Le Frère Albéric JACQ,
1859-1908
Cette notice a été rédigée par le P. Briault 1874-1953 missionnaire du Gabon, peintre et écrivain.
C'est d'une très pauvre famille de Morlaix que Vincent Jacq naquit le 23 février 1859 ; et, circonstance plus fâcheuse, ses parents étant morts de bonne heure, il se trouva trop tôt livré à lui-même, fréquenta l'école buissonnière, vagabonda comme un petit malheureux et finit par aboutir à la Colonie de St-Michel, en Priziac, où il demeura de 1871 à 1874. Il s'y régularisa, obtint de bonnes notes, prit du goût pour les choses surnaturelles, et laissa un bon souvenir.
Après la vie murée de la Colonie, il avait besoin d'air, et, choisissant le plus vaste des horizons, il se fit marin. Ce ne fut pas pour longtemps, car il avait au cœur la saine nostalgie de la vie pieuse et régulière : aussi, rentrant d'une croisière en Norvège, il alla frapper à la porte du noviciat de Langonnet, le 13 septembre 1875.
Il devait y rester 4 ans, et ce serait trop affirmer que pendant cette longue étape de sa vie il ne connut ni gros temps, ni vents contraires en lui, l'ancien colon faisait souvent tort au postulant et au novice votes et chapitres lui furent souvent cruels. Ce temps lui profita, rien ne profite comme une épreuve, et c'est là qu'il fit véritablement son éducation, en même temps que son apprentissage de la vie religieuse. Il eut de forts combats à livrer, mais heureusement il avait une nature très droite, un solide fonds de piété, peu étalée mais très personnelle, assez de bon sens pour n'entrer dans aucune coterie, assez d'insouciance aussi pour ne jamais rester longtemps découragé.
Le 8 septembre 1879, il faisait sa profession religieuse et fut placé aussitôt à St-Ilan, où il exerça 4 ans son métier de maçon. Il avait le commandement d'une section du bâtiment quand on l'envoya de là à Braga ; mais il ne devait faire que passer au Portugal. Un peu après, on l'embarquait pour la mission du Gabon, où il arriva en octobre 1886.
C'était l'époque où la mission, très fortement établie à la côte, commençait ses établissements à l'intérieur, et c'est de ce temps que datent les œuvres florissantes de Donghila, Fernan-Vaz et Lambaréné. A la station mère de Libreville, il avait fallu pour subvenir aux besoins des créations nouvelles, multiplier les services : pour celui des embarquements et débarquements, pour les gros travaux de la mission, on avait fait venir une équipe de Kroumen de Côte d'Ivoire, engagée à l'année. On les confia au F. Albéric, à qui les travaux de maçonnerie laissaient du temps de reste, et que sa taille comme sa voix désignaient pour cette intéressante fonction.
S'il faut en juger par le souvenir qu'il en avait conservé, ce fut son plus beau temps ; il est certain qu'il était arrivé à manier ses Kroumen d'une façon très remarquable. Ce n'était pas toujours très facile : ces gens-là étaient paiens, mercenaires, et pourvus d'une assez complète collection de défauts ; et puis cela parlait toutes les langues de la côte, y compris des vestiges d'anglais !... Mais "Flambéry" (c'est ainsi qu'ils prononçaient Frère Albéric) avait inventé, pour lui et son monde, un vocabulaire spécial, inintelligible à tout profane, et où il y avait, en breton, des expressions de dernière énergie, pour les grandes occasions. Occasions rares toutefois, car le brave Frère ne se fâchait ni souvent, ni sérieusement. Ami de la plaisanterie, il savait faire marcher son monde avec une raillerie bien placée, un mot drôle, au besoin une menace invraisemblable, dont il riait le premier, et ses larges mains en ont beaucoup plus imposé par les corrections qu'elles auraient pu donner que par celles qu'elles ont administrées.
Il lui fallut toutefois quitter ses Kroumen pour des travaux plus en rapport avec ses capacités professionnelles. Lambaréné sous l'active impulsion du regretté P. Léon Lejeune, prenait un développement considérable : il importait que l'édifice matériel fut en rapport avec l'importance croissante de l'œuvre. On y envoya le Frère Albéric. Il fallait tout trouver sur place, et ce ne fut pas une petite affaire que de faire consentir les Pahouins à piétiner l'argile pour faire des briques.
- Est-ce que tu vas te mettre à manger de la terre ? disaient les vieux en voyant enfourner la glaise.
- Vas-tu manger tout cela ? Ajoutaient les autres en voyant les dimensions de la motte.
On s'y mit, on s'y fit petit à petit. Et celui qui eut peut-être le plus de patience dans tout cela, ce fut encore le Frère maçon, pris d'un côté entre le nonchaloir de ses ouvriers, et, de l'autre, talonné par l'activité dévorante de son supérieur, qui lui jouait parfois le tour de pousser en arrière les aiguilles de l'horloge pour allonger les matinées ! 300.000 briques sans compter les tuiles, sortirent du four, et de ce tas prodigieux sortirent les superbes constructions de la métropole de l'Ogoué. Mais à la fin, ce fut le four qui tomba. Un jour de septembre 1893, alors que le F. Aubert et le F.Albéric se trouvaient à l'intérieur, occupés à consolider le soutènement d'une nouvelle voûte, celle-ci s'écroula sur eux. On eut beaucoup de peine à les retirer de dessous les décombres amoncelés : heureusement ils étaient tous deux vivants, quoique à demi asphyxiés. Le F. Albéric était assez gravement endommagé : côtes enfoncées, déchirures superficielles au ventre, nombreuses contusions ; le tout suivi, à quelques jours de là, d'une pleurésie. Soigné à la mission Ste-Marie de Libreville, où on l'avait ramené d'urgence, puis embarqué pour la France, il ne se remit jamais complètement de cet accident qui lui a peut-être coûté vingt ans de sa vie.
Quand il revint de son congé en Europe, il reprit avec sa petite section d'ouvriers et d'apprentis ses travaux de maçonnerie une peu dans toutes les stations, partout où il y avait à bâtir ou à consolider. Presque toutes lui doivent une part de leurs constructions, et ce n'est généralement ni la moins solide ni la moins soignée. Toutefois il vieillisait et sentait s'affaiblir ses anciennes forces: il lui fallut, en 1902, refaire le voyage de France.
Il y refit momentanément sa santé, mais quand il rentra dans son cher Gabon, on vit de suite que c'était un homme usé ; et comme son métier était un Métier dur, il lui devint difficile de le remplir avec l'activité ancienne. Au commencement de février 1908, il se plaignit d'un affaiblissement général, sans signaler de souffrance particulière. Cela dura trois semaines et ce ne fut qu'aux premiers jours de mars que le Docteur put diagnostiquer une pneumonie double. Malheureusement, il n'était plus assez fort pour en triompher et, quand il dut s'aliter, ce fut pour ne plus se relever.
" Sa patience, sa résignation à la sainte volonté de Dieu, écrit Mgr Adam, ont été admirables. Le troisième jour de sa maladie, 7 mars, à 8 heures du soir, il demanda lui-même à se confesser, pensant pouvoir faire la sainte communion le lendemain matin ; mais pendant la nuit il perdit connaissance. A 11 heures et demie, en présence de toute la communauté réunie, on lui donna l'extrême-onction et l'indulgence de la bonne mort. A 2 heures et demie, il avait rendu son âme à Dieu.
Son souvenir vivra dans la Mission, parmi les mémoires les plus pures et les plus aimées. Cet homme, taillé en hercule, avait toute sa vie gardé la simplicité d'un enfant, et jamais on n'eut à craindre de sa loyale nature l'une ou l'autre de ces subtilités qui arrêtent la confiance et retardent la sympathie. Il était foncièrement pieux, quoique sans ostentation, même inconsciente : chez lui la piété était exempte d'à-coups, persévérante et sérieuse, mais s'alliait volontiers à une certaine jeunesse et à une grande gaieté de caractère. Ce à quoi elle s'alliait surtout, car elle en était l'aliment nécessaire, c'était un remarquable esprit de charité et de conciliation : c'était discret, cela avait l'air de s'ignorer, mais cela se traduisait dans ses relations, dans ses conversations, parfois même dans des silences voulus, et l'on n'a pas, au Gabon, attendu sa mort pour en faire volontiers la remarque à son avantage. On aurait dit que chez lui le cœur avait gagné tout ce que, eu égard à sa première éducation l'esprit avait perdu.
On s'habituera difficilement à ne plus voir dans les cours sa démarche où restait une réminiscence du métier maritime, sa figure ouverte et franche, sa barbe superbe, à ne plus entendre son rire et sa grosse voix. Mais tous les regrets sincères et profonds de ses confrères, et de tous les chrétiens, l'ont accompagné dans la tombe.