Le Père Côme JaffrÉ,
décédé à Chevilly, le 18 décembre 1967,
à l’âge de 83 ans.


Côme Jaffré est né le 26 septembre 1884, à Moustoir Ac, commune du Morbihan située à quelques kilomètres au sud de Locminé. Sur ses jeunes années il se montre discret : « J’étais d’une famille très chrétienne qui m’a élevé dans les sentiments de foi et d’amour de Dieu jusqu’à quinze ans. La pauvreté de mes parents ne me permit pas d’entrer au séminaire. La Providence me fit admettre à l’école apostolique de Poitiers. » Il fait, à Poitiers, chez les jésuites, ses études secondaires et y entretient une vocation missionnaire, avec le souhait de la réaliser chez les Pères du Saint-Esprit.

Après avoir passé son baccalauréat avec succès, il entre au noviciat spiritain de Chevilly le 26 septembre 1904, et fait profession le 8 août 1905. Ceux qui l’ont connu dans sa jeunesse disent avoir apprécié sa bonne humeur et sa gaieté. Ordonné prêtre le 28 octobre 1910, il termine son scolasticat l’année suivante. Le 9 juillet 1911, à la consécration à l’apostolat, il reçoit son obédience pour le Congo où il arrive en septembre 1911.

La mission de Linzolo, où il est nommé, a été détachée, le 14 février de cette même année, du vicariat apostolique de Loango, pour faire partie de celui de l’Oubangui. Ce qui ne s’est pas fait sans discussions ni remous. Les esprits se sont apaisés, mais l’ancien supérieur, le P. Alphonse Doppler, après seize ans de présence à Linzolo, vient de rentrer (pour la seconde fois) en France pour soigner ses crises nerveuses. Il ne souhaite pas se trouver sous la houlette de Mgr Auguard et, à son retour de congé, en 1913, il demande à faire partie du personnel du vicariat de Loango. Il est alors envoyé à Kimbenza, où il mourra en 1926.

Le P. Jaffré arrive donc à Linzolo peu après le nouveau supérieur, le P. Albert Le Gallois. Celui-ci, au Congo depuis 1903, a rempli, à Brazzaville la fonction de procureur. Il ne parle pas (ou peu) la langue, et c’est le P. Jaffré qui, dès ses débuts à Linzolo, va s’y mettre et très rapidement va parfaitement maîtriser le lari, parlé non seulement à Linzolo, mais dans toute la région.

Cinquante ans plus tard, un Congolais témoigne : « Il fut le premier à étudier sérieusement la langue lari pour que cette langue soit appréciée et ses richesses sauvées. Il a écrit un livre dont le titre est Lari-français. Nos anciens, aujourd’hui encore, c’est avec une profonde satisfaction qu’ils lisent ce livre. Il s’agit de sa Méthode pratique de lari-français : il souhaite que, grâce à cette méthode, les Européens ne s’adressent plus aux Noirs dans un indigne charabia et que les Noirs évitent d’employer un sabir qui dénature leur langue. » Le livre paraîtra en 1924. Il travaille en même temps à un catéchisme lari qui sera édité un peu plus tard, en 1930.

Deux témoignages du P. Gaston Schaub (au Congo de 1926 à 1990 ; à Linzolo de 1927 à 1946) :

« Jeune missionnaire, le Père Jaffré cédait quelque fois à la tentation de fumer. En ce temps-là c’était considéré comme inadmissible. On l’obligea à solliciter de la maison mère une autorisation. Celle-ci vint de Mgr Le Roy, accompagné d’une caricature représentant un petit père Jaffré avec un énorme cigare à la bouche. » (Plus tard, il fumera sa dernière cigarette le jour même de son entrée en fonction à Mortain.)

« Le P. Le Gallois se croyait obligé de former le jeune missionnaire et il le surveillait de très près, à tel point qu’il avait fait une espèce de trappe dans le plafond du réfectoire pour pouvoir l’observer pendant qu’il prenait son petit déjeuner. Cette trappe, de 25 cm sur 10 est restée visible jusqu’en 1936, quand on a changé tout le plafond. »

En 1914, le P. Le Gallois sera mobilisé au Cameroun, où il restera ensuite comme missionnaire.

En 1919, arrive en renfort à Linzolo le P. André Kranitz qui, lui aussi, laissera dans cette mission un souvenir durable. Comme sera durable l’amitié entre les deux missionnaires : fidèlement, pendant un demi-siècle, ils s’enverront chaque année des vœux et des nouvelles à l’occasion de la fête de leurs saints patrons.

Fin linguiste, le P. Jaffré devient aussi bon connaisseur des us et coutumes du pays : « Grâce à sa possession parfaite de la langue, il eut une grosse influence sur les gens, dans ses catéchismes, ses prédications, les palabres qu’il eut à trancher. Il eut ainsi la possibilité de connaître les coutumes des Balari mieux que quiconque » (témoignage du P. Nicolas Moysan, au Congo de 1926 à 1950 et de 1966 à 1972). Ce qui confirme, s’il en est besoin, l’appréciation d’un Congolais : « Notre vie, le P. Jaffré l’a connue parfaitement. Il avait une grande finesse pour connaître nos coutumes. »

Ajoutons ce témoignage de son ami le P. Kranitz : « Toujours de bonne humeur, il aimait chanter. Il jouait de l’harmonium. Il fut un admirable missionnaire de la brousse. Les Congolais l’appelaient Tata Mayoukou, “Celui-qui-reste”, au contraire de ses prédécesseurs qui changeaient si souvent. » Peut-être peut-on donner une autre interprétation à ce surnom : “Celui, bien-implanté, qui-a-les-pieds-sur-terre”.

Après un congé en France de mai 1923 à décembre 1924, le P. Jaffré, à son retour, est affecté à Brazzaville ; il précise lui-même : « À l’œuvre des Balari, à l’œuvre des enfants et des sœurs ; chant et orgue ; supérieur de la mission à partir d’avril 1927, provicaire et vicaire délégué, à partir de juillet 1927.»

Le P. Moysan indique qu’il est aussi procureur : « À ce poste, il fut très dévoué, serviable et compétent. Il eut cependant des initiatives qui ne furent pas de bonnes affaires. Il était très économe, pour ne pas dire plus. Il se rabattait facilement sur des articles les moins chers ou les occasions. La mission de Brazzaville avait reçu un don important : une Citroën 5 CV. Elle revenait de droit au procureur, et moi, qui sortait de la procure, je n’avais pas le droit de prendre le volant. Le P. Jaffré conduisait d’ailleurs très bien. C’était amusant de voir le “Petit Père” à son volant, redressant sa taille, tout droit, un bout de mégot à la bouche ; ce qui finit par roussir sérieusement sa moustache. »

Bien que vicaire général, le P. Jaffré ne s’entendait pas très bien avec Mgr Guichard. Selon le P. Moysan, « Celui-ci avait des idées plus larges et plus libérales sur tout. Le P. Jaffré se croyait obligé de le contrer souvent et de le freiner sur beaucoup de choses ». Mais ce n’est pas cela qui explique son départ définitif du Congo.

Peu de temps avant son départ en congé, en juin 1933, il avait fait paraître le n° 1 du bulletin mensuel de la Mission Catholique de Brazzaville, Le bon message ; son nom figure encore, comme gérant de cette modeste revue, jusqu’en mars 1934.

C’est une surprise pour lui et pour tout le monde, de le voir nommé comme directeur du scolasticat de Mortain. Il dit lui-même aux scolastiques : « Vous avez été étonnés de me voir nommé votre directeur. Eh bien, moi aussi ! » Il avait écrit à Mgr Le Roy : « Une lettre du P. Provincial vient de m’apporter une des plus grandes surprises de ma vie, ma nomination à Mortain. »

Dans cette même lettre, il exprimait déception et appréhension : « Rentrer mes notes, fermer définitivement la grammaire indigène, en bonne voie de rédaction, avec l’amertume de l’avoir recommencée deux fois sans l’achever, c’est un regret. C’en est un autre, plus sensible, que d’entrer dans une charge délicate sans préparation. Mais je ferai tout mon possible pour que vous n’ayez pas à déplorer une méprise. » À Mortain, il restera à peine trois ans.

En octobre 1936, il est nommé directeur du scolasticat de Chevilly. Chevilly, où il vient, deux mois auparavant, de donner une retraite à une cinquantaine de ses confrères spiritains. Il y a fait, entre autres, une conférence sur l’adaptation qui a été remarquée, bien caractéristique de ses idées et de sa méthode.

On peut lire le texte intégral de cette conférence dans le bulletin général de décembre 1936. Avec cette conclusion : « L’adaptation nous penche sur le prochain, mais elle n’est jamais une abdication de la personnalité. Toute sa méthode tient en trois formules : intransigeance sur les principes, tolérance pour les opinions, accommodement avec les personnes. » Et rappelons son point de départ : l’inscription sur une brique du pavage, près de l’ancien évêché de Brazzaville : “Le Congo ne pa la France 1896” (sic).

Le P. Kranitz raconte à ce sujet : « Il m’a confié pourquoi il avait accepté de prêcher cette retraite. Mgr Le Hunsec l’avait mis dans l’alternative : prêcher cette retraite ou il serait mis sur la liste d’un futur évêque missionnaire. Pensez donc, dit-il avec un éclat de rire, je n’ai pas hésité un moment. Me voyez-vous, laid comme je suis, de corps, avec mitre et crosse ? Et il en rougissait de tout son visage. » Effectivement de petite taille, il avait bien connaissance de son surnom, “Le Petit Père”.

Dix-sept ans durant, il se consacre à la formation des futurs missionnaires spiritains. Il ne s’y est pas engagé sans appréhension : « Humainement, je ne me sens pas du tout d’attaque pour cette nouvelle charge qui m’effraie. Chevilly représente pour moi une citadelle pleine d’embûches et de surprises. Si des hommes forts et bien armés s’y sont brisés, à quoi s’expose ma faiblesse ! » Mais il ajoute : « Je me suis offert à Notre Seigneur pour les déboires et l’humiliation et, s’il le veut, pour le succès.»

Les témoignages qu’on pourrait obtenir de ses anciens élèves seraient certainement, dans l’ensemble, favorables. Il dit sa préoccupation principale : « Être prêtre, voilà l’idée qui doit inspirer toute votre vie. Dans le travail, l’étude, la piété ; partout cet idéal doit vous soutenir. » Pour aider à y tendre (sinon à y parvenir) il remplit sa tâche de formateur avec discrétion – il apparaissait quelquefois taciturne – avec patience, avec un sens affiné de l’observation.

Du tempérament joyeux de sa jeunesse, il lui reste un sens de l’humour qui, cependant, ne s’exprime qu’en de rares occasions. La plupart de ceux qui sont passés à cette époque par le scolasticat de Chevilly gardent au Père Jaffré estime et reconnaissance.

En septembre 1945, on lui adjoint un sous-directeur, le P. Antoine Neumeyer (remplacé, deux ans plus tard, par le P. André Maniglier), qui s’occupe des trois premières années de théologie. Le P. Jaffré reste directeur général du scolasticat, plus particulièrement chargé de la quatrième année.

En 1953 – il y a soixante-neuf ans – il est temps pour lui de laisser la place à la direction du scolasticat. Mais il demeure alors à Chevilly, comme supérieur de la maison.

Quand, en 1957, on lui demande d’aller à Mortain, comme confesseur au scolasticat, ce fut, dit le P. Moysan, « un des plus gros sacrifices de sa vie, qu’il accepta cependant en bon religieux ». C’est à Mortain qu’il célèbre, le 31 octobre, le jubilé de ses cinquante ans de sacerdoce, en présence du P. Francis Griffin, supérieur général, du P. Lucien Rozo, provincial de France, de nombreux confrères et d’une assemblée fournie.

À Mortain, il consacre une partie de son temps à sa correspondance : il garde dans son enveloppe chaque lettre et y joint une copie de sa réponse, entièrement recopiée de sa main. Mais sa santé se dégrade et il abandonne peu à peu ses occupations habituelles.

En novembre 1964, il écrit à son ami le P. Kranitz : « Pour moi, avec mes quatre-vingts ans, je suis entré en pleine vieillesse, avec ses misères, indispositions, faiblesses, malaises. Je suis condamné à la chambre. Je ne suis pas malheureux, bien soigné, dans une communauté très fraternelle. Ma résolution est bien prise : préparer mon éternité par une vie d’amour du Christ ; ne rien demander, ne rien refuser, tout offrir et supporter par amour. Par vos prières, aidez-moi à vivre ce programme. »

En septembre 1965, on le reçoit à l’infirmerie de Chevilly où il finit ses jours, jusqu’à son décès, le 18 décembre 1967. -
Jean Ernoult - Aux Quatre Vents n° 6. - Voir aussi : MS, n° 2.

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