Le Frère Anthelme Deschamps.

De Suse, en Italie, où les Petits Clercs de Saint Joseph d'Allex avaient dû se réfugier au début du siècle, le Père Malleret écrivait, le 30 octobre 1909, au Père Auguste Epinette :

Bien cher Père,
J'ai à vous proposer une vocation qui, pour être tardive, n'en sera que meilleure. Il s'agit d'un jeune homme du 25 ans environ, ayant satisfait à ses obligations militaires. Originaire de Montvernier en Maurienne, il se nomme Victorin Deschamps.

Son frère est prêtre, et professeur au Séminaire de St Jean de Maurienne, établi à Suse. Lui-même, au retour du Service, a été employé en ce Séminaire, pour l'entretien des bâtiments. Il est solide, bien bâti, d'un bon caractère. Par ailleurs, sa conduite est irréprochable. Il s'approche régulièrement des sacrements. Un confrère, qui le connait bien, m'affirme que ses dispositions sont très bonnes, et son désir d'entrer en religion mûri depuis longtemps.

Son père, encore vivant, lui donne volontiers l'autorisation. Il n'a pas de charges de famille en perspective. Il possède un peu de bien qu'il se propose d'affermer. Si vous l'acceptiez, il viendrait immédiatement, ne demandant qu'à passer quelques jours avec son père.

Je dois toutefois vous préciser un petit point, que je me suis engagé à exposer le plus favorablement possible. Le jeune homme consent bien à tous les sacrifices en vue, mais il voudrait y aller progressivement, en ce qui concerne le tabac. Il demande si on ne pourrait pas lui concéder, quelque temps encore, son plaisir favori, dont il se priverait peu à peu. A vous de voir ce qu'il vous est possible d'autoriser."

Dans une lettre suivante, le Père Malleret revient sur la question. "Le jeune homme annoncé vous arrivera un de ces jours. Il a été retenu, bien malgré lui, par Mr le Supérieur du Séminaire qui se trouvait dans un réel embarras de personnel, ayant son jardinier malade. Victorin n'a pu quitter son emploi que samedi dernier. Il est parti pour sa famille, afin de voir son père ; mais avec l'intention d'arriver à Paris dans une semaine.

Je pense que vous aurez un sujet sérieux dans Victorin Deschamps. Il appartient à une famille foncièrement chrétienne. Comme aptitudes spéciales, il a fait surtout de la culture. C'est lui qui dirigeait la propriété de la Villa du Séminaire ; il le faisait avec beaucoup de goût et d'intelligence. Avec une formation méthodique, il arriverait, je crois, à d'excellents résultats. Il fait aussi du jardinage et un peu de tout, spécialement de la menuiserie.

Je n'ai pas spécifié, la dernière fois, le tabac en question. Il s'agit du tabac à priser, dont il a pris un forte habitude. L'habitude est plus discrète et moins odorante que celle de la pipe ! "

Après une telle présentation, on ne pouvait que l'accepter au Postulat de Chevilly, où il entra le 6 décembre 1909. Un an après, il commençait son Noviciat. Ses notes intimes expriment sa dévotion à Notre Dame et la profondeur de sa piété envers le Christ. En voici quelques extraits :

" Mon Jésus, je suis et serai toujours à vous. Accordezmoi la grâce d'être toujours fidèle au vœu de pauvreté, et surtout que je n'aie jamais de regret pour les quelques lambeaux de terre, champs et vignes, que j'ai laissés dans le monde... Servir Jésus toujours ! ... me démolir pour le salut des âmes ! Être pour elles un porte-lumière ! "

" 0 Jésus, je suis fermement résolu de vous appartenir à jamais, dans la prière, dans les souffrances, dans les joies, dans les heures pénibles de tentation ou de maladie ; cela m'est bien égal, pourvu que je ne vous abandonne pas, et que je sois toujours votre humble et dévoué enfant..."

Humble, cet excellent religieux, voulait l'être sincèrement. Pour cela, il précise par écrit un certain nombre de résolutions, qu'il mettra en pratique toute sa vie. - Après un très bon noviciat, les 40 confrères de la communauté donnèrent un vote favorable à son admission à la profession religieuse. Le seul reproche qui lui fut fait, fut une trop grande timidité envers son supérieur, sorte de crainte révérentielle.

Admis à la profession le 7 janvier 1912, il prit le nom de Frère Anthelme, et continua sa formation à Chevilly jusqu'en décembre 1913. Il fut alors désigné pour les missions du Gabon et affecté à celle de Lambaréné.

Le journal de cette communauté signale son arrivée le 13 janvier 1914 : " Le courrier de France nous amène le Frère Anthelme qui doit remplacer le regretté Frère Dioscore dans nos ateliers de menuiserie. On souhaite la bienvenue au nouvel arrivant."

Durant quatre ans, il partagera son temps entre la menuiserie, ses dix apprentis, et les travaux de sciage en forêt avec des équipes de scieurs de long. On lui demandera parfois des constructions de bâtiments au Poste administratif de Lambaréné ou aux factoreries des commerçants à Ndjolé ; il faudra aussi relever les anciennes cases et chapelles des stations de brousse.

Un travail où il mit tout son savoir-faire, fut la voûte de l'église de Lambaréné. On lit dans le journal de communauté en date du 14 août 1916 : " Le Frère Anthelme et ses apprentis ont enlevé les échafaudages qui cachaient la voûte et le travail fait à l'église. On admire, à l'unanimité, le nouveau plein cintre de la chapelle et les cintres reliant les colonnes entre elles et donnant à l'édifice l'aspect d'une église romane."

Après quatre années de séjour, le climat équatorial et les privations alimentaires de ces années de guerre se firent sentir sur sa santé. Le 6 janvier 1918, on note dans le journal :" Notre Frère Anthelme sent de plus en plus un point de côté, suite de pleurésie ou de pneumonie. " On lui administre des vésicatoires ou des ventouses scarifiées, sur ordonnance de médecins de passage, car, malheureusement, le Docteur Schweitzer, né en 1875 de nationalité allemande, et qui avait d'excellentes relations avec la mission, a été amené et intégré en France l'année précédente !

Le 6 septembre 1918, le cher Frère Anthelme, réserviste, débarquait à Bordeaux, nanti de ce bulletin de santé peu rassurant : "Anémie et faiblesse générale consécutives à une affection des voies respiratoires." Quatre jours plus tard, Dieu le rappelait à une vie meilleure.

Le 19 septembre, le frère prêtre du Frère Anthelme écrivait au Secrétaire Général de la Congrégation du St Esprit : " Je viens: de recevoir par l'intermédiaire de Mr le curé de la paroisse, la pénible nouvelle de la mort survenue à Bordeaux de mon bien aimé frère Victorin Deschamps (en religion frère Anthelme de votre Congrégation).

Quelque douloureux que soit pour nous cette terrible épreuve que le bon Dieu nous envoie, nous baisons de tout cœur la main qui nous frappe et nous inclinons respectueusement nos fronts de chrétiens devant les desseins de la Providence, persuadés que nous sommes que notre cher frère était mûr pour le ciel, car il était si bon, si pieux et si dévoué. Puisque le Souverain Maître nous demande encore ce Sacrifice, nous le faisons volontiers pour Lui.

Nous vous serions bien reconnaissants de vouloir bien nous faire donner quelques détails sur les derniers moments de notre regretté frère, de nous dire la date et l'heure de sa mort et de nous faire connaître, si possible, les raisons qui ont motivé son retour en France. Sa dernière lettre à la famille date de mars dernier : il nous disait qu'il était assez sérieusement fatigué. Je lui ai écrit plusieurs fois depuis mars, mais je n'ai jamais eu de réponse.

Je me permets de recommander aux bonnes prières de tous les membres de votre Congrégation, ma plus jeune sœur, âgée de 29 ans, mère de famille (et dont le mari est mobilisé en Egypte), décédée il y a trois jours, victime de la grippe espagnole. Je revenais de sa sépulture, quand on m'a remis votre lettre m'annonçant le décès de notre cher frère Anthelme. Probablement que notre cher frère, ne voulant pas aller seul au Paradis, est venu en passant prendre sa plus jeune sœur.

Permettez-moi maintenant une autre question. Notre cher frère Anthelme possédait quelques biens (meubles et immeubles) provenant de sa mère, de son père et d'un grand oncle. Les biens du père, décédé en 1915, ne sont pas encore partagés, vu la guerre qui ne permet pas de nous réunir tous.

Voudriez-vous bien me dire:
l° Si votre congrégation a des droits sur la succession de mon frère.
2° Si vos religieux ont le droit de tester, et dans l'affirmative, si mon cher frère a disposé de ses biens ou fait connaître ses intentions.
3° Dans la négative, ce qu'il faut faire de ces biens.

Je vous fais ces demandes parce que je dois, comme prêtre, maintenir l'harmonie et l'union entre frères et sœurs. Nous restons huit vivants, les deux plus jeunes venant de partir avant les autres.

Seriez-vous assez aimable de me faire répondre au plus tôt, car dans mon pays nous sommes au temps des semailles et il ne faudrait pas que les biens de mon cher disparu restassent sans culture.

Je vous prie d'agréer, Monsieur le Secrétaire Général, l'expression de mes sentiments respectueux en N.S.

Abbé Deschamps, à Montvemier, par Pontamafrey (et non plus par St Jean de Maurienne) Savoie.

Le 21 septembre, la Congregation lui répondait qu'en l'absence de testament, les biens du Frère Anthelme revenaient à sa famille.

Le 30 décembre, l'abbé Deschamps écrivait de nouveau de "Susa - Villa Botteri :

" Je reçois de ma famille l'avis qu'un colis venant de la rue Lhomond est arrivé à mon adresse. Je suppose qu'il s'agit d'objets ayant appartenu à notre regrette frère Anthelme. Je vous accuse donc réception du colis et je vous remercie de m'avoir envoyé de si chers souvenirs.

Je saisis cette occasion pour vous présenter mes vœux et mes souhaits de bonne et heureuse année.

Veuillez agréer, mon Révérend Père, mes hommages les plus respectueux.
Abbé Deschamps, professeur au Petit Séminaire de St Jean de Maurienne, transféré à Suse, Villa Botteri.

P.S. - Le Rd Père Benoît est venu hier nous faire visite. Tout va bien à l'École Apostolique. Ces textes sont toniques, par leur style et leur esprit chrétien. Il nous redisent aussi les bonnes relations qui ont toujours uni notre congrégation à nos diocèses d'origine.

Page précédente