Le Père Amable DELORME (1866-1908)
(Not. Biog . III p. 338-348)
décédé à Ste-Marie, de Libreville le 10 juillet 1908.


Il y a des villes auxquelles le dicton populaire a fait une joyeuse renommée et où l'on place volon­tiers les histoires qui prêtent à rire Il y a aussi des hommes comme cela. Ce sont, en général, de vieil­les gens d'humeur joviale et d'une crédulité facile, bons et simples comme des enfants : on met sur leur compte les aven­tures qui n'arri­vent à personne et ils semblent créés autant pour alimenter la plaisanterie des autres que pour en vivre eux-mêmes. Il n'est pas donné à tout le monde de finir ses jours au sein d'une popu­larité semblable, si universelle et si spontanée, et le seul fait de l'avoir acquise suppose, sans que cela paraisse, une série de qualités assez rares. Au Gabon, comme partout où il a passé, le P. Delorme fut de ces gens-là, et sa vie, si l'on en croyait mainte légende, serait la plus étourdissante des biographies.

Mais, à côté du légendaire ou simplement du pittoresque, il y a un bel exemple d'édification dans la simple existence de ce bon ouvrier qui a passé dans une Mission, traversée par l'équateur, 42 années de son sacerdoce.

Amable Théodore Delorme naquit le 12 juillet 7839, près de Baume-les-Dames (Doubs), à Lanans, un tout petit pays qui n'est même pas paroisse et qui est joint, au for ecclésiastique, à une autre localité à peu près de même taille, Servins. Sa famille était très pauvre, mais très honnête, témoigne le maire, et surtout profondément chrétienne : quand on naît dans ces milieux-là, la foi, puisée dans le trésor d'une ascendance inviolablement fidèle, garde toute la vie un caractère spécial d'assurance et de rectitude, et celle du P. Delorme portait visiblement cette marque. Ce n'est pas, cependant, qu'on ait extraordinairement soigné son éducation première.

Chez le pauvre il faut savoir
De bonne heure aider père et mère,

dit la chanson. II n'avait pas fait sa première communion qu'il gardait déjà les moutons sur les pentes du Jura. C'était en 1852, il avait donc 13 ans. Mais quand il s'agit de se préparer à ce grand acte, sa candeur et sa piété émerveillèrent si bien le curé de Servins, que celui-ci prit entièrement à sa charge le petit pâtre de Lanans et le mit au latin.

A partir d'ici, il faudrait pour longtemps écrire la biographie du P. Delorme en partie double, car le curé dont il s'agit a tenu une place tout à fait exceptionnelle dans la vie de son protégé à 50 années de là, le P. Delorme ignorait le nom du Président de la République, mais il parlait avec attendrissement de son « curé Bontront », en qui d'ailleurs la Mission du Gabon reconnaissait un bienfaiteur insigne et persévérant, presque un « membre honoraire ». Le digne « curé Bontront », puisque sa mémoire vit là-bas sous ce vocable familier, discerna bientôt la vocation du petit Amable de façon assez sûre pour le mettre au Petit Séminaire de N.-D. de Consolation, puis, en raison de facilités locales, à Besançon, à la maîtrise de la Métropole. L'enfant travaillait bien, justifiait son prénom par une foule de qualités avenantes, demeurait pieux, mais s'inquiétait tout de même au sujet d'une vocation qui lui semblait appelée à se préciser un peu plus. Aux vacances de sa troisième (1857), un prospectus de la Congrégation du St-Esprit s'envola jusqu'au presbytère de Servins : le jeune humaniste y trouva la solution de ses doutes. L'homme de Dieu qu'était le curé Bontront n'eut pas la décision moins prompte ni moins désintéressée: le temps d'écrire, et, un mois après, l'un conduisant l'autre des frontières de la France au fond de la Bretagne, ils arrivaient à la porte du Petit Scolasticat de Gourin (Morbihan). Le 5 septembre 1857, Amable Delorme y commençait son postulat et sa seconde.

Au Petit comme au Grand Scolasticat, il eut l'allure normale des bons élèves que nul talent extraordinaire ne met en vedette, que le chapitre épargne, que la piété protège et que la récréation trouve de belle humeur. Le calme de cette paisible période avait pourtant ses secrets orages, et cela venait de ce que ce gros garçon blond et réjoui avait les défauts des timides : un rien le déconcertait et, tout à la crainte d'être dupé, il devenait sa propre dupe. A la veille du sous-diaconat, tracassé d'hésitations qui confinaient au scrupule, il voulut entrer chez les Frères.

- Petit sot! lui répondit le P. Libermann, son Directeur.

Et, mettant au bas de ses notes : « manque de maturité », il t'envoya deux ans à Cellule. Après cela, dûment mûri, il entra au Noviciat, et six mois après il était prêtre. Le 26 août 1866, il faisait sa profession religieuse : la lettre qu'il écrivit au T. R. P. Schwindenhammer à cette occasion, témoigne d'une réelle hauteur de vues surnaturelles et d'une très grande estime de la vie religieuse. Cela ne devait pas se démentir.

Il fut désigné pour la Mission du Gabon, partit aussitôt, fit une traversée où il y eut quelques mauvais jours et beaucoup d'émerveillements, et, le 26 novembre, il débarquait à Libreville.

La Guinée, comme on disait alors, formait encore cette Mission démesurée qui partait de Sierra-Leone pour aboutir à l'Angola. En fait, le pays évangélisé se réduisait aux deux rives de l'estuaire du Gabon, sur une faible profondeur dans le pays, encore inexploré ou à peu près. Celà ne veut certes pas dire qu'il n'y eût rien de fait, car la station principale, Ste-Marie, avait atteint, comme installation et mouvement d'évangélisation, un développement qu'elle n'a guère dépassé dans la suite. Il y avait près de 200 enfants aux écoles, une soixantaine de filles chez les sœurs, des latinistes, 14 au séminaire, et l'hôpital indigène était comme toujours abondamment fourni de misérables pensionnaires. La chapelle et le quadrilatère de bâtiments en pierre, qui sont symétriques, venaient d'être achevés et bénits (1861-4864). Les constructions de l'école professionnelle St-Joseph le furent deux ans plus tard. A un quart d'heure de là, St-Pierre achevait de s'organiser en paroisse, du moins quant au ministère : on avait même des catéchistes ! On avait déjà une influence dans le pays, et le vieux roi des Pongoués, Denis, quoique païen, se montrait favorable aux missionnaires catholiques. On avait le stimulant de la lutte, car les Protestants avaient une assez forte position dans le faubourg demi anglais de Glass, où s'agitait un opulent ministre, le Rev. Bushnell. On avait aussi, - et plus ce fut précieux plus il est juste de le dire, - un appui cordial et généreux dans la Marine française qui gérait alors la colonie : c'était le temps où l'amiral en grande tenue suivait la procession de la Fête-Dieu avec son état-major, où le canon des corvettes de l'État tonnait ses salves d'honneur quand l'évêque, ce jour-là, bénissait la rade... Une dizaine de Pères, autant de Frères, autant de Sueurs, formaient le personnel de la Mission sous la direction de Mgr Bessieux, et c'était un personnel d'élite dans la main d'un saint.

Le jeune P. Delorme fut dès son arrivée placé à Ste-Marie, aux latinistes. Ce poste est dur : les élèves sont de tout âge et de forces très diverses, et il faut faire presque autant de classes différentes qu'il y a de sujets : beaucoup de souci pour un résultat souvent problématique, toujours très lent. Seulement, comme le poste vous tient à la maison, vous pouvez trouver le temps d'étudier un peu. Tandis que ses séminaristes apprenaient le latin, le professeur piochait le pongoué et commençait dès lors cette énorme série de calepins bourrés de notes, d'expressions, de proverbes, qu'il a continuée jusqu'à la fin de sa vie active. Pourtant, ce ne fut jamais un philologue, tout juste un linguiste, avec une préoccupation avant tout utilitaire parfaitement parler pour se faire bien comprendre, et se faire bien comprendre pour réaliser un ministère efficace auprès des âmes. Un goût très vif le portait vers cette forme directe de l'apostolat tandis qu'il était, à cause de sa trop bonne nature, incapable de tenir une oeuvre dans une discipline stricte, et qu'on ne pouvait. pas davantage songer à lui confier sans risques une gestion de matériel. On le comprit, et il fut au comble de ses vœux quand on confia le séminaire au P. Welty, pour lui réserver exclusivement le soin de catéchiser les enfants de la Mission, les pauvres malades de l'hôpital et les Noirs dans leurs villages.

Là il se révéla ce qu'il n'a jamais cessé d'être : un catéchiste incomparable. Pendant plusieurs années, il battit chaque jour les petits sentiers qui vont aux villages du littoral, aux « pindis » perdus dans les halliers de St-Anne, de Sibang, de Glass, s'asseyant une demi-heure ici, une demi-heure plus loin, faisant posément son bout de leçon, recueillant les nouvelles, donnant son conseil et recommençant le lendemain sur un autre itinéraire. Oh! il n'électrisait pas les masses! Mais il parlait à ses Pongoués, à ses Boulous, une langue simple, familière avec tous les détails de leur vie, puis son esprit de foi, sa bonté patiente, sa bonne humeur, à peine traversée par de saintes indignations, aussi peu fréquentes que peu terribles, faisaient le reste. Ce qu'il accomplissait de la sorte, ces conversions individuelles, ces raccommodages de christianisme et de morale, ces baptêmes de païens moribonds, des centaines l'ont fait ensuite, mais son mérite à lui comme à Mgr Le Berre, comme au vénéré P. Gachon, ce fut d'être en bien des points un initiateur dans un moment où l'expérience n'avait pas dit, son dernier mot et où les méthodes étaient encore à l'état d'essai. D'autre part, le résultat acquis par ces premiers apôtres leur a survécu et fait juger leur oeuvre : dans la population si mêlée et « si évoluante » de Libreville, on rencontre aujourd'hui de vieilles familles où il y a une foi plus manifeste, souvent touchante, des mœurs décentes, des habitudes déjà traditionnelles de devoir chrétien et un indiscutable attachement à la Mission. Elles datent, ces familles, de cette époque déjà lointaine : il n'y a pas à dire, ceux qui, vers 1870, labouraient le champ du Gabon semaient doucement mais savaient semer.

Il y en avait un, toutefois, que cette sage lenteur et que cet apostolat centralisé irritaient souvent : c'était le P. Delorme, à qui ses forces permettaient de l'audace et que ses courses quotidiennes mettaient à même de voir plus loin et non moins juste. Il existe de lui une curieuse lettre au T. R. P. Schwindenhammer (juillet 1879) : il entreprend avec une inimitable candeur de style de lui exposer « tout ce qui lui fait de la bile au Gabon » . C'est assez long, mais clairement dit, et cela se résume à l'étroitesse des limites et des méthodes où l'on enserre son jeune zèle : cela se termine bien entendu par le mot de démission, mais sous une forme peu convaincue. La réponse du T. R. Père manque, mais les vœux perpétuels qu'il accorda l'année suivante au réclamant, montrent qu'il ne lui en voulut pas trop de sa franchise. Et même qui sait ? Les propos du jeune missionnaire, appuyés par la régularité de sa vie religieuse, finirent par triompher doucement des avis anciens et de tels ou tels préjugés admis. On s'enhardit à partir de ce moment-là : le P. Delorme eut plus de latitude pour voyager, il eut une case à St-Benoît, une autre à Glass, des catéchistes, des pirogues ; quant aux ressources, s'il en manquait, il écrivait de longues lettres au « curé Bontront ». Les Noirs eux-mêmes, leur roi du moins, lui écrivaient aussi !

Ce simple et fécond ministère, qui se chiffra en 1875 par plus de 300 baptêmes, dura jusqu'à la mort de Mgr Bessieux (1876). La même année, à l'automne, le P. Delorme rentrait en France et passait l'hiver à faire imprimer son dictionnaire français-pongoué. Complément nécessaire de la grammaire de Mgr Le Berre, parue en 1873, cet ouvrage consciencieux et fourni fut du premier coup amené à un degré de perfection assez rare pour un début lexicographique : après 33 ans, on se sert là-bas de ce bon vieux dictionnaire, jusqu'à présent vierge de tout remaniement.

Le P. Le Berre, qui l'avait aidé et guidé dans ce remarquable travail, fut sur ces entrefaites placé à la tête de la Mission et sacré à Paris, le 24 octobre 1877. Mais déjà le P. Delorme avait quitté le toit hospitalier du curé Bontront et la France. Le Gabon, cette fois, réservait à son zèle un champ plus vaste et plus varié, et la Providence voulut se servir de lui, qui n'entendait rien au matériel, pour faire successivement quatre fondations, qui toutes ont duré.

On peut appeler fondation la reprise qu'il fit en 1878 de la Station de St­-Joseph au cap Estérias. Elle datait de 1849, elle avait vécu une quinzaine d'années, mais le personnel manquait, les Bengas s'étaient montrés insupportables, les Protestants de Corisco avaient jeté l'ivraie dans la place, et depuis 1861 on, avait abandonné la résidence. Les Bengas s'en étaient repentis ; quand ils eurent assez patienté, le P. Delorme fut envoyé reprendre l’œuvre. Il s'établit au cap même, dans un cadre de nature superbe et de grèves grandioses balayées tous les soirs par le grand vent de l'Atlantique. Il renouvela le culte, restaura les catéchismes, puis, quand l’œuvre spirituelle fut amorcée, il céda la place à un ouvrier plus jeune et mieux entendu aux travaux du bâtiment, le P. Stalter.

La même année 1878, il tut appelé à pareille entreprise dans le Como. Les Pahouins y affluaient en bandes nombreuses, poussant devant eux des débris de tribus, Bakélès et Boulous ils voulaient, eux aussi, être instruits et assuraient bruyamment de leur bonne volonté. Le P. Delorme passa l'année à les visiter d'une crique à l'autre et finalement fixa le choix de son emplacement à Donguila, sur la rive droite. Soké, le chef de Donguila, reçut en cadeau une pendule de Besançon et donna un beau terrain. Seulement, les débuts de l'installation furent des désastres : les ouvriers noirs, que le Père laissait entièrement à leur savoir-faire, édifièrent une maison qui n'était pas d'aplomb et qu'ils percèrent d'une multitude de portes et fenêtres : quand on voulut y mettre la toiture, tout tomba à plat dans la cour. Le charpentier pleurait :

- Tais-toi donc, lui dit placidement le P. Delorme. Ça peut arriver à tout le monde !

Sur cette bonne raison, on recommença la bâtisse. Ce qu'on recommença aussi, bien des fois, ce furent les tentatives d'évangélisation avec ces mauvaises têtes de Pahouins qui ne comprenaient pas grand'chose à ce qu'on leur voulait, et qui se tiraient des coups de fusil entre deux instructions. Une fois même, à la suite d'un palabre pour un fétiche mis en pièces, ce fut le P. Delorme qu'ils prirent pour cible, et, sans le P. Davezac, les choses auraient très mal tourné. Enfin ce fut beaucoup de ne pas se décourager et de savoir attendre : ce ne fut pas rien non plus que d'inscrire, en deux années de fondations et de défrichements, 86 baptêmes et 4 mariages au compte de la nouvelle station.

Ajoutons que le P. Delorme, entre temps, quittait momentanément cette fondation pour en entreprendre une autre. Les voyages de Savorgnan de Brazza avaient ouvert l'Ogôoué à la colonisation française : avant lui, les commerçants anglais et allemands y faisaient déjà, silencieusement, des affaires d'or ; après lui, les ministres protestants anglais s'y installaient, également sans tapage. Il était temps pour nous d'y aller. Dans l'hivernage de 1880-81, le P. Delorme se rendit, avec la nouvelle expédition Brazza dans le delta du fleuve et jusque dans le Ngounié, son principal affluent : il fut l'un des premiers européens qui aient entendu gronder les chutes Samba. Après un rapport enthousiaste qu'il fit à Mgr Le Berre sur les dispositions des Galôas, la mission de Lambaréné fut décidée, et dans un second voyage, le 14 février 1881, il en jetait les fondations. Là encore, son rôle se borna surtout à des arrangements avec les chefs et à des prédications adroites et zélées, qui nous concilièrent les préférences des indigènes. Alors, comme auparavant aux Bengas, le P. Stalter vint bâtir, et le P. Delorme redescendit.

Jusqu'en 1884, il partagea son temps entre les stations qu'il avait installées au cap Estérias et à Donguila, car forcément tout cet essor d'évangélisation exigeait une mobilité très grande dans le personnel. Le Gouvernement de la Colonie, averti qu'à Berlin les puissances européennes procédaient au lotissement du littoral africain, proposa à Mgr Le Berre de fonder un établissement dans le nord : cela donnerait à la France un certain droit d'occupation par le fait, et cela permettrait à la Mission l'évangélisation des Kombés et des Balengis. L'évêque accepta et le P. Delorme fut encore désigné pour une tournée d'exploration à la côte septentrionale : lors d'un second voyage il, se fixa à l'entrée du fleuve San-Bénito, y bâtit sa case et dédia l'endroit à St-Benoît-le-More. Au bout d'un an, c'était une installation complète, en style paille et bambous, qui avait tout doucement fait le vide dans une mission américaine sise en face d'elle. Le P. Delorme y demeura jusqu'en 1888, où des fièvres persistantes, jointes à la fatigue de toutes ces fondations, l'obligèrent à retourner à Ste-Marie d'abord, en France ensuite (18 juillet). Quant à l’œuvre qu'il venait de mettre sur pied, des raisons d'intérêt local obligèrent les PP. Poulard, Fuchs et Ferré à la transplanter un peu plus au Nord : Bénite devint Bata, mais la station, pour avoir changé de place, de patron, de colonie et de juridiction, n'a pas cessé de prospérer. Cette deuxième campagne du courageux missionnaire avait duré 11 ans : son congé en France dura un peu moins de 6 mois et fut employé à la réédition du catéchisme français-pongoué. Il reprit la mer à Hambourg, le 1er décembre 1888.

A partir de cette époque, le P. Delorme ne quitta plus le chef-lieu de la Mission, et s'employa tantôt à Ste-Marie, tantôt à St-Pierre, toujours dans ses fonctions de catéchiste et de missionnaire « tout court ». La besogne lui fut bientôt rendue très dure, car il y eut vers 1890-91 une ère cruelle au personnel du Gabon ; Mgr Le Berre s'éteignait après un demi-siècle d'apostolat, entraînant avec lui le P. Gachon, son vicaire général, les PP. Troxler et François Morvan. Toutes ces morts non seulement décapitaient l'Administration générale, mais encore privaient le ministère immédiat de Libreville d'ouvriers très actifs et très entendus. Seul longtemps à cette tâche, le P. Delorme, qui n'était déjà plus jeune, s'y livra avec un zèle et une patience admirables. A l'égard des Noirs si particulièrement inconsistants de la zone équatoriale, il avait hérité de Mgr Le Berre du don de recommencer sans fin les mêmes essais dans les mêmes méthodes. Attendant beaucoup de la confiance et de la douceur, il avait une certaine horreur des révolutions et des transformations, horreur aussi de ce qu'on a appelé le « bluff' », mais cela ne tenait point d'un pessimisme découragé, au contraire. Il fut souvent trompé, et sa candeur à croire le Noir sur parole lui attira parfois de colossales déconvenues, mais charité et longueur de temps récupéraient largement le succès un instant compromis. Avec sa figure rasée et souriante, son regard d'enfant, sa taille courte et replète, sa démarche paternelle, sa mise relativement soignée, toujours en noir, il avait tout à fait la tournure d'un curé de campagne : il en allait de même de sa façon de faire le bien, un bien réel, profond, qui pénétrait les familles et qui se chiffrait bon an mal an par 100 à 150 baptêmes, à lui tout seul.

L'arrivée de Mgr Le Roy au Gabon détermina un essor nouveau dans ce Vicariat, celui d'une étude plus rationnelle des langues en particulier. Jusque ­là on faisait trop fond sur le pongoué, clef du commerce si l'on veut, mais insuffisante à devenir la langue religieuse d'un pays où il s'en parle une quinzaine : on se décida à parler pahouin aux Pahouins. En 1891, après 27 ans d'Afrique, le P. Delorme changea ses méthodes et commença à faire des « ma zu na » comme un jeune missionnaire (Ma zu na « Je dis que », sont les mots pahouins par lesquels débutent en cette langue la plupart des phrases). II inaugura de nouveaux cahiers de notes, traduisit ses vocabulaires, ses catéchismes, et comme sa mémoire était affaiblie, il travailla double, consumant sur ses adjectifs et ses pronoms les anéantissantes journées qu'il fait là-bas en certaine saison !

Malgré sa bonne santé apparente, une lente usure commençait à l'entamer. On le déchargea progressivement de la partie la plus dure de son ministère. Il fit quelques voyages, un entre autres à Loango avec Mgr Le Roy, et celui-là fut tout un poème 1 Le canon qui tonnait en signe de bienvenue faillit estropier les visiteurs, et, le soir, le brave Père, entreprenant de se coucher, se perdit dans sa paillasse : il y serait resté sans notre T. R. Père qui l'entendit gémir lamentablement et le rendit à la lumière ! Il était écrit qu'il ne pouvait vivre sans qu'il lui arrivât d'histoires ou .. qu'on lui en fît arriver: quand cela manquait, il s'assombrissait ou s'assoupissait, mais cela ne manquait guère.

En 1896, il rentra pour la troisième fois. Quand le Dr Pasquier, de l'hôpital de Libreville, lui demanda son âge et ses années de colonies, il en fut dans une admiration telle qu'il lui obtint séance tenante passage gratuit. Mais il faisait froid en Europe, et le vétéran préféra s'arrêter un bout de temps au Sénégal : il reparlait souvent, dans la suite, des bons offices que les confrères de cette mission lui avaient prodigués. Puis il revit la France, mais les bicyclettes, les automobiles, la vapeur et l'électricité le déconcertèrent : il rallia promptement le Gabon (juillet 1897).

Il essaya de reprendre son travail habituel, ses catéchismes, ses tournées par les villages : il n'y réussit pas entièrement, car l'âge affaiblissait ses forces d'années en année. A partir de 1900, il dut borner son ministère aux malades de l'hôpital indigène de Ste-Marie, à quelques catéchismes et instructions : encore cela dura-t-il peu, et ce fut bientôt la retraite définitive.

Bien qu'on lui ait épargné la douleur de finir ses jours hors de sa chère Mission., ces dernières années furent bien pénibles au cher P. Delorme. Dieu lui demanda avant la mort le plus dur des sacrifices : lentement le pauvre l'ère tombait en enfance, avec tout l'ensemble de misères physiques et d'impuissance intellectuelle que ce mot évoque. Par bonheur, nulle paralysie ne s'en mêla, et il put jusqu'au dernier moment aller et venir. C'est ce qu'il faisait finalement, de sa chambre nue et vide à l'église, où il lisait posément son bréviaire et ses livres de piété : le reste du temps c'était des chapelets, fréquemment interrompus pour adresser aux gens qui passaient une question, un « imbolo, pauvre! », quelque peu triste, où perçait le chagrin du ministère abdiqué.

Cet affaiblissement. du cher vieillard en vint au point qu'il dut renoncer à dire la sainte messe : il ne se retrouvait plus dans le missel. Cela n'ôta rien à sa piété, mais cette dernière peine l'acheva. « Dans la matinée du 10 juillet 1908, écrit Mgr Adam, il eut une syncope : pour parer à toute surprise on jugea bon de le confesser, de lui donner l'Extrême-Onction, de lui faire renouveler ses voeux, etc... Vers 4 heures du soir, il rendait son âme à Dieu. » Il avait 69 ans d'âge et en avait passé 50 dans la Congrégation : il achevait à la fois sa quarante-deuxième année de profession et de séjour en Mission.

La citation forcément longue de ces enviables états de service dispense facilement d'appréciations et de commentaires. Une réflexion cependant vient naturellement à l'esprit : c'est qu'un apostolat de cette durée, une vie de Communauté prolongée de la sorte, sans à-coups ni défaillances, jusqu'au cinquantenaire, devaient nécessairement s'alimenter à des sources d'un surnaturel intense. Ce furent, loin de tout sentiment passager, loin de tout lyrisme d'imagination, les sources où le Vénérable Père nous invite à puiser la fidélité à notre vocation la régularité religieuse et la piété sacerdotale, l'une et l'autre bien remarquables chez le vieil apôtre du Gabon. Les vœux et les ordres l'avaient trouvé prêt, ancré sur le sacrifice intégral de son âme loyale, déjà, nanti d'habitudes d'esprit de foi pratique et présent : avec cela on va très loin. Homme simple et droit, religieux exemplaire, prêtre très digne, missionnaire dans l'âme, le P. Delorme serait à mettre parmi ces bons saints aimables et humains, dont la vertu .semble à portée de la main, et dont l'exemple, qu'on dirait plus facile, ne s'éloigne du chemin battu que par une humilité plus grande, un détachement de soi plus sincère.
Maurice BRIAULT, C. S. Sp.

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