R. P. Bernard GERRER
Not. Biog. IV p. 491-522
décédé le 27 décembre 1911


1. Enfance

Ce fut à Lautenbach, près die Guebwiller, que naquit Bernard Gerrer, le 6 mars 1844. il était le troisième de six enfants. Tout jeune encore il avait manifesté de l’attrait pour notre Congrégation qu'il avait connue par l'entremise de quelques scolastiques originaires de la région. Mais il ne put de si tôt rejoindre ces derniers à l'abbaye de Notre-Dame de Langonnet.

Après ses études primaires, il fut envoyé à l'école professionnelle de Guebwiller, où, bien vite, il conquit l'estime de ses maîtres et l'affection de ses condisciples, Premier de la première classe, quand il en sortit il obtint une bonne place aux filatures de Lautenbach ; et ainsi pendant deux ans il put gagner quelque argent pour ses parents, cultivateurs honnêtes assurément, mais peu favorisés des biens de la fortune.

Cependant l'idée d'être missionnaire lui revenait sanscesse à l'esprit. Comment réaliser son pieux désir ? Voici ce qu'il imagina. « je suis un enfant de Marie, se dit-il, je vais lui confier mon affaire. Et puis mettons-nous à l'oeuvre résolument, préparons-nous en attendant l'heure de Dieu.» En conséquence, à l'insu de tout le monde, hormis son -frère aîné, et tout en vaquant consciencieusement à son emploi, il se mit à étudier le latin et., le grec. Pour trouver du temps, il se levait de grand matin, et, le soir, il ne se couchait pas avant 11 heures. Quant aux dimanches, il les consacrait uniquement à la prière et à l'étude. D'ailleurs, toujours à l'affût des occasions pro­pices. il ne cessait de poursuivre ses bons parents d'ins­tances réitérées, tant et si bien que ceux-ci commencèrent à voir de l'extraordinaire dans la constance de leur fils. Les larmes aux yeux, et craignant de s'opposer aux des­ seins de la Providence, ils consentirent à se priver du secours que leur donnait Bernard et à lui laisser suivre sa vocation.

Le jeune homme avait déjà dix-huit ans et demi. Par l'entremise de son frère encore séminariste, et avec les plus chaudes recommandations de son curé qui l'avait toujours regardé comme un enfant chéri du ciel, il fut admis en quatrième au petit scolasticat de Notre-Dame de Langonnet. Dans cette agréable solitude bretonne il passa quatre années heureuses, pleines de studieux efforts et d'honorables succès. Après sa rhétorique, il conquit le grade de bachelier ès-lettres, - chose rare chez nous à cette époque.

Sa formation spirituelle et religieuse était au niveau de sa culture intellectuelle. Rempli d'esprit de foi, il était animé d'un grand désir d'avancer dans la perfection ; il comprenait toute "importance du renoncement, et s'efforçait d'ordonner sa ' conduite selon les maximes formulées par notre Vénérable 'Père. Ainsi le 20 août 1865, son frère aîné, l'abbé Charles Gerrer, devait célébrer sa première messe au village natal. Lui-même, ses parents, le vieux curé de Lautenbach, faisaient démarches sur démarches pour obtenir qu'à cette occasion Bernard bénéficiât de la faveur d'un petit séjour au pays. Le fervent scolastique ne demanda rien. Considérant comme nuisible une entrevue avec sa famille, il aurait sans doute répondu négativement à la proposition si on avait pensé à la lui faire directement. Mais par ordre, et après l'exposé des motifs qui légitimaient sa présence, il se rendit sans difficulté, et point n'est besoin d'ajouter qu'il édifia toute la paroisse par ses manières pieusement modestes et son affabilité tout accueillante.

Il avait reçu le saint habit de la congrégation en mai 1863. Pendant trois années consécutives, par les voeux privés de religion, il s'attacha plus étroitement encore au Dieu dont il avait entendu l'appel ; et dès son arrivée au grand scolasticat de Chevilly (1866), il renouvela ces promesses sacrées pour jusqu'au jour de sa profession, y ajoutant même le voeu d'entrer dans notre cher Institut. Qu'aurait-il pu faire de plus pour montrer sa fidélité? On le voyait partout strict observateur de la règle, y mettant même trop, de raideur. Sa ferveur se manifestait encore dans sa charité pour ses confrères au hasard des' relations ; mais en récréation il paraissait un peu mort, ne parlant guère, à moins qu'il ne fût question de science ou de matière d'étude.

Durant sa dernière aimée de théologie, au mois de janvier 1870, il fut pour quelque temps 'envoyé à Cellule. Il devait y faire la classe de troisième, dont le titulaire remplaçait le Père Cogniard alors absent. Il reçut cette destination avec un grand esprit de dévouement. On sentait qu'il était prêt à tout pour montrer à la Congrégation sa reconnaissance et son amour ; et à Saint-Sauveur tout le monde fut frappé de sa parfaite régularité. Il revint à Chevilly au second semestre.,

Un mois après la déclaration de la guerre, 17 août 1870, les scolastiques furent obligés de quitter la Communauté du Saint-Coeur de Marie, cette terre promise de la Con­grégation. Ils s'en allèrent pour la plupart dans leurs familles. Ce ne fut pas sans quelque difficulté que M. Gerrer et les autres Alsaciens parent avoir accès chez eux. Ils restèrent au pays pendant huit longs mois, té­moins de désolations sans nom. Entré temps, grâce aux bons offices du Père Bertsch, qui ne s'était épargné ni démarches ni voyages pour transmettre les communications du Très Révérend Père, les scolastiques d'Alsace eurent le bonheur de recevoir les Saints Ordres. Ces ordi­nations furent faites en novembre et en décembre à So­leure par Mgr Lachat, évêque de Bâle.

« Il nous a reçus, écrivait M. Gerrer, avec beaucoup, de bonté et de condescendance ; et avant de nous laisser partir, il nous a vivement exhortés à veiller sur nous pour rester fidèles à notre vocation religieuse au milieu des dangers du monde parmi lesquels nous sommes tant exposés. Hier, fête de l'Attente du divin Enfantement, j'ai immolé pour la première fois l'Agneau sans tache. C'était aux pieds de la statue miraculeuse de Notre-Dame de la Pierre. Daigne Notre­Seigneur nous exaucer bientôt et nous réunir tous, afin que, formés par la dernière épreuve du Noviciat, nous puissions le servir plus efficacement comme fervents profès de notre chère famille religieuse.»

La réunion ne put se faire à Chevilly. Il fallut aller à .Saint-Ilan où le Noviciat provisoirement érigé, passait aux mains du Père Grisard, jusqu'alors directeur du Scolasticat. Le 4 mai 18711, le plus, tôt qu'il put, M. Gérer arriva, bien décidé à devenir ce que doit être un novice, à savoir: un homme détruisant la vie naturelle pour lui substituer la vie surnaturelle. Il se mit à l'oeuvre avec ardeur, prenant la règle pour ligne de conduite, et s'efforçant chaque jour de s'unir davantage au Coeur de jésus par la méditation de ses mystères et l'imitation de ses vertus.

Dans le courant de juillet on put enfin faire retour a Chevilly, et le Noviciat s'installa le moins mal possible au château, dans des appartements délabrés et en partie incendiés par les obus. L'année ide probation, un peu écourtée, se termina par la profession le 1er octobre.

2. Le Sous-Maître au Noviciat des Clercs

Dix jours après, le Père Gerrer rentrait au Noviciat comme sous-,directeur. La vie de silence et de retraite que l'on y mène était pleinement de son goût ; et jusqu'en 1880, plusieurs fois par semaine, il eut l'avantage de donner aux novices ses solides sujets d'oraison. En voici un à titre d'exemple.

« Saint Joseph, modèle de la vie intérieure. Il a été préparé par jésus. Il regardait et imitait jésus. Il travaillait pour jésus. Notre partage n'est­-il pas le même? Remercions Dieu et faisons comme joseph. »

Cependant le Père Gerrer aurait préféré le sort ides novices à son rôle de sous-directeur. Il trépignait à les voir gaîment occupés au travail manuel, tandis que lui était obligé die sécher sur les livres pour mener à bien certaines recherches que lui confiait le T. R. P. Schwindenhammer. Encore ses louables efforts étaient-ils parfois, médiocrement prisés. Entre autres choses, il avait été chargé d'une rédaction préparatoire des Constitutions.. Un beau jour, son oeuvre achevée, le, Père. Gerrer s'empresse de l'apporter à la Maison Mère.. Il se, présente à. l'appartement du Supérieur Général.- -« Pourquoi venezvous? » dit celui-ci. - « Mon Révérend Père, je viens vous remettre mon travail. » - « Comment ! vous osez venir chez le Très Révérend Père sans être convoqué. Retournez à Chevilly jusqu'à ce que je vous mande. » Et le Père Gerrer, tout penaud, reprend son paquet et s'en revient au Noviciat en méditant sur la parole de l'Ecclésiaste: In hoc quoque vanîtas est, et afflictio pessima !

Pour se délasser de ses labeurs intellectuels il faisait duministère à Villejuif et à Thiais ; il ne manquait aucune promenade ; soit avec les novices,' soit avec les autres membres de la communauté. Le 24 mai 1S73 il prit part à un pèlerinage à Longpont. Il était en compagnie du Père Bertsch et de quelques Frères, entre autres les Frères François-­Marie et Agapit, tous dans l'intention d'obtenir de Notre-Dame de Bonne-Garde le salut de la France si éprouvée. En ce temps-là on partait de, bonne heure, à 3 heures du matin. L'on allait à pied, et chemin faisant on s'acquittait de tous les exercices de règle, en. restant à jeun bien entendu, car les Frères devaient communier et les Pères dire la sainte messe au lieu du pèlerinage. Après avoir satisfait leur dévotion nos pieux compagnons se contentèrent d'un léger goûter. A 1 heure ½, ils étaient de retour à Chevilly où ils dînèrent, puis chacun se remit à ses occupations habituelles. Or, ce même jour, Thiers donnait sa démission, et Mac-Mahon était élu Président de la République. -« Voyez l'effet de nos prières » disait le bon Frère Agapit. Heureuse confiance

Au Noviciat, le Père Gerrer professait la liturgie et la théologie ascétique. Dans son cours d'ascétisme, fort goûté de ses auditeurs, il faisait rentrer avec beaucoup d'à propos les principales questions de théologie dogmatique. Pour ces jeunes gens, parvenus au terme de leurs études, c'était une utile révision en même temps qu'un exposé suggestif d'applications pratiques au point de vue spirituel. Le Père s'occupait aussi du chant ecclésiastique et des affaires de l'économat.

En 1875 il se fit une permutation entre le Père Gerrer et le Père du Plessis, qu’une fatigue de poitrine mettait dans l'impossibilité de continuer ses cours. Celui-ci prit donc la charge de sous-directeur au Noviciat, et le Père Gerrer se rendit à Langonnet pour y enseigner la morale. L'année suivante, il était de retour au Saint-Coeur de Marie.

3. Le Dîrecteur du Grand Scolasticat

En 1879 le grand Scolasticat lui-même venait se réinstaller à Chevilly ; et un an après, le Père Libermann était nommé supérieur de la communauté de Mesnières. Qui le remplacerait comme directeur ? Le Père Gerrer fut choisi, et il resta douze ans dans cette importante fonction. Il eut d'abord de la peine à se faire accepter. D’aucuns redoutaient sa sévérité et sa raideur. Cependant le Père menait sa barque avec prudence, et semblait avoir adopté unie ligne de conduite tout opposée à celle que l'on attendait de lui. Au lieu de se montrer cassant, il se faisait le tuteur du roseau brisé. Tel scolastique était-il tenté de déserter sa vocation, le Père Directeur plaidait pour lui auprès des Supérieurs majeurs. On sentait qu'il avait endossé unie responsabilité nouvelle.

Lui-même le sentait plus que les autres. Il débute en ses conférences par une exhortation à la bonne volonté et à la ferveur ; il passe à l'explication du règlement - ce qu'il recommencera du reste chaque année. - Il expose les diverses méthodes d'oraison, ou d'assistance à la messe. Il insiste sur la nécessité de s'immoler avec jésus et de se préparer à la communion par une grande pureté d'âme et d'intention. Pour les lectures spirituelles, il conseille de les faire dans des livres écrits par des saints… (deux pages non relevées ici)

Le scolasticat n'absorbait pas toute l'activité du Père Gerrer. Sa qualité de supérieur le rendait attentif et intéressé. à tout ce qui se faisait dans la maison. Notamment il encourageait les Frères, s'informait de leurs besoins et les aidait de ses conseils. Tous les jeudis il leur faisait une conférence. Il leur accordait aussi certaines faveurs. Lors de la promenade de Versailles, les frères jardiniers, y compris les novices et postulants, s'adjoignaient aux scolastiques pour visiter avec eux les jardins du château.

La réputation de sagesse et de bonté du Père Gerrer s'était aussi répandue au dehors. De loin on lui écrivait pour le consulter. Quant aux gens du voisinage, ils ne se gênaient pas pour venir le trouver. Les conseillers municipaux, et surtout monsieur le Maire, s'adressaient 'à lui pour régler certains litiges, ou pour prendre son avis sur les affaires courantes.

4. Le Maitre des Novices Clercs

Le Père semblait définitivement établi à Chevilly, quand un beau jour, au mois de septembre 1892, le bruit se répandit qu'il était nommé Maître des Novices clercs à Grignon. C'était vrai, Le 12 septembre à la conférence, l'ancien Directeur donna aux scolastiques ses dernier conseils ; à la manière de saint Jean, il insista particulièrement sur la charité. Le 13, il se mit en tête des bandes pour la grande promenade à Versailles. Et le lendemain, fête de l'Exaltation de la Sainte Croix, les scolastiques conduisirent à Grignon les futurs novices. Aux uns et aux autres le Père Gerrer venait encore de distribuer les charges et lui, arrivé en voiture a 3 h. 1/2, immédiatement inaugura ses fonctions par un salut solennel du Très Saint­-Sacrement.

A 6 h 1/4, après le départ des scolastiques, le nouveau Père Maître réunit les novices pour la première conférence. « La paix soit avec vous ! leur dit-il. Ayez la paix en vous-mêmes, et maintenez-vous en paix avec le prochain. En retour vous aurez la joie, cette joie pure et surabondante, qui ne laisse pas d'être tempérée par la modestie, et qui a pour sauvegarde la fidélité à la règle." Cette parole du Père Gerrer donnait tout son programme.

Comme matière d'enseignement il prit pour sa part le droit régulier, la théologie ascétique, les diaconales et la pastorale. Il laissait au sous-­directeur la liturgie, le chant et les cours de prédication. Lui-même, en tout, prêcha d'exemple, même au travail manuel. Ne le voyait-on pas un certain jour prendre la pioche d'un de ses novices et lui montrer pratiquement comment on devait sen servir? Il maniait l'outil avec une telle dextérité, il piochait avec une telle ardeur que tous les autres posèrent leurs armes pour pouvoir mieux l'admirer.

(4 pages non recopiées)
Entièrement dévoué à ceux que lui avait confiés la Congrégation, le Père Gerrer n'oubliait pourtant pas le public. Il se donnait à tout venant, au confessionnal et au parloir. Une fois, - c'était la veille de Noël 1892 – il confessa pour ainsi dire toute la journée, et pendant la nuit depuis 10 h. jusqu'au moment de la grand'messe. Le bas de la chapelle était tellement rempli qu'on fut obligé de placer les hommes au choeur dans les stalles. Et le Père chanta la messe de minuit, et il chanta aussi la messe du jour.

Son aménité lui gagnait tous les coeurs. Des prêtres du dehors, retraitants ou autres, bénéficiaient de son zèle et de sa charité. Il leur apprenait à vivre de la vraie vie sacerdotale, la vie d'union intime avec Jésus. Ses bons retraitants; conseils, ses encouragements les entretenaient dans la pratique des vertus de leur saint état.

5. Le Conseiller Général et le Provincial

Au Chapitre de 1896, le Père Gerrer fut élu Conseiller Général de la Congrégation. On pouvait dès lors pressentir qu'il ne resterait plus longtemps à Grignon. Le 18 août suivant, le Père Pascal était nommé Maître des novices ; et le lendemain, de Chevilly il amenait les nouveaux novices. Le Père Gerrer les reçut dans sa chambre, et leur donna l'accolade fraternelle, leur adressant tout ensemble des souhaits de bienvenue, des paroles d'encouragement et d'adieux. Puis ayant indiqué à chacun son numéro de chambre, et mis le Père Pascal au courant de tout, il partit pour la Maison-Mère.

A Paris il fut d'abord nommé secrétaire des Missions. En août 1898 il reçut la charge de Provincial de France, charge qu'il garda jusqu'en 1903. Il l'avait inaugurée par la retraite qu'il prêcha le mois précédent, sur les vertus et les devoirs de la vie apostolique. C'était à la fois la retraite des Pères et la retraite de fin d'année du scolas­ticat. Depuis il en prêcha bien d'autres, soit à Chevilly, soit dans les diverses maisons de la Province. Par exemple, au mois de mai 1903, nous le trouvons à Miserghin. Il commença par dire combien il était heureux de se sentir enfin sur la terre d'Afrique. Sa parole substantielle retrempa les âmes dans la piété et la ferveur. Après la retraite il fit sa visite de Provincial, vit chaque membre en direction, et examina les diverses oeuvres de la communauté. Deux réunions suivirent, l'une pour les Frères, l'autre pour les Pères. En général, dans ces visites qu'il fit de nos maisons, sa bienveillance et sa douceur lui attirèrent l'estime et l'affection de tous. Il s'y montra sur­ tout sage directeur, encourageant et consolant ceux qui étaient dans la peine.

En 1894, le P. Gerrer avait été envoyé en Alsace où l'on offrait à la Congrégation la desserte du pèlerinage de Notre-Dame des Trois Epis.

Il fut aussi en 1907 nommé visiteur de nos maisons de Portugal, car depuis 4 ans déjà il était correspondant pour cette province pour le Congo portugais, pour la Lounda, la Cimbébasie et le Counène.

Au Chapitre de 1906 il fut réélu conseiller général. On avait beaucoup compté sur lui pour la révision de nos constitutions. Il ne déçut point ces espérances: en mainte circonstance, ses connaissances en théologie et en droit canonique furent des plus précieuses. Toutefois, plus au courant des principes théoriques puisés dans les livres que des adaptations pratiques auxquelles les Congrégations romaines ne se refusent pas, il s’était figuré que, pour obtenir de nouvelles Constitutions, nous devions faire le sacrifice de nos Règles latines. Son plan ne prévalut pas, et ce fut heureux.

Au Conseil, nous croyons savoir qu'il apportait une conscience absolue et un jugement très indépendant. Excellent pour assembler autour d'une question les diverses raisons pour et contre, surtout contre, il arrivait très difficilement à la conclusion définitive et pratique à laquelle il était, malicieusement parfois, invité à passer. Mais, au moins, avec lui, on savait, avant de s'arrêter à une résolution, tous les inconvénients qu'il en fallait attendre. Heureusement, ils ne se réalisaient pas tous !

Cependant sa réputation de savoir et d'érudition l'avait fait apprécier. On le tenait en très haute estime à l'Archevêché. On le prenait comme membre du jury aux examens des jeunes prêtres ; et, en octobre 1907, il fut proposé et admis comme membre du Conseil de vigilance doctrinale. De différents côtés on lui adressait des consultations, théologiques et juridiques. Il y répondait avec beaucoup d'obligeance, mais sans transiger avec la vérité. On sait à quelles discussions donna lieu le décret du 17 décembre 1890 sur le compte de conscience: les uns s'attachaient à l'élargir en faveur des Supérieures de communauté, les autres l'exagéraient plus ou moins en sens opposé. Le Père Gerrer fut prié de donner son avis sur la question. Il publia, alors dans la Revue canonique quelques articles, plus tard réunis en brochure. Ces articles furent lus en partie dans les réunions de l'Académie de droit canonique établie à Paris sous le patronage de Saint Raymond de Pennafort, et tous les membres approuvèrent les conclusions de l'auteur.

6. Le ministère chez les Soeurs de Saint Joseph

Dès les premiers temps de son séjour à la Maison-Mère, le Père Gerrer commença auprès des Soeurs de Saint Joseph de la rue Méchain, spécialement au Noviciat, ce long ministère de 14 ans qu'il résigna bien malgré lui, lors de sa dernière maladie. C'est avec un dévouement inlassable qu'il travailla à la sanctification de ces bonnes religieuses. Peut-être un peu sévère au début, du moins le donnant à croire par son excessive austérité, il parut bientôt ce qu'il était véritablement, un homme de Dieu, tout rempli de la suavité de Jésus-Christ. Sans peine, il saisit l'esprit de la Congrégation ; et il dirigeait les Soeurs tout à la fois suivant cet esprit et suivant leur attrait. Il avait en effet le talent de s'adapter aux âmes ; il cherchait à connaître la voie de chacune pour seconder en elle l'action divine, et soigneusement il se gardait d'y substituer ses propres vues.

Sa grande simplicité mettait de suite à l'aise, sa foi vive pénétrait et entraînait, ses décisions éclairées fixaient les consciences dans la paix, et ses conseils pratiques faisaient progresser dans le chemin de la perfection. Il se méfiait des élans de ferveur passagère. Ce qu'il estimait, ce qu'il demandait au nom du Maître, c'était le renoncement et la pureté d'intention. Il parlait peu de mortifications extérieures, mais il recommandait instamment la mortification intérieure et l'humilité. Il écoutait tout le monde avec patience et répondait toujours par quelques bons conseils, lors même qu'il était convaincu qu'on ne les suivrait pas. Il avait du reste son franc parler, et ne s'inquiétait pas de ce que l'on pouvait penser ou dire de ses opinions ou de ses avis.

Quant aux âmes anxieuses ou tentées, un mot de lui suffisait souvent pour leur rendre le calme ou les remettre dans la bonne voie. A d'autres il adressait de longues lettres en raison de leurs besoins particuliers. Mais il ne cherchait nullement à plaire et il ne flattait ni la sensibilité ni l'amour-propre. Il promettait des prières, il priait effectivement, et beaucoup ; mais il ne faisait rien de plus. Pas d'envoi d'ouvrages à ses pénitentes, pas de souhaits à l'occasion de la nouvelle aimée ou d'une fête: ces petits moyens, et d'autres si fort goûtés de certaines na turcs sensibles n'étaient point son fait. La charité était son unique mobile. Il est notoire que cette charité le consuma ; car, pour faire du bien aux âmes, il ne s'accordait aucun repos : il était vraiment à toutes et à chacune de celles qu'il dirigeait. A 1 h. 1//2 il entrait au confessionnal, il n'en sortait qu'à 6 h. du soir.

Il ne prenait absolument rien entre ses repas. « Si j'ai besoin de quelque chose, répondait-il aimablement aux instances qu'on lui faisait, je le demanderai ; soyez tranquilles. » Mais cette demande, il ne la fit jamais. Même lorsqu'il était en proie aux plus violentes migraines, il ne diminuait rien de son assiduité au saint ministère. Dans les derniers temps seulement, quand déjà la maladie commençait à l'étreindre, il prenait l'air pendant quelques instants avant de donner ses instructions.

Le Père Gerrer rendit encore d'autres services à l'Institut des Soeurs de Saint-Joseph de Cluny. Nommé vice-postulateur de la cause de la Mère Anne-Marie Javouhey, il exerça cette fonction avec beaucoup, de compétence et de zèle. Il était grand admirateur de cette héroïque servante de Dieu. « jamais fondateur d'ordre, disait-il souvent, n'a fait pour les siens ce que cette fondatrice a fait pour sa Congrégation. » Il suivait avec intérêt les sessions du tribunal constitué pour la cause ; et quand le procès informatif fut terminé, en 1902, il fut heureux d'en porter à Rome la copie authentique. Plusieurs années durant il ne cessa. de donner son concours aux travaux subséquents ; et le 11 février 1908, il eut enfin la joie de voir cette cause si chère introduite en cour de Rome. Il assista encore, en mars 1909, à l'ouverture du grand procès apostolique relatif à la nouvelle Vénérable. Mais peu après, il dut résigner sa fonction. La maladie lui interdisait désormais tout effort.

7. La fin

Le Père Gerrer avait dit un jour dans une conférence aux scolastiques sur le dévouement que nous devons à la Congrégation : « Ce dévouement doit être complet, il doit aller jusqu'à l'effusion du sang, si Dieu l'exige. Nous devons imiter nos aînés, ces premiers membres de la Congrégation qui moururent à la tâche. Ne reculons point d'une semelle devant les maladies et les mille autres souffrances que nous rencontrerons dans la vie. » De ce conseil qu'il donnait aux autres il a fait, semble-t-il, la règle de sa vie. Il travaillait pour ainsi dire sans relâche ; à peine, par intervalles, s'accordait-il, ou plutôt parvenait-on à lui imposer quelque congé.

Des indispositions assez fréquentes, des migraines opiniâtres auraient dû lui faire comprendre que sa santé n'était point de fer et qu'il y avait péril à trop bander les ressorts de l'organisme. A certaines époques de l'année, au commencement de l'automne surtout, il était plus souffrant. Des malaises alarmants se manifestèrent en juillet 1908 : pendant une retraite qu'il prêchait aux Soeurs de Thiais, sa langue devint embarrassée, on soupçonna une attaque de paralysie. Mais lui n'en voulait pas convenir. Cependant il avouait de l'oppression, de l'accablement, une extrême fatigue. Avec quelques soins et du repos il se remit un peu L'année suivante des accidents semblables se reproduisirent.

En septembre, sur les offres pressantes et affectueuses de Monsieur l'abbé Cusin, vicaire général d'Annecy, il fit un voyage, et tenta une sorte de cure d'air en Suisse et en Savoie. Il ne put s'en accommoder et revint à Paris. D'ailleurs, il était trop tard pour enrayer le mal. C'était l’artério-sclérose bien déclarée. Les quatre médecins suisses qui avaient eu lieu de se prononcer sur le cas prescrivirent certains remèdes, mais sans laisser d'espoir de guérison.

Depuis lors, le cher Père ne fit que languir et traîner. Il ne marchait plus que fort péniblement, restait de longues heures dans une sorte de torpeur, perdait peu à peu la mémoire, celle des idées d'abord, puis des sentiments, puis des actes. Il fallut bientôt le garder et le soigner comme un enfant. Plus de lecture, plus de travail d'esprit: quel pénible sacrifice pour un intellectuel comme lui ! Il dut également cesser de dire la sainte messe : privation bien plus cruelle encore pour un prêtre si dévoué à Jésus Eucharistie. Du moins se rendait-il compte que se trouvait réalisé le souhait qu'il avait depuis longtemps formulé : être victime pour les âmes. « Comme le bon Dieu voudra » disait-il. Et il baisait avec amour le crucifix qu'on lui présentait. Il se doutait bien que sa maladie serait longue ; et quand à la fin de décembre 1910 on lui proposa de recevoir l'extrême-onction, il différa d'abord ; puis, sur de nouvelles instances, il accepta en disant: « Oui, mais ça ne presse pas. » Dans le commencement de son épreuve il se suivait en effet, et s'attendait pour telle ou telle époque à tel on tel genre de crise, ou à un temps d'accalmie et d'apparente amélioration.

Le 19 avril 1911 il fut amené à Chevilly, et logé à l'infirmerie près de l'oratoire. De sa chambre il entendait la messe, et presque chaque jour il communiait. Mais bien souvent il était alors comme en somnolence. Le R. Père Supérieur – Père du Plessis - venait l’entretenir un peu tous les matins, et chaque semaine il entendait sa confession. Le 1er mai, profitant d'un moment de pleine lucidité, il obtint de lui sa démission de conseiller général. « A présent, dit le cher malade, je n'ai plus qu'à me laisser gouverner. » Et il s'abandonna tout simplement, non sans rechigner un peu parfois, entre les mains des infirmiers.

Quand le temps était beau, on le promenait assis dans la petite voiture qui précédemment avait servi au T. R. P. Emonet et au R. P. Libermann. Le Frère qui l'accompagnait disait souvent avec lui le chapelet, et le Père Gerrer donnait fidèlement la seconde partie du Pater et de l'Ave. Fait admirable du reste, habituellement il était à pieu près impossible de lui faire articuler une seule parole et pourtant dès que l'on récitait près de lui, il répondait très distinctement. De nombreuses visites lui étaient faites: il reconnaissait les gens, mais n'était pas capable de tenir conversation, et l'on se retirait peiné de l'avoir vu dans ce pitoyable état de prostration.

Le 23 mai, il fut pris d'une forte hémorragie le sang coula abondamment depuis 5 h. du soir jusqu'à 11 h. Cet écoulement, au dire du médecin, l'avait sauvé d'un coup, d'apoplexie, et probablement de la mort. Au vrai, à partir de ce moment il se trouva bien mieux, quoique très affaibli. Pendant deux mois on l'entretint dans aucune apparence d'amélioration en le maintenant à la diète. Mais au commencement d'août le Père eut une attaque de para­lysie qui lui fit perdre l'usage de la main droite comme celui de la parole. Toutefois il pouvait encore murmurer oui on non, bien à propos, selon les cas. Enfin il plut à Dieu de terminer l'épreuve de son patient serviteur: Ce fut le 27 décembre, en la fête de saint Jean. Vers 7 h du matin il fut pris d'une crise d'étouffement et d'un violent hoquet qu'on pouvait entendre de toutes les chambres de l'infirmerie. Le Frère Maxence, le voyant décliner, lui demanda sil devait chercher le Père Supérieur, et sur sa réponse affirmative il fit prévenir celui-ci. Le Père du Plessis arriva immédiatement, et lui donna une der­nière absolution. Après quoi il lui fit l'application de l’indulgence de la bonne mort et commença les prières des agonisants. Il n'eut pas le temps d'achever: le cher Père Gerrer était mort.

Lorsque le corps du défunt fut exposé sur le lit, il parut comme transfiguré: jamais on ne lui avait vu si bon visage. Les Soeurs de Saint-Joseph, accourues en nombre, s'empressaient autour de lui, et faisaient toucher à ses mains vénérées les objets pieux qu'elles avaient apportés. L'enterrement fut très solennel. Dans l'assistance, outre les Pères et les Frères de nos Maisons de Paris et de Chevilly, outre les Soeurs d'Antony, de Thiais et de la rue Méchain, et d'autres représentants des communautés voisines, on remarquait M. l'abbé Cusin et NN. SS. de Courmont et Jalabert. Mgr Le Roy était alors absent de Paris. Le R. P. Pascal chanta la messe ; et le R. P. Grizard, qui avait fait la levée du corps, présida la conduite au cimetière.
(Une 2e partie intitulée « l’homme », n’est pas relevée ici)

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