Le Frère Fulgence DEFRANCE,
1864-1957


Le F. Fulgence est né, le 12 juin 1864, à Gréaux, dans le diocèse de Digne. De père inconnu, il porte le nom de famille de sa mère Marie-Caroline Defrance. Le jeune Jules-Louis Defrance fut confié à l'orphelinat de Cellule (Puy-de-Dôme). C'est là qu'il connut les missionnaires spiritains, voisins de l'orphelinat. A 21 ans, il se présenta au postulat de Chevilly. Il y fit profession le 19 mars 1887, sous le nom de Frère Fulgence. Envoyé dans les missions du Sénégal, il est mort à Dakar le 4 novembre 1957, à 93 ans, après 70 ans de vie missionnaire dans la même juridiction.

Au Sénégal, à cette époque, la mort moissonnait à grands coups dans les rangs des missionnaires. Six mois après son arrivée, trois Frères travaillaient à Ngazobil sur une toiture, sans casque, ce n'est qu'après 1890 que Mgr Barthet exigea le port du casque. Tous trois furent terrassés par une insolation, l'un d'eux mourut. Fulgence eut la vie sauve, grâce à une religieuse sénégalaise qui le veilla jour et nuit. Il fut si bien guéri qu'il ne craignait plus la mort, et qu'il n'hésitait pas à porter dans ses bras les morts de fièvre jaune, malgré l'interdiction des médecins. A 92 ans, sur une photo, son visage montre toujours sa maîtrise de la vie.

Il avait pourtant travaillé sans cesse. A 20 ans, sa seule passion était la mécanique. Il fut l'un des plus jeunes mécaniciens sur la ligne du chemin de fer de Paris à Dieppe. Plus tard, dirigeant l'atelier de mécanique de Ngazobil, il forma des douzaines d'apprentis pour le Dakar-Bamako. De la forge qui était son domaine, on l'appelait constamment pour des réparations à la menuiserie, à la scierie, et même à l'imprimerie qui était l'orgueil de la mission.

Il eut l'occasion de travailler dans toutes les missions du Sénégal, de la Gambie et de la Casamance. Il avait l'œil vif et l'imagination inventive. Bien des problèmes n'étaient qu'un jeu pour lui.

Quand on le questionnait, il racontait les histoires anciennes. Par exemple, la tournée en Haute-Casamance, en 1910, avec Mgr Jalabert et deux prêtres : "Une chaloupe de l'Administration, disait-il, nous avait amenés de Ziguinchor à Kolda. Pendant un mois, en juin-juillet, nous avons parcouru la région de Kolda jusqu'à la frontière de la Guinée. On ne trouvait pas de chevaux là-bas ; nous voyagions à pied. Mgr Jalabert, selon son habitude, mâchait en marchant des grains de café grillé. Les populations étaient des Peuls mélangés avec des Noirs assez peu islamisés. Ils nous recevaient bien, nous offrant volontiers le lait de leurs troupeaux. Nos continuels déplacements nous obligeaient à ne faire qu'un repas substantiel par jour, jamais à la même heure. Mgr Jalabert était reçu naturellement comme un grand marabout. Sa dignité toutefois ne l'empêchait pas de s'employer utilement et avec beaucoup de succès à extraire les dents cariées. Pour moi, j'enlevais les chiques des pieds de nos hôtes, sans crainte de complication, grâce à une petite bouteille de formol. Nous parvînmes ainsi jusqu'à Paroumba, qui n'est guère je crois qu'à une vingtaine de kilomètres de la Guinée française. En cette région, la forêt dense apparaît, peuplée de sangliers et de buffles. Il nous fallait franchir les rivières sur des ponts de lianes, sous l'œil des caïmans qui nous observaient avec, intérêt. Puis ce fut le retour."

Le F. Fulgence a bourlingué non seulement sur les marigots de Gambie et de Casamance, mais encore en mer, de Dakar à Ziguinchor. Il existe un banc de morues tout le long de la côte. Les marins savent exactement où il commence. Quand il revenait de Casamance avec le St-Joseph, les matelots, arrivés à la hauteur d'un certain arbre dont on apercevait la cime dans le lointain, jetaient les lianes, et en très peu de temps le pont du bateau se trouvait couvert de belles morues. Le St-Joseph fut le troisième cotre de la mission du Sénégal. Il a sombré près de Poponguine en 1908, entraînant la mort de Mgr Kunemann. Frère Fulgence avait parcouru la brousse avec des gabarits pour tailler dans des caïlcédrats les nervures de la coque. Il en fit aussi toutes les ferrures.

Il a aussi voyagé à cheval. Il raconte : "J'ai possédé une fois un bien joli cheval. On me l'avait donné à Dakar et je le montai pour le ramener à Ngazobil. Ah ! j'en avais du plaisir, en passant à Rufisque, à faire sonner sur le pavé des rues les sabots de mon cheval. Tous les gens étaient aux portes. Mais quand je fus parvenu au-delà de Poponguine, dans une brousse inhabitée, je vis tout à coup sortir d'un fourré une homme à la mine douteuse. Il me fit signe de m'arrêter en disant : "Ton cheval me plaît ; prête-le moi, que je l'essaye un peu." Je compris ; et d'un coup de fouet, je me tirai à toutes brides de ce mauvais pas, moi et ma monture."

A cette époque, les chasseurs trouvaient facilement des pintades et des biches. Quand on demandait au F. Fulgence quel était son gibier préféré, il répondait : "Quand j'étais jeune, c'était devant les panthères qu'on faisait le guet. On n'y allait jamais seul, toujours à deux. On tirait d'abord un coup, puis un deuxième coup, enfin le troisième s'il le fallait. La dernière panthère que j'ai tuée, c'était au moulin, en 1898, à deux kilomètres de Ngazobil, près de l'éolienne qui amène l'eau à la communauté." En réalité le Frère compte six panthères à son actif ; les dépouilles des deux dernières ont été envoyées à Mgr Le Roy pour le musée de Chevilly.

En 1953, M. Letoumeau, alors ministre de la France d'outre-mer, le décora de la Légion d'honneur. Mais le F. Fulgence a toujours recherché l'ombre et le silence. Aux paroles et aux discours il préférait les actes prompts, accomplis avec cette simplicité, ce naturel, que tout le monde lui reconnaissait. S'il fallait préciser à quel saint il ressemblait, c'est à St Joseph qu'on penserait.

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