Le Père Louis DICK
décédé à Saverne le 20 août 1954,
à l’âge de 73 ans et après 48 ans de profession.


Parmi tous les Pères de la Communauté, de Saverne, celui qui frappait le plus la vue et l'imagination des jeunes élèves, à la rentrée d'octobre, était sans conteste le professeur de mathématiques, le P. Dick. Il était d'un, beau type d'homme, élancé, raide comme un 1 majuscule, un faciès anguleux et racé. Il semble qu'on l'ait toujours connu avec ses cheveux blancs qui encadraient son front haut, encore dominé la plupart du temps par une barette qui rendait son apparition plus imposante, mais non rébarbative. Comme sa physionomie et sa stature, sa démarche était, elle aussi, «mathématique »; il semblait en tout son extérieur incorporer ces sciences d'abstraction qu'il enseignait. Mais ce qui achevait cette apparence dans la note d'énergie et de puissance, c'était sa voix, à vrai dire formidable. Elle était d'une portée telle qu'on pouvait suivre de n'importe quel bâtiment de la maison son cours d'algèbre, de géométrie, de physique et de chimie, que les fenêtres fussent ouvertes ou non.

Septième d'une famille de douze enfants, il était né à Hilsenheim, dans le Bas-Rhin, le 21 septembre 1881, en la fête de l'apôtre saint Matthieu, et avait, très jeune, quitté sa famille pour se donner au Sei­gneur et devenir son prêtre. Il acheva ses études d'humanités et de théologie à Knechtsteden oit il débuta en 1908 comme jeune professeur de mathématiques. Dès 1911, il est à Saverne, enseignant les mêmes matières, avec le grec en plus. La guerre de 1914 le ramène au lieu de son premier poste. Les années pénibles achevées, il vient au scolasticat de Chevilly, toujours comme professeur de sciences. Puis enfin, pour de bon cette fois-ci, revenant au premier côté du triangle de ses pérégri­nations, il s'établit à Saverne jusqu'à sa mort, avec la seule interrup­tion de la deuxième guerre qui le voit à Neuf-Grange et à Cellule. Là, dans cette chère maison, il va tracer son sillon avec une patience imperturbable. Car, tel qu'il s'est révélé au premier jour, il le sera jusqu'au dernier, après un professorat de 46 ans. Avec une conscience professionnelle rare, il a su garder un enthousiasme juvénile, qu'il aurait voulu communiquer à son auditoire. Il n'y a pas toujours réussi, mais il a forcé l'admiration de ses nombreux élèves qui pourront méditer sur cet exemple de l'homme du devoir et de la fidélité. Son exposé sobre et clair, objectif et sans brillant, perdait de son efficacité par le débit de la voix accablante du professeur, la prétendue aridité de la matière, renforcé, chez certains par des préjugés contre elle, faisait que la classe du P. Dick exerçait la patience du maître qu’il faut admirer avant tout durant toutes ces longues années, où non seulement il lui fallait rabacher mille fois les mêmes règles, mais encore passer de longues heures au cabinet de physique et de chimie à la mise au pont de ses expériences. Du moins, à partir de 1935, il disposait des belles salles, aménagées d’après ses plans et qu’il considérait comme son royaume propre : il aurait été pour le moins téméraire de s’y hasarder sans sa permission ? Il y avait accumulé cette masse incalculable d ‘appareils, d’outils, d’objets hétéroclites qui passaient et repassaient par ses mains avec lesquels il frappait, réparait comme un artisan expert.

Amour d’un métier qui le passionnait sans l'accaparer et le distraire de l'essentiel, car le P. Dick se savait avant tout religieux prêtre. Sa vie inférieure était d'une coulée, sa foi sans fissure, sa discipline personnelle sans raideur. Des notes consciencieusement prises, au cours des retraites et des récollections, des réflexions très personnelles remplissent des cahiers entiers et laissent transparaître une âme qui réussit à rester jeune et alerte: amour du Christ avant tout, amour prouvé - car il était logicien là-aussi - par des efforts sans cesse renouvelés de charité, de patience, de bonté. On sent, à travers ses notes une âme vibrante, ayant horreur de toute médiocrité, de toute tiédeur, de toute demie-mesure. Il se reconnaissait explosif, vif à la réplique, raide et abrupt dans ses jugements, timide en cérémonie devant les enfants. Mais contre tous ces aiguillons il luttait avec ardeur il essayait d'en triompher. Dans les dernières années surtout, en même temps qu’il était devenu plus paternel avec ses élèves, il se montrait d’une charité plus délicate à l'égard de ses confrères, compréhensif pour les jeunes, à moins qu'il ne flairât quelque danger dans ce qu’il croyait être l’orthodoxie de la foi. Se tenant à jour pour ce qui était des progrès des sciences physiques, il était également ouvert à l’exégèse des maîtres contemporains es-sciences bibliques. On le disait esprit géométrique et c’était presque fatal, vu son caractère et son métier ; mais combien de fois n’a-t-il pas montré un esprit de finesse qui révélait un homme cultivé, sachant allier les contrastes, un cœur de prêtre surtout. Ses pénitents en savent quelque chose.

Le Père Dick était un religieux pour qui la Règle est sans doute l’expression de la volonté de Dieu, pour les grandes comme pour les petites choses. S’y conformer strictement lui était devenu une seconde nature : aussi son existence, qui aurait été sans cela d’une mortelle uniformité, en fut transfigurée. Aucun exercice ne fut, par lui, manqué ; bien plus , sa voix puissante lui donnait pour ainsi dire le ton. L’oraison lui était un besoin ; il célébrait la sainte messe avec une grande piété, avec des gestes mesurés, intransigeant par ailleurs sur les rubriques ; et si, d’aventure un servant s’embrouillait dans le Kyrie eleison, d’une voix catégorique, il décidait, séance tenante : « recommençons ».

On racontera encore longtemps des anecdotes, semblables a son sujet: mots énergiques et naïfs à la fois, solutions tranchantes à des problèmes complexes de la vie, jugements apodictiqucs.. laissant l'adver­saire pantelant. Mais avec tout cela, il ne manquait pas à la charité. Sur ce point, on le savait «sine dolo ». La diplomatie, la ruse, la dupli­cité lui étaient étrangères, sa probité et son honnêteté étaient d'or. A table, il voulait une conversation animée, une franche gaîté. Il pou­vait s'y passionner pour un problème de théologie qu'on soulevait, ou bien il entamait lui-même un cours de. chimie. Très souvent il racon­tait la vie de saint qu'il venait de lire. La plupart du temps, il était du bonne humeur; sa voix s’enflait alors et prenait ce volume inquié­tant qui pouvait effaroucher les hôtes de passage, mais qui régalait les commensaux habituels.

Nous ne serions pas complets dans ce court exposé des activités de cet excellent prêtre, si nous ne soulignions pas son esprit apostolique. Jusqu'à ses toutes dernières années, le P. Dick partait presque tous les samedis, et parfois à d'assez lointaines destinations pour exercer le saint ministère dans les paroisses. Ce n’était pas pour lui uniquement une distraction, mais, d'après ses notes intimes, un besoin sacerdotal.

Cette fraîcheur d’âme, toutes ces qualités de cœur et cette sainte tenue religieuse, le Père Dick a eu la grâce de les garder jusqu’à la fin de sa vie. . Vert et droit comme un if à 73 ans, il enseignait, priait (et fumait sa pipe) avec une mâle énergie. C’est à la fin de l’année 1953 qu’il commença de ressentir les premiers malaises, troubles gastriques, vertiges, éruptions et abcès ici et là. Il se soigna alors lui-même, s’imposa un régime et n’alla consulter un médecin que forcé par l’obéissance. Aussi le mal sournoisement établi dans son corps le terrassa-t-il tout d’un coup. Il put néanmoins terminer son cours de l’année scolaire 1956/1954, puis commença à décliner rapidement.

La patience qu'il montra dans ses souffrances cuisantes au cours des mois de juillet et d'août a été à tous points admirable. Se sentant à la fin, il aurait voulu passer à l'autre monde le saint jour de l'Assomption. Il vécut jusqu'au 20 août, veille de cette autre fête de Notre-Dame, chère a son cœur de Spiritain.

Il n'y a, aucun doute que le Christ et sa Mère ne l'aient reçu les bras ouverts, lui qui parlait si souvent de cette éternité «totaliter alitcr », comme il disait et vers laquelle avaient tendu tous ses efforts de reli­gieux et de prêtre. Aux élèves, aux professeurs attelés à la même besogné ingrate que lui, le P. Dick laisse un exemple impérissable de loyauté, de fidélité, de haute conscience professionnelle et surtout de vie intérieure ardente.

A. RUSCHER.

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