Le Père Paul DEFRANOULD,
décédé à Langonnet, le 22 septembre 1963,
à l'âge de 80 ans et après 59 années de profession.
BPF 128 p.339-348


Paul Joseph Defranould naquit le 18 mai 1883, de Jean-Baptiste Defranould et de Marie Catherine Febvay, à Vagney, non loin de Remiremont, dans les Vosges. Ses parents étaient négociants et c'est d'eux, sans doute, qu'il hérita le goût du matériel et le sens des affaires qu'il garda toute sa vie.

Ses études primaires terminées, il entra à notre collège d'Épinal, qui connaissait alors une grande prospérité, à laquelle malheureusement la persécution combiste devait mettre fin peu après. 17 Pères et 8 Frères, sans compter les professeurs auxiliaires, y assuraient l'éducation de plus de 200 élèves: parmi eux, des maîtres remarquables et qui ont laissé un nom dans la Congrégation : les PP. Roserot, Kroell, Voegtli, Dangelzer, Sundhauser, Lanore, Vogt, etc... Chaque année, vers la mi-juin, une retraite de fin d'études était donnée aux élèves de philosophie et de mathématiques élémentaires, à la chapelle de la Trinité près de Gérardmer. Le prédicateur en était régulièrement Mgr Saint-Clair, ancien élève du Séminaire Français, que le côté sensationnel de son éloquence a rendu célèbre dans de multiples maisons d'éducation. Ces retraites produisaient alors des résultats excellents, qui se traduisaient par de nombreuses vocations sacerdotales et religieuses. (B. G. 1902, p. 57).

Il n'est pas étonnant qu'à Épinal le jeune Defranould se soit senti attiré vers le sacerdoce, puis vers la vie religieuse et l'apostolat missionnaire. Il y fit aussi de bonnes études, qu'il couronna, en 1902, par le baccalauréat en philosophie. Il était un des premiers de sa classe, « qui était une bonne classe, » assurait le Supérieur. Comme il avait fait les humanités modernes, il les compléta par une année de latin, pour se disposer à entrer au noviciat.

Cependant son père (il semble que sa mère était décédée dès cette époque), voulant encore le garder un peu auprès de lui, lui exprima le désir de le voir entrer d'abord au Grand Séminaire de Saint-Dié. Après avoir pris l'avis du P. Kroell, le jeune homme y consentit, se proposant même d'y demeurer jusqu'à la prêtrise et de n'entrer qu'ensuite dans la Congrégation. Mais, pendant les vacances, Dieu arrangea les choses et, non seulement son père lui permit d'entrer tout de suite au noviciat, mais il s'en montra même heureux.

Il se présenta donc à-Grignon-Orly et se mit, sans difficulté, sous la direction du P. Genoud, le maître des novices. Pour bien manifester son attrait pour les missions, il prit, comme nom de religion, François-Xavier. Il fit profession le 21 octobre 1903, et le Père Maître put lui décerner ce témoignage : « Bon enfant, qui fera du bien plus tard. »

Le lendemain, il entrait au scolasticat de Chevilly, que dirigeait alors le P. Fraisse. il n'y resta pas longtemps, car, le 14 novembre 1904, il était appelé àfaire son service militaire à Épinal. C'était l'époque où « les curés sac au dos »était un des slogans de l'anticléricalisme en pleine virulence. Le soldat Defranould ne resta qu'un an sous les drapeaux, mais, deux ans plus tard, il devait y être rappelé pour une période supplémentaire de six mois.

En 1908, il émet ses voeux de cinq ans et, à cette occasion, on note qu'il fait très bonne impression et que sa qualité principale est le dévouement. C'est sans doute pour cela qu'on lui confie l'emploi de sacristain.

En 1909, les choses se précipitent : il est ordonné sous-diacre le 11 juillet, diacre le 3, octobre et prêtre le 28 du même mois. Le 10 juillet 1910, il fait sa consécration à l'apostolat. On le déclare « bon sujet à tous points de vue », avec « un caractère facile, peut-être un peu faible », et le Père Vulquin renouvelle la prophétie du P. Genoud: « réussira en tout, Deo adjuvante! »

En septembre, le jeune Père débarquait à Libreville, sur cette terre gabonaise où il devait travailler pendant près de 35 ans. Il fut d'abord envoyé dans la Haute-Ngounié, à la Mission Saint-Martin, établie chez les Apindjis, mais qui s'occupait aussi des Eshiras et des Apounous. il y trouvait le P. Guyader comme supérieur, et le P. Coignard comme confrère. Peu avant son arrivée, le pays avait été éprouvé par des inondations exceptionnelles, qui avaient entraîné une sévère famine, et c'était le moment qu'avait choisi l'Administration pour relever notablement le taux de l'impôt 1. La perception de celui-ci donna lieu à de nombreuses exactions et la mission dut souvent intervenir en faveur des indigènes pourchassés et brimés de toutes manières.

Le jeune Père essaya bien de s'initier au ministère et de se mettre à l'étude de l'eshira, mais, suivant l'usage, il fut chargé de l'internat qui existait alors en chaque station, ce qui n , est pas la meilleure occasion pour apprendre une langue indigène, puisqu , on se voit contraint de demeurer à la mission et qu'on doit y enseigner le français aux enfants. Puis, tout de suite, ses dispositions et ses goûts le portèrent vers les besognes matérielles. Les palmiers abondaient : il eut vite fait d'organiser l'extraction de l'huile et la vente des palmistes, procurant ainsi à la mission des ressources dont elle avait un urgent besoin. L'affaire prospérait quand, en 1912, il se vit transféré àla Mission de N~D. des Trois-Epis, à Sindara, pour y tenir compagnie au P. Freto et au Fr. Roch, laissés seuls par le départ en congé du P. Boutin.

Cette mission était particulièrement difficile *. le pays était peu ouvert et très accidenté, les villages disperses et éloignés les uns des autres, et on avait affaire à toute une salade de tribus. Pahouins, Akélés, Ivilis, Ivéas, Li Eshiras, lshogos... Là aussi, le Père eut à s'occuper de l'internat, ce qui n'était pas une sinécure, car les enfants, qu'un rapport de l'époque qualifie de « petits loups », se montraient indociles et les fugues étaient fréquentes.

Puis, le P. Freto eut une de ses nombreuses « bilieuses » qui l'ont rendu célèbre et dut être rapatrié; le Fr. Roch fut appelé à Libreville pour des travaux urgents; si bien que le P. Defranould resta seul pour un temps. C~est alors que, le 21 mai 1913, il émit ses voeux perpétuels; Mgr J.-M. Adam écrivait à ce sujet à la Maison-Mère: « Dans cette résidence, il n'y a pas de Pères susceptibles de pouvoir voter, mais son ancien supérieur m'en a toujours fait l'éloge, et je n'ai pas cru devoir le renvoyer à Saint-Martin. Par ailleurs, je crois devant Dieu pouvoir prendre sur ma conscience cette admission. »

Dans un compte-rendu paru au Bulletin Général en 1915, mais sans doute rédigé l'année auparavant, le P. Defranould détaille longuement les difficultés de la mission, insistant sur les soucis matériels, auxquels on sent qu'il est particulièrement attentif, et il conclut : « Notre meilleure ressource est encore l'économie. Mgr Adam (qui venait de mourir) avait souvent insisté sur ce point : nous avons suivi ses avis et longtemps nous lui en devrons de la reconnaissance... » C'est là un principe que le P. Defranould n'oublia jamais, mais il n'est pas sûr que les confrères sur lesquels il l'expérimenta par la suite, lui en aient gardé la même gratitude... Pour lui, l'important était d'abord qu'il y eût quelque chose dans la caisse 1 Il continue : «Des dons sont venus consolider la petite réserve que cet esprit d'économie avait déjà réalisée. Grâce à ce petit avoir, nous pouvons envisager avec plus de confiance les années de disette, qui se sont plus qu'annoncées, et continuer avec l'aide de Dieu le bien déjà commencé depuis le début de la mission... » Malgré cette prévoyance de fourmi, l'espoir du Père ne se réalisa pas, et la mission dut être fermée quelques mois plus tard...

En juillet 1916, nous le trouvons au Séminaire de Libreville. Commencé vers 1874, repris en 1886, cet établissement attendit ' jusqu'en avril 1899 pour voir le premier de ses élèves accéder au sacerdoce: Mgr André Wal­ker, toujours vaillant malgré ses 90 ans largement dépassés! Puis l'œuvre végéta jusqu'en 1908, où Mgr Adam lui rendit vie en lui bâtissant des locaux convenables. En 1910, le P. Macé prit possession de ces bâtiments, avec une dizaine de séminaristes. Cette fois, l'oeuvre était en bonne voie.

La poigne du P. Mahé était rude - il ne faisait grâce de rien, ne laissant rien passer, pas plus un défaut de caractère, une négligence au travail, qu'un contresens dans une version ou une simple faute d'orthographe : après tout, il ne semble pas que les résultats aient été si mauvais 1 Le Père Defranould lui fut donné comme assistant, puis lui succéda trois mois après, quand Mgr Martrou eut choisi le P. Macé comme vicaire général. Juste à ce moment-là, il fut mobilisé ! Heureusement on le laissa sur place, en lui confiant quelque paperasserie et en ne l'obligeant qu'à se présenter de temps en temps à ses chefs militaires. Au séminaire, le P. Defranould conserva le régime austère de son prédécesseur, mais en le tempérant quelque peu. Il sut se concilier l'attachement des séminaristes : ses anciens élèves, prêtres aujourd'hui, lui en demeurent très reconnaissants.

Après dix ans de Gabon, le Père méritait bien un congé. Il rentra donc en France en 1920. Il fut alors placé comme sous-maître au noviciat d'Orly, pour y seconder le Maître des novices, le P. Victor Lithard. Au bout d'un an, il reprit le chemin du Gabon et fut affecté à Donguila.

« Donguila sommeille! Donguila est dans le coma! » telles étaient les réflexions qui se faisaient parmi les confrères du Gabon depuis un certain temps, et le supérieur de la station, le P. Mésange, reconnaissait qu'elles n'étaient pas totalement dénuées de fondement. La mission avait été éprouvée, en effet, par le décès du P. Legros en 1919, et surtout par celui du P. Bailly­Comte, qui était mort à Monaco, au cours d'un congé en 1921. C'était un saint missionnaire, qui avait travaillé trente ans à Donguila, succédant lui-même au P. Stalter qui y avait passé le même laps de temps. Mais, après ces soixante années de gouvernement stable, les changements de personnel avaient été fréquents. Puis la guerre, la grippe espagnole, la disette avaient fait fondre la population., Toutefois, quand le P. Defranould y arriva, on commençait àremonter la pente.

On lui confia l'économat : c'était dans ses cordes et il s'y adonna avec succès. Sous son impulsion, les productions vivrières et maraîchères de la station prospérèrent et, grâce à elles, là caisse se maintint toujours à peu près à flot. Le voisinage de la capitale favorisait l'écoulement des produits. De plus, le Consortium des Grands Réseaux des Chemins de Fer Français avait ouvert, sur le territoire dépendant de la mission, des coupes de bois et des chantiers qui employaient, à des salaires relativement élevés, de 1. 500 à1800 manoeuvres et ouvriers : ces rassemblements aidaient à faire marcher les affaires du P. Defranould, même s'ils ne facilitaient pas le ministère de ses confrères.

En juin 1924, nous trouvons le Père à la Mission du Fernan-Vaz. Il a été nommé directeur de la station avec, pour confrères, le vieux P. Dahin, qui est à la retraite, le P. Georgler, qui assure le ministère, et les FF. Mathias et Vianney, qui veillent à la bonne marche des ateliers et des vastes plantations de la mission. Un prêtre africain s'occupe d'un internat de garçons, et des Religieuses d'un internat de filles, soit dans les 300 enfants à éduquer et aussi à entretenir. C'était évidemment un gros souci pour le supérieur. Heureusement ces pensionnaires avaient des b r a s et on leur apprenait às'en servir. C'est ainsi que les plantations vivrières de la mission fournissaient une bonne part de la ration quotidienne. Double profit, d'abord pour les finances de la mission, objet constant de la sollicitude du P. Defranould, puis pour la formation des enfants eux-mêmes, auxquels on faisait prendre l'habitude du travail et de la discipline.

A cette époque, le Fernan-Vaz était plus vivant qu'aujourd'hui. On y trouvait bon nombre d'exploitants forestiers. La population indigène y était plus dense, les familles chrétiennes plus nombreuses et très prolifiques. La mission avait en outre à desservir plusieurs secteurs de brousse parmi les Nkomis, Ngovés, Eshiras, Pahouins, etc. et l'annexe de PortGentil semblait appelée à de grands développements qui en feraient bientôt une mission autonome. Bref, ce n'était pas une petite affaire que de régenter tout cela ! Mais le P. Defranould se montra à la hauteur de la situation.

Il a maintenant fait ses preuves et il jouit de l'estime générale. Aussi, quand il s'agit de présenter au Saint-Siège un successeur éventuel à Monseigneur Martrou décédé en 1925, son nom figure-t-il sur la « terna », en troisième rang il est vrai. Il en sera de même, deux ans plus tard, à propos de la succession de Mgr Calloc'h, préfet apostolique de l'Oubangui-Chari. Si la mitre échappa au P. Defranould - ou vice-versa! - du moins eut-il l'occasion de réaliser ce que la liturgie dit des Confesseurs Pontifes : « Voici l'intendant consciencieux et prévoyant à qui le Seigneur a confié sa famille, pour qu'au temps voulu il donne à chacun sa mesure de froment. » En effet, si ce fut le P. Tardy qui fut désigné comme vicaire apostolique de Libreville, le nouvel évêque s'empressa, dès 1926, d'appeler auprès de lui le P. Defranould et de le nommer, en même temps que supérieur de SainteMarie, procureur et vicaire général. Les deux hommes se complétaient, car si Mgr Tardy était plutôt idéaliste, le P. Defranould, lui, était incontestablement réaliste. Mais les tempéraments et les intérêts différaient trop pour qu'il y eût jamais entre eux deux une intime collaboration, et ce fut sans doute l'évêque, plus sensible, qui en souffrit le plus...

Doyenne de toutes les missions d'Afrique existant alors, Sainte-Marie de Libreville comprenait la résidence du vicaire apostolique, celle des missionnaires, le séminaire, une imprimerie, des ateliers, un noviciat de Frères et un autre de Soeurs indigènes, des oeuvres de garçons et de filles, des postes de catéchistes et un secteur de brousse s'étendant jusqu'au Mouni. C'est là que le P. Defranould devait donner toute sa mesure. Il y resta jusqu'en 1945, sauf le temps d'un congé en France, en 1930-1931, durant lequel il exerça les fonctions de supérieur à la nouvelle École des Missions de Piré-sur-Seiche, et d'un autre congé dé trois mois en Angola, en 1942.

A ceux qui l'ont connu en ce temps-là, le Père se présentait avec un extérieur massif et une démarche pondérée qui dénotaient un tempérament observateur, circonspect, réfléchi, ne s'engageant qu'à bon escient et ennemi des décisions précipitées : un vrai Vosgien! Il ne sortait pas facilement de ses gonds; il lui arrivait cependant, parfois, à la suite d'une contradiction particulièrement vive, de faire une poussée de fièvre et d'être obligé de s'aliter; mais le calme revenait vite.

Homme de grand bon sens et d'un jugement sûr, il ne s'en laissait pas conter et était particulièrement de bon conseil dans les cas difficiles. On en eut une preuve lors des événements d'octobre-novembre 1940 qui mirent aux prises, à Libreville même, Gaullistes du Cameroun et Vichystes du Gabon. Le 9 novembre, un avion des F. F. L. mitrailla la Mission Sainte-Marie et lâcha une bombe sur la Maison des Soeurs, heureusement sans faire de victimes. Le 11, le vicaire apostolique devait se retirer à Lambaréné, laissant à son vicaire général le soin de faire face à une situation particulièrement délicate et qui demandait des talents de diplomate peu ordinaires. Il est certain que le P. Defranould joua alors un rôle modérateur et conciliateur qui contribua à l'apaisement des esprits et évita à la Mission des ennuis qui auraient pu être bien plus graves.

Foncièrement bon, serviable, hospitalier, de conversation agréable et cultivée, il était très estimé de ses confrères et, quand il devait faire la visite des stations en l'absence de l'évêque, sa venue était accueillie avec plaisir. Il se montrait plus réticent quand on avait à s'adresser à lui en tant que procureur et qu'il s'agissait de lui soutirer des fonds ! Il avait aussi tendance à traiter les plus jeunes de ses confrères avec des façons paternalistes, qu'il avait sans doute gardées du temps où il était directeur du séminaire, mais qui n'étaient pas toujours appréciées de ceux qui en étaient l'objet. Il aimait plaisanter et jouer des tours, comme de servir à ses hôtes des viandes extraordinaires, parfaitement apprêtées et dont ils le félicitaient, quitte à éprouver des haut-le-coeur rétrospectifs quand, après coup, il leur en dévoilait malicieusement la nature! De même, en conversation, A était facilement taquin, et ses pointes pouvaient revêtir une forme caustique. voire sarcastique, qui risquait de blesser ceux qui ne connaissaient pas sa bonhommie foncière et son absence totale de méchanceté. Ce travers s'exerçait trop souvent aux dépens des gens du pays. En Afrique, le missionnaire doit s'attendre à être «roulé » par ses ouailles, et ceux qui prétendent ne l'avoir jamais été font preuve de beaucoup de naïveté : il faut en prendre son parti et, si possible, le prendre avec humour. Or le P. Defranould détestait ça ! Et cela se voyait dans son attitude envers les Africains en général, comme s'il eût flairé en chacun d'eux, jusqu'à preuve du contraire, un « rouleur » possible. Il en allait différemment avec ceux oui avaient mérité sa confiance : la preuve en est l'amitié sincère qui le lia avec de nombreuses personnalités gabonaises, aussi bien que l'attachement reconnaissant que lui ont gardé beaucoup de ses anciens élèves et de ses anciens paroissiens.

Bien qu'il ne fût guère expansif sur ses états d'âme, on se rendait bien compte que sa vie sacerdotale et religieuse était marquée du même caractère de sérieux, de solidité et de régularité que le reste de son comportement. Mais il ne fut jamais un « homme de ministère ». Il ne parlait couramment aucune langue du pays et ne prêchait qu'en français. C'est sans doute pour cela qu'il se déchargeait facilement sur ses confrères des catéchismes, des confessions et des tournées de brousse; ces dernières d'ailleurs, lui étaient devenues pénibles par suite de sa corpulence, à une époque où tous les déplacements s'effectuaient à pied ou en pirogue. Mais il ne faudrait pas conclure de cela qu'il ignorât les problèmes d'apostolat. S’il n'avait guère pratiqué lui même le ministère, il n'avait jamais cessé de s'y intéresser et, de par ses fonctions de supérieur de mission et de vicaire général, il fallait bien qu'il se tînt au courant. En ce domaine comme en d'autres, ses avis, nets et sûrs, étaient très appréciés des missionnaires.

Mais ses goûts le portaient vers les travaux matériels, les affaires, les finances. Si tout cela n'est pas du ministère, sans cela le ministère deviendrait impossible. Il aimait à avoir un jardin soigné et s'intéressait tout spécialement aux arbres fruitiers. Si on ne le trouvait pas à son bureau, on n'avait qu'à se rendre au jardin potager, dont il était fier et dont il tenait à faire les honneurs à tous ses visiteurs, de quelque importance qu'ils fussent et quel que fût leur intérêt pour les haricots, les choux ou les tomates. Et si on ne le trouvait pas au jardin, il fallait aller le chercher sous les manguiers du Fort-d'Aumale, surveillant ses greffes, ou auprès de son troupeau de bovins, le seul du secteur, dont le taureau « César » était son préféré.

En fait de plantation, il jouissait, à Sainte-Marie, d'une magnifique cocoteraie qui fournissait annuellement de 20 à 25 tonnes de coprah. S'il passait le plus clair de son temps à s'occuper de tout cela, ce n'était pas seulement par goût, ou pour se délasser des comptes et des écritures de sa procure, ou encore, comme il aimait à le dire, parce que ces activités de plein air étaient indispensables à sa santé; il le faisait par principe : « Au point où en sont nos populations noires du Gabon - et peut-être d'ailleurs .aussi, - écrivait­il, n'y a-t-il pas tout avantage, et pour l'évangélisation et pour le mieux-être social des indigènes, à insister sur le travail manuel et agricole, beaucoup plus que sur une instruction purement spéculative et livresque, qui ne peut mener à rien de bon, sinon à augmenter le nombre des déclassés et des mécontents ? Bref, nous en sommes restés, sous ce rapport, au programme que traçait le Vénérable Père dans son « Mémoire à la Propagande » de 1846. Il est toujours d'actualité et parfaitement adapté au réel à la fois humain et chrétien.. » (B. G. déc. -930).

En tant que responsable de la gestion des finances du vicariat, le Père Defranould n'était pas l'homme « des grands desseins et des vastes pensées ». C'était un administrateur plutôt qu'un réalisateur, appliqué surtout à la sauvegarde des biens et à l'économie des fonds de la mission. Il avouait lui­même qu'il était heureux d'avoir un coffre bien garni, et qu'il lui était toujours pénible d'en sortir quelque argent. Il faisait ainsi contrepoids à son évêque, parfaitement détaché et totalement désintéressé, qui devait parfois se cacher de son procureur (qu'il redoutait un peu!) pour autoriser certaines dépenses ou certains dons. Le P. Defranould a peut-être ainsi freiné des réalisations utiles ou nécessaires au développement des oeuvres ou au progrès de l'apostolat. Du moins s'est-il occupé activement de régulariser les titres de propriété de la mission, d'acquérir de nouveaux terrains, de développer les ressources locales et de maintenir - même en tenant tète à son évêque ! - le vicariat dans une saine situation financière.

Il nous faut dire un mot de ses rapports avec l'Administration coloniale. Il ne l'aimait guère, eut souvent maille à partir avec elle, et ceux de ses représentants qui laissaient trop voir leurs attaches laïcardes ou franc-maçonnes apprirent à redouter ses coups de boutoir. Les occasions de conflit n'étaient que trop fréquentes : impôts abusifs, tracasseries administratives, affaires de « dot » concernant des filles chrétiennes, injustices à l'égard d'indigènes, vexations sur le plan scolaire, etc... Le Père semblait prendre un malin plaisir à ces palabres, sans doute parce qu'il y trouvait l'occasion d'exercer sa verve au profit de la raison et de la justice ! Fort de son bon droit et appuyé sur son bon sens, il se montrait intraitable. Ainsi, à une époque où une campagne sectaire s'exerçait à l'encontre de l'enseignement chrétien en A. E. F. , il reçut un jour une circulaire officielle demandant « la liste et le contenu » des manuels scolaires en usage dans nos écoles. Il répondit par un long rapport où il citait en premier lieu... le catéchisme! exposant combien l'étude de cet ouvrage était utile pour tout le monde, et spécialement pour les fonctionnaires, et appuyant sa thèse sur des exemples. concrets en relation avec les divers commandements de Dieu et de l'Église Le destinataire se garda bien d'accuser réception !

A son retour d'Angola, fin 1942, il fut placé à Dibouangui, mais il ne, put s'y faire par suite de l'humidité du climat, fatale pour ses rhumatismes. Il passa alors à Saint-Martin, où il avait fait ses premières armes; puis, quelques mois plus tard, il était de retour à Libreville. Parvenu à la soixantaine, il ne pouvait être question qu'il reprit ses anciennes fonctions à Sainte-Marie, d'autant plus que l'après-guerre entraînait un bouleversement rapide et profond du monde africain qu'il avait connu. Mais ce ne fut pas sans un certain pincement au coeur qu'il remit à des mains plus jeunes ses responsabilités... et les clefs du coffre qui en étaient les insignes ! En octobre 1945, il rentrait définitivement en France.

Après quelques mois de repos, il fut sollicité de prêcher, à l'été de 1946, la Récollection des Pères à Chevilly. Il ne s'y sentait guère préparé; il accepta néanmoins par obéissance, et il y eut d'autant plus de mérite que, juste à ce moment, il était fort incommodé par des filaires qu'il avait' rapportées d'Afrique. « Nous sommes heureux d'avoir fait cette récollection, écrivait-il à Mgr Le Hunsec, et je crois qu'elle s'est bien passée. C'est du moins mon impression; néanmoins, il faut l'avouer, tout le monde est content, je pense, de la voir finir, car il ne faut pas abuser, même des bonnes choses... »

En septembre suivant, il fut nommé supérieur du Scolasticat International qu'on voulait rouvrir à Fribourg. La mise en marche ne se fit pas sans quelque tirage, par suite de la diversité des nationalités et des caractères parmi les 27 étudiants provenant de nos diverses Provinces. « Si vous songez, écrivait le Père l'année suivante, que cette maison n'avait pas d'anciens auxquels on puisse confier ses difficultés, que le P. Supérieur, nouveau dans sa charge, ne connaissait pas la langue et le tempérament de la majorité de ses scolastiques, et que, parfois atteint de la nostalgie des pays équatoriaux, il croyait souvent avoir affaire à des Africains, vous comprendrez que l'unité ne s'est pas réalisée sans frottements... Et cependant elle se réalisa, grâce à la bonne volonté de chacun, aidée de la grâce. Le Saint-Esprit souffle où il veut, mais, comme disait un malin, « il faut savoir se mettre dans le courant d'air » Il faut croire que nous nous y s sommes mis, puisque, dès la deuxième année, règne l'atmosphère de cordialité et de paix. »

Dans le courant de 1947, des propositions lui furent faites, du Gabon, pour qu'il posât sa candidature comme Délégué de ce pays à l'Assemblée de l'Union Française. « Vous êtes évidemment sûr d'être élu, lui écrivait­on, puisque la Mission compte beaucoup d'amis dans les deux collèges des grands électeurs » Le Père ne fut nullement emballé par cette pro­ position. Il demanda conseil à son Supérieur Général : « Mon seul désir est de finir mes jours en me préparant au grand passage, en faisant ce que mes supérieurs me demandent. Je pensais même que la charge de supérieur à Fribourg dépassait mes voeux et mes capacités, et je me demande ce que je pourrai faire dans le Grand Conseil ? ... de la République!» Mgr Le Hunsec n'eut pas de peine à le dissuader de s'embarquer dans cette galère... Il se faisait, d'ailleurs, très apprécier à Fribourg, et sa Maison ne tarda pas à acquérir une excellente réputation, tant à l'Université que parmi le clergé et les communautés de la ville.

Mais le poids des ans se faisait de plus en plus lourdement sentir. Sa vue baissait et ses jambes devenaient paresseuses. Il quitta Fribourg en 1955 et se mit à la disposition du R. P. Provincial de France. On lui confia des fonctions d'aumônier à Pont-à-Mousson, dans sa Lorraine natale, au Sanatorium de Bligny, puis à Lagny, chez les Soeurs de St-Joseph de Cluny. Il s'en acquitta avec beaucoup de dévouement et de ponctualité, autant que le lui permettaient ses forces, se mettant volontiers à la disposition des malades et des religieuses, et se résignant même, avec un sourire amusé, à des requêtes dont le bien-fondé ne lui paraissait pas évident. En 1959, il fêta dans l'intimité ses noces d'or sacerdotales.

Puis, lui qui avait conservé jusque là toute sa lucidité d'esprit et ne se lassait pas d'égrener ses souvenirs du Gabon, quand il rencontrait un auditeur averti et patient, il se mit à décliner rapidement. En 1960, il dut se retirer à Chevilly. Il sollicita et obtint, à cause de son grand âge, de sa vue très affaiblie et de ses jambes engourdies par un rhumatisme chronique, les indults nécessaires pour être dispensé de la récitation du bréviaire, ne plus dire que des messes De Beata ou de Requiem, n'avoir plus à se retourner vers le peuple au cours de la messe, et enfin pouvoir célébrer assis. Il n'eut guère le temps d'en user. En 1962, très diminué et devenu presque impotent, mais s'en rendant compte et désolé d'être à charge aux autres, il fut transporté à Langonnet. C'est là qu'il rendit le dernier soupir, le 22 septembre 1963.

Ainsi nous a quittés un représentant très caractéristique de ces missionnaires de l'ancien Gabon, héritiers d'une tradition qui remontait jusqu'aux premiers débuts de l'évangélisation spiritaine en Afrique, et qui s'était forgée pendant un siècle de travail et de sacrifice. Si le P. Defranould a joué le rôle de Marthe plus que celui de Marie, il n'en a pas moins été un bon ouvrier de la vigne du Seigneur et un efficace artisan de l'essor remarquable qu'a connu la chrétienté gabonaise.
Joseph BOUCHAUD, C. S. Sp.

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