Père Jean-Marie ESVAN

Il passe son baccalauréat et se souvient d'avoir eu à cette occasion Jean Jaurès parmi ses examinateurs, ce qu'il aimera rappeler.

De Castelnaudary, il revient à l'Abbaye de Langonnet pour faire ses études de philosophie. Sa santé pose encore des inquiétudes, car on décide de l'envoyer pour un temps en Martinique dans un pays chaud. Au printemps 1892, il embarque donc pour les Antilles et devient professeur dans une école à Saint-Pierre. Il fait alors une expérience qui sera déterminante pour sa vie. En effet, quelques années après, il écrit au Supérieur Général de sa Congrégation la leçon qu'il en tire : "on peut croire que je manque de poigne. A la Martinique, j'ai montré autant d'énergie que quiconque. Mais j'ai compris que la poigne n'obtient que l'ordre matériel et que la douceur ou la pleine possession de son âme à chaque instant, chose qui implique la plus grande somme d'énergie, est encore le moyen le plus sûr et même le plus rapide de posséder celle des autres ; mon petit brin d'expérience est loin d'y contredire. Aussi suis-je bien décidé à me laisser critiquer et à tâcher de devenir de plus en plus doux et humble de cœur."

A partir de la Martinique, le jeune Jean Marie se dispose 'à vivre ainsi dorénavant.

Revenu en France en septembre 1895, il entre directement au scolasticat de Chevilly et y achève ses études théologiques. Sa santé, toujours préoccupante, ne semble pas cependant constituer un obstacle à son accès au sacerdoce. En août 1896, il entre au noviciat et est ordonné prêtre le 20 septembre suivant. Quinze jours avant de prononcer ses premiers vœux, il exprime au Supérieur général son état d'âme et son souhait d'être vraiment missionnaire : "Entré dans la Congrégation en vue des missions d'Afrique, je serais infiniment heureux d'y être envoyé et il me semble que j'y ferais plus de bien que partout ailleurs." Le 15 août 1897, après son engagement dans la congrégation, il reçoit le Sénégal pour affectation et s'en trouve satisfait. Mais il lui reste d'être rassuré devant l'avenir qui se présente à lui maintenant.

Il s'en va donc consulter une cousine, qui porte sur elle les stigmates de la Passion du Christ. Persuadé en effet que sa carrière missionnaire sera de courte durée, il lui dit qu'il mourra très jeune. La cousine lui répond bien simplement que le Bon Dieu est puissant, et que son avenir n'est probablement pas tel qu'il se l'imagine.

Le 25 octobre 1897, le Père Jean-Marie Esvan embarque à Marseille et arrive à Dakar le 3 novembre suivant. Il est aussitôt envoyé à la mission de Poponguine. Il éprouve très rapidement des difficultés à s'adapter de par sa santé déjà. Sa gorge et ses amygdales sont affectées de façon inquiétante. Son foie est d'après ses dires comme "une usine à bile de dimension phénoménale". Le médecin lui interdit toute activité

A cette épreuve s'ajoute le manque de soutien de la communauté où il est depuis peu établi et qui "lui en fait voir d'extraordinairement dur dans les premiers mois" de son arrivée au Sénégal. Le jeune missionnaire reste néanmoins discret.

A la suite d'une rencontre avec l'un de ses supérieurs, à qui il se confie, il est muté à la Mission de Mont-Rolland au nord-ouest de Thiès. Ses ennuis de santé ne cessent pas pour autant, mais au terme d'une longue lutte, il se résout à se prendre comme il est, et autour de lui on le pousse à persévérer. Sans attendre, il se met donc au travail. Après un an passé à Mont-Rolland, il commence à utiliser le wolof pour parcourir la région.

Le sachant en meilleure santé, Mgr Buléon l'affecte en Casamance. Il arrive ainsi à Ziguinchor le 29 janvier 1900. C'est là qu'il accomplira pendant près de 37 ans un travail considérable.

Si toute sa vie il reste un homme de santé fragile, il déploie une énergie sans faille, maîtrisée par une lutte incessante sur lui-même. On l'appelait la "viande qui bout", parce qu'il ne restait pas en place et s'exprimait "en style haché, fait d'exclamations fréquentes", qui témoignait de l'extraordinaire vitalité qui était en lui.

Cette ardeur aurait pu tout d'un coup être arrêtée, car, dès sa première année à Ziguinchor, il est atteint par la fièvre jaune. Il en réchappe miraculeusement. L'ayant appris, le Père Jalabert s'empresse d'aller le voir et l'emmène à SaintLouis se reposer plus complètement. Afin que tout aille bien, il lui enjoint même de partir en congé en France. Ce fut une heureuse circonstance finalement, car, arrivé dans sa famille, il a la joie de retrouver son père, qui mourra peu de temps après.

Revenu à Ziguinchor le 10 décembre 1901, le P. Esvan reprend ses activités et les poursuit presque sans discontinuer un temps notable que l'on peut résumer en quatre phases suivant les moyens employés.

La première phase de 1900 à 1914, durant laquelle il parcourt la Casamance : en pirogues et à pieds, faisant parfois de longues distances.

La deuxième phase de 1914 à 1928, pendant laquelle un certain nombre de missionnaires sont mobilisés, les pistes étant devenues praticables, il se sert de la bicyclette pour aller plus vite.

La troisième phase de 1928 à 1932, il choisit un tricycle plutôt qu'une moto en raison de sa nervosité, quand les routes devenaient de plus en plus carrossables.

La quatrième phase de 1932 à 1937, il s'autorise à acheter une camionnette Ford, "pour soulager ses forces", comme il l'écrit à Mgr Le Hunsec, le Supérieur général. Il utilise donc progressivement les moyens les plus rapides, pour assurer la solidité des chrétientés qu'il fonde, et pour étendre jusqu'à l'extrême limite la mission dont il est chargé.

Tout n'est pas facile dès le départ, mais au bout d'un certain temps l'évangélisation se fait par contagion. Quand un village s'ouvre au Père Esvan, son premier souci est de bâtir une case, où les catéchumènes se rassemblent autour du catéchiste. Le 28 novembre 1904, c'est ce qu'il tente de mettre en place à Brin à 12 kilomètres à l'ouest de Ziguinchor avec l'autorisation du chef de village. Pour cela, il y avait un rônier à abattre. L'arbre touché, aussitôt se lèvent des hommes armés de fusils et de sagaies, pour empêcher de le faire tomber. Le Père essaie de s'expliquer, mais rien n'y fait. Il va alors s'asseoir sur un talus, pour n'avoir pas l'air de provoquer ceux qui l'assaillent. Avec un calme qui l'étonne lui-même, il dit aux gens, qui l'entourent, qu'il va rentrer chez lui et qu'il reviendra plus tard. Et il s'en va.

Que s'est-il produit ? Devant le calme manifesté par le Père, les gens sont tout d'un coup désarmés : ils se trouvaient devant un homme peu ordinaire sur lequel ils perdaient leur emprise.- Suite à cet incident, la pénétration à l'ouest de Ziguinchor lui était pour l'instant fermée. Qu'à cela ne tienne, de retour à Ziguinchor, il s'en va ailleurs vers le nord et atteint Bignona. Là c'est le succès dès le départ.

Lorsqu'en 1910 Mgr Jalabert devient Vicaire apostolique de la Sénégambie, il a l'idée de réorienter le projet de Mgr Kobès fondé en 1850, pour faire de Ngazobil un Centre de formation catéchétique et suppléer ainsi au manque de missionnaires et de prêtres sénégalais. Le P. Esvan est chargé de ce nouveau poste. Mais il n'y reste que très peu de temps. La mission entreprise en 1911 dans le Fouladougou près de Kolda est sur le point de sombrer. Le Père Hanguièré, qui en est chargé, tombe dans une anémie profonde. Le P Jean-Marie quitte Ngazobil pour le remplacer et s'applique aussitôt à connaître la région et ses habitants, comme il le fait à chaque nouvelle fondation. Il constate alors que les Peulhs de cette région sont relativement peu nombreux et déjà très familiarisés avec l'Islam. Cette mission ne présente à ses yeux aucune urgence particulière, alors qu'il y a des secteurs en Casamance et dans le Sine-Saloum, qui réclament les missionnaires pour de belles moissons tout de suite. Le Père revient ainsi en Casamance, mais ne rejoint Ziguinchor qu'en novembre 1913 après un congé passé en France.

Le retour à Ziguinchor ouvre sans doute la période la plus marquante de la mission accomplie par le P. Esvan en Casamance. Malgré l'absence des missionnaires, qui sont mobilisés durant la durée de la guerre 1914-1918, et le peu de santé de ceux qui restent sur le terrain, de la sienne particulièrement, le travail continue de se faire. Passant au-delà de Brin, qui tarde à s'ouvrir, il se met sérieusement à vïsiter la région située à l'ouest vers l'Océan. Les routes récemment tracées offrent désormais cette possibilité. Entre-temps, il a des ennuis avec l'Administration coloniale qui lui en veut de ne pas collaborer avec elle. Une soi-disant nondéclaration de variole sévissant au pensionnat des Sœurs à Ziguinchor lui vaut d'être condamné à 100 francs d'amende et à un mois de prison ferme. Sur les instances de Mgr Jalabert, l'affaire monte à Dakar, et le Père est totalement lavé de l'accusation qui lui est faîte.

Les tracas, quï lui sont ainsi imposés, ne réduisent pas ses activités. Il poursuit inlassablement ses efforts vers la région ouest de Ziguinchor, sans négliger pour autant les soins à donner à la partie est de sa mission Il est sans cesse sur les routes, suppléant autant qu'il le peut à l'absence de ses confrères mobilisés. Deux fois réformés du service militaire pour un physique apparemment délabré, il mène un travail gigantesque, organisant le catéchuménat dans un village, construisant une case-chapelle dans un autre et veillant au bon fonctionnement de ce qu'il met ainsi en place, tout en suscitant des initiatives, pour que les gens prennent progressivement en main leur destinée. Mgr Jalabert sait ce qui se fait de cette manière en Casamance. Pour soutenir l'effort du P. JeanMarie, il envoïe l'abbé John (ou Dione) qui débarque à Ziguinchor le 1er octobre 1916 et y reste jusqu'au retour des Pères à la fin de la guerre. En d'autres lieux, l'absence des missionnaires fut la raison d'un recul de certaines évangélisations à peine commencées. En Casamance, cela ne semble pas avoir été, tout au moins dans des proportions aussi importantes.

Les constructions sont aussi un domaine où le P. Esvan s'est beaucoup investi. Dès 1902, Mgr Kunemann le charge de construire une église à Ziguinchor, dont les restes subsistent encore près du port. Ceci suscite un savoir-faire, que le Père développe peu à peu comme toutes choses, révélant son goût artistique, particulièrement dans l'équilibre des volumes. Le 17 juillet 1904, cette première église est bénie, alors qu'elle n'est pas achevée et ne le sera jamais faute d'argent. Cette première église ainsi que les bâtiments attenants sont mis en vente par la Procure des missions de Dakar le 15 juillet 1918. Le Père Esvan sera dès lors conduit à construire une autre église, celle-là définitive, qui deviendra par la suite la cathédrale et qui ne demandera guère de transformation après le Concile Vatican II, comme si son concepteur avait tout prévu à l'avance. Ceci peut encore dire aujourd'hui ce que fut le P. Esvan.

En dehors de ces deux grandes constructions, le Père n'a jamais cessé d'aménager des lieux pour l'usage des chrétientés qu'il fondait, et même de prévoir des terrains pour des constructions qui se feraient plus tard, au risque de n'être pas toujours compris sur le moment. Il voyait ce que d'autres ne voyaient pas, car c'était un visionnaire. Heureux donc le pays qui a eu cet homme pour voir à l'avance ce qui serait fait après sa disparition !

Le 1er mai 1937, le P. Esvan quitte définitivement Ziguinchor et s'en va pour son dernier congé en France, laissant derrière lui une chrétienté de plus de 3.000 membres avec 44 postes de brousse. A son retour au Sénégal, le 27 octobre suivant, il prend à Poponguine la direction du séminaire qu'on lui confie désormais et s'applique de son mieux à le diriger. Le courage, dont il fait preuve dans cette nouvelle fonction, impressionne. Sa longue expérience agrémente les cours qu'il donne, affichant toujours son souci du lendemain.

L'enseignement n'est pas alors sa seule préoccupation, il veut aussi montrer comment on peut assurer sa subsistance en aménageant un jardin ou en procédant à certains travaux. Le cardinal Thiandoum, qui était alors son élève, dit avoir été frappé par la volonté qu'il mettait à exécuter ses projets : "Il avait des plans et on était étonné de les voir aboutir presque immanquablement," dit-il en effet. Le temps, qu'il passe au Séminaire, marque donc profondément les séminaristes.

En août 1943, le P. Esvan vient à Ziguinchor prêcher la retraite annuelle à ses confrères présents au Sénégal. C'est sa dernière venue en Casamance, que le P. Louis Le Hunsec raconte dans ses mémoires en dépeignant le Père Jean-Marie sous les traits d'un homme maigre, mais résistant comme un athlète, le front haut et dégarni, les yeux enfoncés au fond des orbites, les pommettes saillantes et les joues disparaissant dans le reste du visage. Il alliait la réserve à la gaieté, illustrant ses conférences par les souvenirs de sa vie missionnaire. Ceci provoquait l'hilarité et mettait une bonne ambiance dans l'assistance.

En 1944, le Père Esvan est encore engagé dans l'une ou l'autre retraite, mais il est bientôt malade et va à Thiès consulter un médecin, qui le fait immédiatement hospitaliser à Dakar. Les soins, qui lui sont alors donnés, n'apportent guère de résultat. Le Père est usé par une vie totalement donnée. Le 17 juin 1944, il meurt. Ainsi, s'est achevée une grande et belle vie.
Ecrivant à la jeune sœur du défunt le 23 février 1945, le Père Lalouse retrace en quelques traits ce que fut le P. Jean-Marie : "Esprit distingué, d'une culture au-dessus de la moyenne, le Père avait une âme d'apôtre : il sut décupler la chrétienté de Ziguinchor". Les Casamançais ne cesseront d'en garder le souvenir ému et reconnaissant.

Ce qui ressort le plus de sa personne, disait déjà une enquête à son sujet en 1926, c'est son caractère très édifiant en tout. Il en est de même de sa gravité, malgré le brin d'originalité qu'il manifeste toute sa vie. Il impressionne ceux qui l'approchent, témoin l'institutrice qui en octobre 1927 le rencontre à Douarnenez dans le Finistère lors d'une journée missionnaire : "Le Père Esvan avait à ses côtés l'abbé Joseph Faye, le futur Préfet apostolique de Ziguinchor. Il parlait peu, mais sa personne irradiait un tel ascendant que j'en fus impressionnée. A ce contact, ma vocation était née. Quelques temps après, j'entrais chez les Sœurs spiritaines.

Henri Gomis, qui fut commerçant à Ziguinchor, rapporte un fait aussi marquant. Il accompagnait le Père dans ses tournées au temps où il était jeune garçon. En préparant le repas du Père, il avait commis une erreur : le plat de riz était horriblement assaisonné. Le Père n'en fit aucune remarque, mais laissa le plat au jeune garçon qui s'aperçut de sa maladresse. Il reconnut alors l'extraordinaire délicatesse du Père qui ne lui en avait fait aucun reproche. Ce témoignage est resté à jamais gravé dans sa mémoire.
Père ESVAN Pierre, petit neveu

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