Le Frère Ignace Gay,
1835-1863.


" Nous avons à déplorer la perte du Frère Ignace, qui s'est noyé par accident, l'avant-veille de la Toussaint, en allant chercher des briques sur une pirogue, pour les constructions de la Mission. Nous nous empressons d'ajouter, pour notre commune consolation, que ce bon Frère venait de faire, la veille, sa retraite du mois, et le matin même la Sainte Communion. Nous avons donc tout lieu de croire qu'il était bien préparé à cette mort inattendue."

Tel est le texte du communiqué du Bulletin Général de la Congrégation au 4ème trimestre 1863. Cette réflexion sur la mort du religieux met bien en relief le souci primordial de l'époque, la sanctification personnelle. "La fin première et générale de la Congrégation est de procurer la gloire de Dieu et la sanctification de ses membres." C'est ce qui leur permettait de se donner si totalement et si généreusement à l'apostolat missionnaire.

Ce même esprit rayonne dans la lettre du prêtre diocésain, curé de la paroisse d'origine du Frère Ignace:

Villy le Bouveret, le 29 février 1864,
Répondant à votre lettre, par laquelle vous donnez la triste nouvelle de la mort de Jean-Marie Gay, je vous dirai que je n'ai pas eu l'avantage de connaître personnellement cet intéressant jeune homme, puisque je ne suis curé de Villy que depuis 1858, mais tour ce que le public raconte de lui est à sa louange, on s'accorde à dire surtout qu'il était très officieux, étant toujours prêt à rendre service. Né le 21 septembre 1835, il est parti de Villy au printemps de 1853, pour ne plus y revenir. C'est à cette époque qu'il a dû entrer dans votre Congrégation.

Cependant pour dire quelque chose de particulier sur les premières années de Jean-Marie Gay, je puis vous déclarer, sur la parole de ses parents bien religieux, que sa jeunesse s'est passée dans la crainte de Dieu. Soumis à ses pieux parents, il les a aidés dans les travaux de la campagne, jusqu'au moment de son départ pour Paris. D'une famille aisée d'agriculteurs, il n'a point été contraint par la nécessité à quitter la maison paternelle, et l'on doit reconnaître qu'il était bien appelé de Dieu à la vocation religieuse. Sa bonne Mère m'a rapporté avec bonheur que, dans son berceau, ce tendre enfant priait déjà son Dieu. Et, sans doute, en avançant en âge, il n'a pas cessé ses ferventes prières ; on peut même assurer que c'est dans la prière que le Seigneur s'est manifesté à lui, pour lui montrer la voie de la vie religieuse.

Et, si le frère Ignace a donné sa préférence à votre honorable Congrégation, il y aura été déterminé par les exemples des deux frères Boutet, de cette paroisse, tous deux prêtres (chose admirable) morts membres de votre sainte maison. Mr Tissot Jean François, en religion frère Barnabé, de cette paroisse, et Mr Fournier, un de vos autres frères, peuvent aussi avoir fixé le choix de Mr Jean-Marie Gay, fils de François Gay et de Andréa Sage. Ces braves père et mère, vivants encore, ont été bien affligés de la mort de leur cher enfant, et, pour le sacrifice qu'ils viennent de faire, ils se recommandent aux charitables prières de votre Congrégation. Ils se consolent dans l'espérance de retrouver au Ciel leur cher enfant, mort dans le baiser du Seigneur.

Votre lettre, Monsieur le Secrétaire, et celle du frère Barnabé, sont très consolantes, elles rassurent pleinement sur le sort éternel du frère Ignace. Nous l'aurons donc tous pour intercesseur auprès de notre père céleste. Je m'estime heureux d'être le Curé d'une paroisse très édifiante, et surtout d'être le Curé des parents de Saints qui appartiennent à votre Maison.

Dans l'espoir de nous connaître tous dans le sein des Élus, je vous prie d'agréer les sentiments bien respectueux avec lesquels j'ai l'honneur d'être, Monsieur le Secrétaire, votre très humble et bien reconnaissant serviteur : Cart, curé de Villy.

P.S. - Si vous faites une notice biographique, auriez-vous la bonté de m'en adresser une copie ? On aimerait à avoir aussi celles des MM. Bouchet, pour les consigner dans nos archives."

Après cette lettre du pasteur du village sur la famille du Frère Ignace, faisons connaissance avec son père, par les sept lettres que son fils a soigneusement conservées, comme un soutien essentiel dans sa vie religieuse et missionnaire.

La première est de 1856. Ignace la reçoit à St Ilan près de St Brieuc, lieu de sa première affectation. Son père l'informe que le gouvernement de l'État Sarde risque de l'appeler sous les drapeaux. Il cherchera à l'en protéger. Il le lui dit : " Je souhaite vivement que vous puissiez rester attaché à la sainte maison où l'on voit régner la piété et la crainte de Dieu, plutôt que d'aller servir dans les années d'un gouvernement irréligieux, où l'on ne voit que crimes et libertinage, et où le scandale est à son comble, sauf quelques légères exceptions. Et pour cela, je ferais volontiers le sacrifice de tous vos autres frères, pourvu qu'ils suivent la même voie où vous avez vous-même daigné marcher le premier."

La seconde est adressée, en 1858, à Bathurst, en Gambie, où Ignace vient d'être affecté sous les ordres de Mgr Kobès :

" J'ai reçu samedi vingt-trois du mois de janvier dernier votre consolante lettre en date du premier octobre année dernière. Je dis consolante parce que je ne puis vous exprimer la satisfaction que j'ai goûtée, ainsi que votre mère et toute la famille, à la lecture de votre lettre, qui nous a rassurés sur l'état de votre chère personne. Car vous pouvez vous figurer quelles pensées sinistres venaient affliger les cœurs paternels d'un père et d'une mère, chaque fois qu'ils pensaient que leur cher -fils, tendre objet de leurs affections, avait peut-être été englouti par les vagues d'une mer orageuse, en traversant celle-ci pour aller se dévouer au salut de ses frères ; ou supposant que la traversée eût été heureuse, ils craignaient que la fièvre pernicieuse causée par une température brûlante n'eût déjà mis fin à vos jours si précieux dans ce pays. Eh bien, cher fils, puisque la bonne Providence a bien voulu vous conduire sain et sauf, qu'elle vous conserve encore dans ces régions lointaines, sans doute pour la prospérité de l'atelier dont vous êtes le maître ; nous nous unissons tous de cœur et d'esprit pour la remercier à ce sujet."

Les cinq dernières lettres iront le rejoindre à Ste Marie du Gabon. Elles porteront le tampon daté des postes de Cruseilles, Annecy, Lyon, Paris, Calais, Plymouth et Femando-Poo, d'où elles seront acheminées à Libreville, au Gabon.

En 1859, il lui parle de l'Empereur des Français qui a aidé l'Italie à se libérer de la domination autrichienne. En 1860, c'est le ralliement de la Savoie à la France par le vote au suffrage universel "de tous les citoyens pauvres ou riches, âgés de 21 ans, et domiciliés dans la commune depuis six mois au moins."

L'année suivante, le gouvernement français procède, à son tour, à des appels sous les drapeaux. Le père prend des précautions : que son fils ne lui écrive plus directement, mais seulement par un ami discret ; il met le Maire dans la combine et les Gendarmes renoncent à poursuivre leur enquête. Mais, par prudence, le papa conseille à son fils de retarder son retour en France.

En 1862, ayant quelque peu tardé à répondre à son fils, il lui demande de ne pas croire à un relâchement de son affection : " Non, cher fils, tant que je serai sur cette terre, je n'oublierai jamais un fils qui jadis m'était si soumis, et qui maintenant a fait de si grands sacrifices pour contribuer au salut et à la civilisation des pauvres noirs d'Afrique, nos frères en Notre Seigneur Jésus Christ. Seulement je vous exhorterai toujours à vaincre tous les obstacles qui s'opposeraient à l'accomplissement de votre sainte vocation, où il vous est plus facile d'opérer votre salut et de vous faire une couronne de mérite pour la vie éternelle, qu'à nous qui vivons au milieu des tumultes du monde. Néanmoins, je tâche avec toute la famille d'unir mes faibles prières aux vôtres, et à celles de tous les pères et frères des missions d'Afrique, afin que par ce moyen nous fassions violence au ciel en hâtant la conversion des pauvres noirs. Opérant ainsi notre salut, nous nous retrouverons au Ciel."

Et après avoir parlé du temps, des récoltes du blé et des pommes de terre, après avoir donné des nouvelles des membres de la famille et des amis, il conclut sa lettre par ces mots : " Adieu, cher fils, je vous embrasse dans les Saints Cœurs de Jésus et de Marie, en ayant le bonheur de me dire pour la vie, votre très affectionné père : François Gay. "

C'est le digne fils de François Gay qui adressera la lettre suivante au Supérieur Général de sa Congrégation :

" Mon Très Révérend Père,
Ce qui m'avait porté à vous écrire, il y a quatre mois, c'était les difficultés que j'ai éprouvées depuis presque tout le temps que je suis au Gabon : difficultés que je n'ai rencontrées nulle part dans les communautés où j'ai été auparavant. Ne pouvant écrire moi-même, je me suis trouvé gêné pour vous en faire part dans ma lettre : c'est pourquoi je me suis contenté de vous donner seulement à le pressentir.

Croyant utile de vous donner des détails, je vais vous les exposer le plus brièvement qu'il me sera possible.

Les craintes que j'ai, au sujet des engagements que l'on contracte par les vœux, me sont venues du défaut de règles fixes pour les frères, et qu'il me parait qu'il n'y a pas une marche uniforme suivie à leur égard. Ici, on est porté à exiger beaucoup, parce qu'on craint d'être trop large : je veux dire que l'on craint de leur accorder trop de confiance. Il semblerait même que l'on craint de faire brèche à son autorité, en acquiessant à un avis, à une observation d'un frère, même quand on ne peut pas la contester. De là, le peu de confiance : je dirais plutôt qu'il existe une certaine réserve, une certaine défiance entre les Pères et les frères, qui est le contraire de l'union.

Le Père économe n'a pas toujours des idées bien exactes dans les choses qu'il commande, il dit beaucoup de paroles, mais il reste presque toujours dans le vague ; on ne sait souvent à quoi s'en tenir. De même pour ce qu'on lui propose ou qu'on lui demande.

Il arrive aussi qu'on est obligé de recourir au Supérieur si l'on ne veut pas qu'un ouvrage soit défectueux, surtout si l'on voit qu'il en résulterait du dommage. Si on lui propose de faire certaines choses qu'il reconnaît lui-même être utiles et même nécessaires, par un esprit de contrariété, ou parce que ce n'est pas lui qui en a donné l'idée, il oppose mille obstacles, mille entraves pour empêcher qu'elles soient faites, ou pour différer jusqu'à ce que lui-même les commande. Si, pour ne pas perdre de temps en son absence, on fait une chose, qui est selon son intention, sans avoir pu l'en prévenir auparavant, ou, l'ayant prévenu, sans qu'il ait donné de réponse, il témoigne du mécontentement, il se plaint au Supérieur qu'on fait les choses de son propre mouvement.

Souvent il ne donne pas de réponse à ce qu'on lui demande ou à ce qu'on lui propose, même quelquefois quand il la faudrait tout de suite.

Si on propose ses difficultés au Supérieur, il recommande la patience, qu'il faut de la soumission, de la déférence, qu'il faut obéir. Il serait facile d'obéir si l'on savait à quoi s'en tenir... Ce n'est pas le travail, ni l'abattement produit par le climat qui coûte, qui fait de la peine, mais bien les contrariétés.

Tous ces détails vous feront comprendre, mon Très Révérend Père, qu'il ne règne pas ici la même simplicité que dans les communautés de France, et c'est là ce qui me donne de la répugnance pour faire mes vœux perpétuels.

Je vous prie donc, en terminant, mon Très Révérend Père, d'avoir la bonté de m'éclairer sur les obligations que l'on contracte pour le vœu d'obéissance, par rapport à toutes ces misères que je vous ai signalées, et de me donner les avis que vous jugerez m'être nécessaires.

Daignez agréer, mon Très Révérend Père, l'assurance du plus profond respect et de l'affection toute filiale avec lesquels j'ai l'honneur d'être votre très obéissant serviteur et fils.
Frère Ignace, à Ste Marie du Gabon, le 20 janvier 1861.

Le 23 octobre 1861, il écrivait de nouveau au T.R.P. : " Votre lettre du 22 mars a levé toutes les appréhensions que je pouvais avoir, et il ne me reste plus qu'un grand désir de m'attacher indissolublement à une congrégation qui a toutes mes sympathies."

Le 17 juillet 1863, il rendait compte de son engagement définitif au Supérieur Général : " C'est le 12 juin, jour de la fête du Sacré-Cœur de Jésus, que j'ai eu le bonheur d'émettre mes vœux perpétuels, entre les mains de Sa Grandeur Mgr Bessieux, et en présence de toute la communauté réunie à la chapelle."

Trois mois plus tard, le 30 octobre, c'était, pour le Frère Ignace, de Villy-le-Bouveret, le jour de sa naissance au ciel.

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