LE F. EUGÈNE DEVENA
DE LA PROVINCE DE France
décédé à N.-D. de Langonnet, le 28 février 1909
Not Biog. IV p.33-40


Notre tout modeste dessinateur, peintre et sculpteur, le F. Eugène Devena, doit être compté parmi les successeurs modernes des pieux artistes du bon vieux temps, dont le talent gravait de merveilleux poèmes religieux sur le bois et sur la pierre ; tout comme ses devanciers, il est parvenu, lui aussi, en bien des endroits, à faire crier : « Gloire à Dieu 1 » par le bois insensible et par la froide pierre. Laborieuse vie d'artiste, admirable vie de religieux à raconter.

Vocation, Noviciat

Eugène Devena était né, le 21 avril 1836, à Clairvaux, chef-lieu de canton du département du Jura. Il acquit en cette petite ville une solide instruction primaire.

De bonne heure, le désir de la vie religieuse s'implanta dans l'âme de ce jeune chrétien, car, en août 1850, il arrivait comme postulant à l'abbaye du Gard. Le maître des Novices Frères était, à l'époque, le R. P. Delaplace, qui rend ainsi témoignage à son ancien disciple : « Comme j'étais chargé du Noviciat des Frères, lors de son entrée à N.-D. du Gard, je trouvai en lui un tout jeune homme, presque encore enfant, - il avait quatorze ans et quelques mois - plein de simplicité et de candeur.

Sous une apparence assez réservée et peu expansive, on trouvait en lui un bon fonds de piété et d'esprit de foi. Il respectait beaucoup les Pères, à cause du caractère sacré dont ils sont revêtus. Ses vues, ses conversations, ses lectures montraient qu'une bonne vocation religieuse l'avait amené à N.­D. du Gard. Il était fidèle observateur de la Règle.

Pendant son Noviciat, il fut placé à la cordonnerie ; mais, tout en faisant ou raccommodant des chaussures, il songeait à autre chose : le dessin. Il s'y exerçait seul ; et, comme il avait pour cet art une vraie aptitude, la divine Providence, secondant ses aspirations, le mit à même de se perfectionner dans cette partie ; ce qui lui permit de se rendre bien utile, sous ce rapport, dans plusieurs de nos maisons d'éducation.

Comme tous ceux qui ont connu le vénérable Père, le F. Eugène était heureux et fier de l'avoir vu plusieurs fois et de s'être entretenu avec lui, quand il venait pour affaires, ou pour se reposer, à N.-D. du Gard. Et je ne crois pas me tromper, en disant que ce pieux souvenir n'a pas été sans un heureux effet sur toute la conduite du bon Frère. »

A cette conclusion souscriront, sans aucun doute, tous ceux qui, en s'édifiant de la vie du F. Eugène, ont scruté les mobiles de ses actes et cherché le ressort caché qui lui a donné l'énergie nécessaire à leur accomplissement.

Après le Maître des Novices, interrogeons une des « jeunes têtes » de 1850 : le cher F. Dosithée Contoz. Il va nous raconter quelques scènes de la vie de famille de ce temps-là. « Le F. Eugène, dit-il, est un confrère que j'ai toujours estimé, à cause de son esprit religieux. Depuis son entrée au Gard, je l'ai vu faire des efforts pour pratiquer la vertu et combattre les petits défauts de la nature. Ainsi, par exemple, il était très impressionnable ; un rien suffisait à l'émouvoir : défectuosité d'artiste, qui sert bien le talent, pourvu qu'elle soit modérée de façon convenable. La Communauté des Frères d'alors profita, bien des fois, de l'impressionnabilité du jeune homme pour lui infliger certaine petite taquinerie : « Faisons piquer un soleil au F. Eugène », se disait-on tout bas, en récréation... Le moyen employé afin d'obtenir ce résultat était très simple, toujours le même et pourtant infaillible : l'un de nous n'avait qu'à lancer quelque parole de plaisanterie directement à l'adresse du Frère... immédiatement la figure de l'interpellé devenait toute rouge.. et la bande des conjurés partait d'un immense éclat de rire ! ... Eh bien, - fait digne de remarque - je n'ai jamais vu le F. Eugène- se fâcher ou se mettre de mauvaise humeur à l'occasion de cette farce. D'autres l'auraient supportée, deux ou trois fois, peut-­être, puis, auraient, au moins, témoigné le désir qu'on la leur épargnât désormais, lui se contentait, chaque fois, de rattraper promptement son calme ordinaire.

A cette époque, sans dédaigner les compliments, le F. Eugène préférait n'en pas recevoir. Lorsqu'il avait fait une paire de souliers au Vénérable P. Libermann, ou au R. P. Ignace, en guise de signature , il enjolivait les semelles de dessins variés. Cela lui attirait quelques félicitations ; le sourire silencieux et un peu contraint avec lequel il les accueillait, semblait montrer que le jeune artiste aurait préféré ne pas les tendre.

Certaines oppositions, mises à la vocation du F. Eugène par parents, obligèrent les Supérieurs à prolonger son noviciat jusqu'en 1853. Il put alors se lier à la Congrégation.

Les débuts artistiques sur... semelles de chaussures, continue le F. Dosithée, arrivèrent à la connaissance du R. P . Frédéric Le Vavasseur, lui apprenant les aptitudes du F. Eugène pour le dessin et autres arts connexes. En homme avisé, le Père appela ce jeune talent à Paris, en 1854, afin de lui permettre de fréquenter un atelier de sculpture et de moulage. M. Eugène Schwindenhammer se chargea de lui apprendre les secrets du dessin et de la peinture.

Les périples d'une vie d'artiste .

Grâces à ses aptitudes spéciales et à son travail persévérant, dès 1855, le F. Eugène possédait suffisamment la technique des arts auxquels il s'exerçait, pour voler de ses propres ailes pour travailler seul. Aussi, les Supérieurs l'envoient d'abord à Saint-­Ilan, où il exécute des moulages à la chapelle de l'établissement.

En 1857, on le fait passer à Langonnet, où l'attendent de nombreux travaux de sculpture, dans les deux chapelles. Il est également chargé d'une classe, à la colonie agricole de Saint-Michel-­en-Priziac.

Depuis sept ans, le F. Eugène brûlait du désir d'émettre les voeux perpétuels et de se donner ainsi définitivement à la Congrégation. Chose singulière. il avait vu, plusieurs fois, remettre à plus tard son admission, sans s'expliquer les motifs de ces délais. Ce fut l'une des grandes peines de sa vie. Enfin, il obtint, comme de haute lutte, l'autorisation si désirée. Le 29 septembre 1863, il prononçait ses voeux perpétuels, à l'abbaye de N.-D. de Langonnet.

En 1864, on fait venir le F. Eugène à Chevilly, où il s'agit de transformer un manège en chapelle. Trois années durant, il donne à cette entreprise sa bonne part de dévouement et de savoir-faire artistique.

En 1867, le Frère quitte la communauté du Saint-Coeur de Marie pour celle de Blackrock, en Irlande, qui veut faire décorer la chapelle de son beau collège. Le Bulletin de cette maiSon (1er semestre 1868), après avoir décrit cette chapelle, ajoute ces mots (qui donnent une idée du travail fourni par le Frère) : « Les divers ornements, tels que le dossier des stalles, la dentelle superbe qui orne l'arête séparant le choeur du sanctuaire l'autel avec ses flèches, dont la principale s'élève à une hauteur de 21 pieds, les 200 chapiteaux, les cadres des stations du chemin de croix, la belle guirlande de feuilles d'acanthe qui court le long de la corniche : tout cela est le travail du F.Eugène, que le T. R. Père a bien voulu nous envoyer. »

En 1869, notre artiste passe à Cellule, où se trouve une chapelle neuve à décorer. Il pousse fiévreusement le travail, aidé par le F. Ignace. « À la cérémonie de bénédiction de l'édifice, par Mgr de Charbonner, le 12 novembre 1870, au-dessus de l'autel était exposé à tous les regards un tableau du Saint Sauveur, oeuvre non sans mérite du F. Eugène », dit le bulletin de la communauté. Il lui faut payer bon prix ce surmenage : la variole tombant sur l'établissement, le décorateur est l'un des plus durement malmenés. En 1871, on le trouve professeur de dessin, au collège de Langonnet.

L'année suivante, le F. Eugène est choisi comme l'un des fondateurs du collège de Saint-Pierre et Miquelon. Embarqué le 27 novembre 1872 à l'île de Ré, sur le bateau marchand « Victor-Eugène », il met soixante-quinze jours pour parvenir à destination !... tout le temps voulu afin d'apprécier successivement : tempêtes prolongées, calmes plats, coups de vent, froid intense, chaleur accablante, et un bout de mai de mer... tout cela avec le régime peu confortable d'un navire de commerce ! Au collège de Saint-Pierre, le Frère a un cours de français, des cours de dessin et des « surveillances diverses », euphémisme exprimant à la perfection qu'il n'a pas une minute de libre dans la journée. Ses confrères, du reste, sont dans le même cas. Du moins, pour se reposer et se distraire, on avait d'agréables vacances.

Après les prix, au mois d'août 1874, il accompagne le P. Stoll dans une excursion apostolique à la baie Saint-Georges, sur la côte de Terre-Neuve, et fait le catéchisme aux enfants de ce pays. L'année suivante, le F. Eugène utilise son temps de vacances, en l'employant à l'ornementation de l'église Saint-Pierre. Sur la demande de M. l'abbé Le Tournoux, supérieur ecclésiastique, il installe une niche pour la statue de la Sainte Vierge, au fond de la chapelle qui lui est dédiée. Notre bonne Mère y apparaît au milieu d'une auréole de nuages qui semblent descendre des cieux avec elle. Ce travail, estimé des habitants comme des étrangers, donne un nouveau relief à l'église. Il a été découvert au public, le dimanche 19 septembre

Malgré des succès personnels, obtenus par leur dévouement et leur activité poussés au-delà des limites ordinaires, les membres de l'Institut, employés dans l'oeuvre du collège de Saint-Pierre constatèrent vite que cet, établissement ne pourrait être conservé par la Congrégation... Le F. Eugène rentra en France en 1876, et fut placé au nouveau collège de Merville, avec cours de dessin, cours d'anglais, classe de français et des surveillances, de quoi l'occuper bellement, pendant deux ans...

En 1878, on l'enlève momentanément au professorat, afin de J'employer à la décoration de la chapelle du Saint-Esprit, à Paris. Ici, le F. Dosithée va nous faire connaître quelques membres de la famille du F. Eugène : « Il avait à Paris un frère nommé Cyrille, de quelques années plus âgé que lui. out engagé qu'il fût dans le mariage, ce brave Cyrille menait presque la vie d'anachorète au milieu de la capitale ; il travailla quarante-cinq ans dans la môme maison 1 Après quoi, ses patrons lui constituèrent une petite retraite bien gagnée par d'aussi bons et loyaux services. Pendant vingt-cinq ans, il soigna sa belle-soeur clouée au lit par une infirmité. La fille de M. Cyrille Devena, artiste comme son oncle, travaillait au compte de plusieurs magasins, peignant des images et des souhaits de nouvel an. Le F. Eugène se faisait une distraction d'aller voir ces excellents parents, àl'occasion, entre deux exercices. J'avais aussi mes entrées; chez ce bon Cyrille et je. le, quittais toujours, édifié. J'ai toujours cru que l'existence de ce foyer si ardent d'amour de Dieu, au sein de cette petite famille,, était due aux entretiens et aux bons exemples répandus chez eux par le P. Eugène. M. Cyrille Devena est mort, comme un saint, quelques mois avant son frère cadet. »

En 1880, le F. Eugène est placé au collège de Rambervillers, que la Congrégation vient d'accepter. Décidément, le digne Frère est estimé - par ses supérieurs - homme à produire bonne impression et à, donner l'impulsion profitable à un oeuvre qui commence puisque, pour la troisième fois, il figure parmi les fondateurs d'une maison d'éducation. Dans cette maison, le Frère cumule les fonctions de professeur de dessin :de surveillant des externes et de sacristain. Bien entendu, tout le temps qu'il peut « économiser » est employé à l'ornementation de la chapelle, par le ciseau ou les pinceaux. En 1888, lorsque le collège de Rambervillers est transféré à Épinal, le Eugène fait encore partie du personnel enseignant de cette maison nouvelle. La décoration de la grande chapelle et des eux oratoires de l'établissement lui fournit, comme toujours, simple besogne supplémentaire.

En 1896, voici le F. Eugène transféré à Cellule, où on le charge du petit magasin de papeterie et de librairie de l'établissement, jusqu'à la fermeture de la maison, en 1903. C'est là cette même année, à la fin de la retraite présidée par le P. Grizard, que le bon F. Eugène eut la joie de célébrer son cinquantenaire de profession religieuse. Pour la circonstance, malgré la tristesse qui envahissait tous les coeurs à la pensée la suppression du Séminaire, Pères et Frères, réunis ensemble au repas du soir, fêtèrent, en prose et en vers, le vénéré jubilaire tout étonné, dans sa profonde modestie, qu'on t songé à lui. L'année suivante, il est attaché à la communauté de Seyssinet, qui se transporte à Suse, en Italie. Le vieil artiste reprend, encore une fois, son ciseau et ses pinceaux, n de rendre à la chapelle de l'ancien couvent italien, son tique beauté, pour que les Clercs de Saint-Joseph puissent, dans cette enceinte restaurée embellie, chanter plus facilement et plus pieusement, les louanges du Seigneur... Le 4 octobre 1905, le digne Frère quitte Suse pour venir se reposer Langonnet. Il avait vaillamment gagné sa retraite. Comme plusieurs de ses devanciers du moyen âge, il venait finir ses jours au vieux « "moustier"

Coup d'oeil sur la vie religieuse du F. Eugène

Oserons-nous maintenant raconter la vie intérieure du religieux, dont nous venons de voir les travaux d'art et le dévouement professoral ? Cette entreprise ne serait-elle pas d'une témérité présomptueuse ? Contentons-nous d'effleurer le sujet...

F. Eugène Devena reconnaissait avoir reçu de la munificence divine des grâces de choix. Aussi, craignait-il constamment n'y pas répondre de façon assez digne, par une conduite trop peu sainte... De grandes peines, intérieures l'accompagnèrent dans toutes les Communautés auxquelles il appartint successivement. . D'où provenaient ces peines et souffrances? A peu près toujours de petits malentendus non expliqués, de réclamations omises. Le Frère, très doux et patient de son naturel, timide et craignant de demander des explications inopportunes, ne disait rien, lorsque quelqu'un lui adressait un reproche peu fondé, on lui confiait une besogne qui le surchargeait trop : il mettait cela au nombre des choses à. supporter silencieusement... Telle fat la cause de nombreux mérites, amassés par le F. Eugène, qui sut posséder son âme dans la patience et la paix, au milieu de ses tribulations... Il avait une tenue remarquablement pieuse à la chapelle : comme partout ailleurs, il y gardait une simplicité digne, aisée, en la revêtant d'un recueillement joyeux, reflet visible de son respect profond et de son amour plein de bonheur, à l'égard de l'Hôte du Tabernacle... Durant trois ans et quatre mois, à Langonnet, que de visites prolongées au Très Saint Sacrement ! Respectons le secret de ces communications multipliées entre le Maître et le serviteur...

Pendant qu'il suivait avec exactitude les exercices communs, sans maladie spéciale, les forces du F. Eugène Devena s'en allaient lentement. C'était la lampe perdant peu à peu l'aliment qui la faisait briller. Vers le commencement du carême une fluxion de poitrine fut la dernière secousse qui accéléra le départ pour l'autre vie. Ayant reçu les sacrements et l'indulgence de la bonne mort, en pleine connaissance, le F. Eugène Devena nous quittait doucement et pieusement le 28 février 1909.
L . DEDIANNE.

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