel Zaïre. Ils ont contribué, pour leur part, à faire de cet immense pays la plus grande communauté catholique d'Afrique. Dès 1960, à la veille du massacre de Kongolo, l'Eglise congolaise avait déjà plus de 4 millions de catholiques; elle en compte actuellement Il mil­lions, sur 26 millions d'habitants, et la grande majorité des 48 évêques sont Zaïrois.

En 1961, les Spiritains, au nombre de 80 presque tous Bel­ges, ne travaillaient que dans deux diocèses sur 35. Dans des conditions difficiles, ils avaient créé des centres missionnaires importants, notamment à Kongolo dont la ville regroupait 25 d'entre eux avec écoles normales, école pédagogique, école d'artisanat, école ménagère, écoles primaires et petit séminai­re.

Les soubresauts qui suivirent la décolonisation (juin 1960) sont connus. L'insuffisante préparation à l'autonomie, mais aussi les rivalités politiques et ethniques, entraînèrent les évè­nements qui, de 1960 à 1965, coûtèrent la vie à 209 mission­naires, dont 179 catholiques. Le massacre de Kongolo n'est que l'un de ces tragiques évènements: 20 missionnaires spiri­tains tués en quelques secondes. Connu seulement le 16 jan­vier 1962, il a eu dans le monde un grand retentissement, pro­voquant l'indignation. A Gentinnes (Belgique), un mémorial a été élevé pour en rappeler le souvenir.

Un seul Spiritain a échappé au massacre, le P. Darmont. Il est actuellement curé de la paroisse Saint-Pierre, à Katea, dans le diocèse de Kongolo. Invité aux célébrations de 20è­anniversaire, il a adressé la lettre suivante à Mgr Jérôme Nday, Evêque de Kongolo.

Katea, le 18 décembre 1981
Monseigneur,
Hier, dans la soirée, je vous ai dit que je ne viendrai pas assister au service commémoratif du 1er janvier 1982. Et cela pour la simple raison que je ne voudrais pas détourner par ma présence l'attention des chrétiens et amis de Kongolo qui, me voyant, pourraient oublier le grand sacrifice de nos vingt con­frères qui sont tombés, tout simplement, parce qu'ils n'avaient pas voulu s'enfuir.

Pour ce qui me concerne, je n'ai absolument rien fait pour être épargné, et je ne vois pas pourquoi on me regarderait com­me un héros alors qu'il n'y a vraiment pas de quoi me considé­rer comme tel. il n'y a pas de héros, Monseigneur, il n'y a que des gens qui subissent les évènements, malgré eux et de façon contraignante.

Je vous demande tout simplement de faire l'homélie ce jour-là. Vous seul êtes digne de parler en leur nom, vous seul pouvez expliquer aux gens ce drame incroyable, cet holocauste inutile et injustifié qui a brisé d'un coup tant de vies si néces­saires à lEglise du Zaïre et au pays tout entier.

Je vous suis particulièrement reconnaissant d'avoir invité Monseigneur Kabwe, de Manono. Et je voudrais que vous disiez devant l'assemblée chrétienne toute mon admiration pour sa conduite admirable pendant ces heures pénibles où il était seul à affronter ceux qui nous voulaient du mal. Vraiment on doit dire qu'il a fait tout ce qui était humainement possible à ce moment-là pour nous sauver et empêcher le drame.

Je voudrais aussi que vous parliez de la conduite, héroïque celle-là, de nos Soeurs de Kongolo qui ont résisté à ces hordes sans faiblesse, sachant toutefois à quoi elles s'engageaient. Elles se sont, toutes sans exception, montrées dignes de leur vocation religieuse. Je rends un tout particulier hommage à la Soeur Vic­torine, Supérieure Générale de l'époque, qui a été à la hauteur de sa tâche et qui n'a pas fléchi, même un instant.

Je sais que chez certaines personnes subsiste un certain doute quant à la justification du drame. On parlerait dans cer­tains milieux de mercenaires qui se seraient mêlés aux religieux et qui auraient ainsi provoqué le massacre.

C'est pourquoi je voudrais que vous disiez aux gens pendant votre homélie quelle fonction occupaient ces religieux, et com­ment ils étaient aussi nombreux à ce moment-là à Kongolo. :

Voici leur fonction à chacun:
Paroisse Si Coeur de Marie:
Curé: P. Gaston Crauwels.
Vicaires: P. Louis Crauwels, son jeune frère, économe.P. Walter Gillyns. P. Théo Schildermans, venant d'arriver depuis 3 mois. Paroisse Si Joseph, Kangoy:
Curé: P. Michel Vanduffel, fondateur de la paroisse.
Vicaires: P. Joseph Postelmans.
Evêché:
Secrétaire de Mgr Bouve: P. Joseph Hens, et mécanicien. Procure du Diocèse:
Procureur: P. André Vandersmissen. Enseignement:
Inspecteur: P. Albert Henckels. Séminaire:
Directeur et Supérieur: P. Raphaël Renard.
Professeurs: PP. Pierre Gilles, Jean-Marie Godefroid, Jean Len­selaer (frère du P. Alphonse de Kindu), Joseph De Hert, Pierre Francis, Roger IJaekens.
Pédagogie, Directeur: P. José Vandamme.
Trois Pères étaient de passage à Kongolo au moment du drame:

De Lubunda:
Le P. René Tournay, économe à Lubunda qui était venu à Kon­golo pendant le temps de Noël pour chercher du ravitaillement. Le Frère Bernulphe qui construisait la maison des Frères de Til­burg à Lubunda et qui venait se reposer à Kongolo pendant les fêtes de fin d'année. Il est le doyen d'âge de tous les confrères décédés.

De Ngoy-a-Mputu:
Le P. Désiré Pellens qui revenait de congé et qui attendait à Kongolo la fin des hostilités pour rejoindre sa mission près de Malemba Nkulu.

Il faut joindre à ces Pères deux personnes qui se trouvaient avec nous, bloquées à la mission avant l'arrivée des soldais: le Docteur Moreau, médecin français de l'hôpital de Kongolo et un vieux commerçant de Kalemie, Mr Van Melkebeek, qui était de passage à Kongolo.

Parmi eux, personne n'était suspect. Tous nous avions en poche notre passeport international, notre carte d'identité con­golaise et celle de Belgique. Les soldats ont contrôlé nos pièces et ont reconnu que nous étions personnel de la mission. Mgr Kab­we a présenté lui-même le Docteur Moreau et Mr Van Melke­beek, de façon à éviter tout soupçon à leur sujet. Et les soldats qui ont fait la première inspection ont reconnu que nous étions de la mission.

Le drame a été causé par une petite fraction du bataillon qui envahissait Kongolo. A mon estimation, ils n'étaient pas plus de trente, alors que tout le reste du bataillon se trouvait en position à travers la ville, la cité et le long du fleuve.

Aucune autorité militaire supérieure n'accompagnait ces soldats au moment où ils sont entrés en ville.

Nous avons été arrêtés le dimanche 31 décembre 1961 dans la soirée vers 5h du soir. Conduits au camp militaire, nous avons été enfermés dans les cachots au corps de garde, chaque personne dans un cachot, nous ne pouvions pas communiquer entre nous.

Je passe sur ce qui s’est passé le lendemain 1er janvier au matin. Cela n'est pas à raconter.

Vers 10h ou 11h, nos montres ont été volées, je suis incapa­ble de préciser, on nous fait sortir en file, direction du fleuve. Par hasard, je me trouve le dernier de la file. Au moment où je sors (le dernier), un soldat se précipite sur moi, m'invective et me force à rentrer dans le corps de garde. Malgré mon opposi­tion, il me pousse brutalement mais me disant à voix basse qu'il voulait me sauver, j'avoue que j'ai refusé de le croire et que je l'ai moi-même invectivé à mon tour.

Pendant que nous étions à discuter vertement, j'ai entendu les fusils. La file des victimes était arrivée au centre du camp militaire, et c'est là, sous les quelques manguiers de cet endroit, qu'ils ont été abattus.

Leurs corps ont été ensuite traînés au fleuve, dévêtus et jetés à l'eau.

Ces mêmes soldats sont venus alors au corps de garde, ils m'ont vu, m'ont fait sortir pour m'abattre, mais le soldat qui m'avait fait rentrer, est intervenu. Une deuxième fois ils ont voulu me tuer encore, mais plusieurs autres soldats se sont opposés.

Le soldat qui m'a sauvé s'appelle le Sergent Jérôme Rwan­go, originaire de la ville de Goma, dans le Kiwu. Il ne me con­naissait pas, n'ayant jamais vécu à Kongolo. Il m'a dit être chrétien, marié religieusement et m'avoir sauvé espérant que d'autres soldats feraient de même, de façon à limiter les dégâts. Malheureusement, il fut seul et c'est ce qui explique ma situation. Je n'ai pas été sauvé par préférence, un autre aurait été sauvé s'il avait été à la fin de la file. On a inventé tant de suppositions à ce sujet, toutes sont à rejeter.

Vers deux ou trois heures de l'après-midi, le Colonel Pakasa est arrivé à Kongolo. Il a suivi son bataillon avec près de 24 heures de différence. Aussitôt mis au courant du drame, il est venu me voir dans cette cellule où l'on me gardait maintenant pour me protéger, il a pleuré devant moi, m'assurant de son innocence et ne comprenant pas pourquoi ses soldats avaient tué les Pères. J'ai cru ses paroles et sa sincérité m'a convaincu. Il s'est occupé de nous, moi, Mgr Kabwe, l’Abbé Gervais Banza, et nos Soeurs (une trentaine) et nos petits séminaristes (une soixantaine). On nous a donné une salle pour passer la nuit et de la nourriture. Deux jours plus tard, on nous ramenait à la mission. Les bâtiments avaient été vidés littéralement. En deux jours de temps, il ne restait pratiquement plus rien. Mgr Kabwe a essayé avec les petits séminaristes de récupérer l'une ou l'autre chose. Nous avons été hébergés à l'Institut des Filles de la Croix, et les Soeurs de Kongolo sont rentrées chez elles. Et nous avons attendu là notre libération.

Je veux dire aussi que tous nous devions mourir; le person­nel africain de la mission devait être tué le soir si Pakasa n'était pas arrivé.

Voilà un bref résumé du drame.
Mais j'insiste beaucoup sur ceci: les tueurs n'étaient qu'une petite partie du bataillon. Les autres soldats dispersés dans tout Kongolo, aussitôt la nouvelle connue, sont venus m'entourer de leur sympathie, ils m'ont procuré de quoi manger et vivre pen­dant tout le mois de janvier jusqu'au moment où j'ai pu m'em­barquer par avion militaire vers Kinshasa, c'est à dire le 29 jan­vier. Et au moment où je prenais l'avion à l'aéroport de Kongo­Io ces soldats m'ont supplié de revenir travailler à Kongolo.

Ces évènements dramatiques ne peuvent conduire, quicon­que à des conclusions hâtives telles que: tous les soldats de cette époque étaient des tueurs. Il est vrai que cette époque troublée a été le théâtre de massacres un peu partout, mais ce ne fut jamais le fait de la majorité des soldats.

Le Général Mobutu, alors chef de l'armée, est venu à Kon­golo en 1963. Il nous a manifesté un très grand respect pour ce que nous avons vécu à Kongolo.

L'esprît de la cérémonie du 1erjanvier est surtout imprégné de prières et d'acceptation de la volonté du Seigneur, dont les voies sont impénétrables. On a posé bien des questions: pour­quoi ce drame inutile? Qui peut répondre? Disons que c'est un accident de parcours sans jamais vouloir rechercher des coupa­bles éventuels. Tous ces Pères pouvaient se sauver sur la rive droite, et s'ils l'avaient fait ils auraient été sauvés. La popula­tion qui prenait la fuite devant l'avance des soldats, nous a con­seilIé de partir. Mais... partir avec tout ce personnel: les Pères, les Soeurs, les Séminaristes, les malades et les vieux qui s'étaient réfugiés à la mission (environ une centaine). Comment partir avec tous ces gens? Ensuite... pourquoi partir? Ceux qui pre­naient Kongolo n'étaient-ils pas aussi nos gens? Pouvions-nous refuser de travailler avec eux sans qu'on nous taxe de préférer tel ou tel camp?

Nous avions parlé de la question, et personne parmi nous n'a voulu partir. Nous étions décidés à oeuvrer à Kongolo, avec n'importe qui, sans choisir tel ou tel parti. Et puis, si parmi nous l'un ou l'autre avait voulu passer sur la rive droite, il aurait pu le faire: nous avions encore des véhicules et de l'es­sence.

Personne ne nous a donné l'ordre de rester: chacun de nous a pris ses responsabilités. Ce qui a suivi n'est que la destinée de chacun d'entre nous.

Nous prions pour l'Eglise du Zaïre, de sorte que le sacrifice de nos vingt confrères apporte à ceux qui s'en souviennent une foi ardente et une confiance absolue en Jésus-Christ qui conduit toute chose pour la gloire de son Père.

Et nous remercions les chrétiens de Kongolo qui sont venus chaque année au premier janvier, prier avec nous pour notre Diocèse, pour notre Evêque, nos Prêtres, nos Soeurs et nos Chrétiens.

Je puis vous assurer Monseigneur, que cette fidélité de nos gens me touche au plus haut point, c'est pour nous un encoura­gement et un baume.

Mais je vous demande, Monseigneur, de ne pas parler de moi. Je n'ai vraiment rien fait pour qu'on me nomme. Mais ceux-là qui ont accepté le sacrifice suprême, parlez d'eux sans Vous lasser, ils l'ont mérité mille fois.

Croyez à tout mon dévouement
Jules Darmont, CSSp