Le R. P. Joseph JANIN,
premier Assistant général, décédé à la Maison-Mère le 14 novembre 1948,
dans la 67e année de son âge et la 47e de sa profession religieuse.


Le R. P. Joseph Janin naquit à Chambéry le 6 octobre 1881. Il fréquenta les classes préparatoires des Frères des Écoles Chrétiennes jusqu'à l'âge de douze ans : c'est là que sa vocation pour les Missions de la Congrégation se décida. « Un missionnaire de la Guyane, le P, Jalabert, écrit-il, me vit et me demanda s'il me plairait d'aller comme lui porter la bonne nouvelle aux sauvages. J'étais bien jeune alors, je n'avais que onze ans; je ne savais trop ce qu'il voulait dire; néanmoins j'acceptai sa proposition avec enthousiasme. Il fit des démarches pour me faire entrer dans un Petit Scolasticat et deux mois après j'entrais à Cellule en 7e avec le P. Jalaberl. comme directeur. »

Ses notes de Cellule sont curieuses : le directeur n'ose pas affirmer que sa vocation religieuse et sacerdotale soit certaine; on lui trouve le caractère peu énergique; peu ou point de régu­larité, esprit parfois critique; la conclusion en est que cette vocation paraît très douteuse.

Ces impressions furent vite corrigées. Le jeune homme était en effet très personnel; il ne se décidait qu'à bon escient et après mûre réflexion, mais ses résolutions venaient de son fond, sans qu'il se laissât aller à l'influence d'autrui. Très indépendant, il ne se pliait que devant des raisons.

Ces raisons lui furent données au Noviciat et dès lors on porte de lui un tout autre jugement. Voici ce que pense le P. Gerioud : « Esprit avec tendance au rationalisme (nous pensons que ce mot veut dire ici : penchant à se rendre raison de tout) plutôt par défaut de jugement que par raideur. - Au commencement vocation très douteuse; s'y est mis : l'esprit a pris de la souplesse, la volonté est plus ferme, l'esprit de foi plus développé : ne voudrait plus quitter. - Perdra toujours un peu à cause de son extérieur mécontent. Très bien-disposé, a fait beaucoup de progrès. »

Le 9 juin 1899 Joseph Janin prit l'habit à Cellule; il était alors en rhétorique. En octobre suivant il passa à Merville pour faire sa philosophie et préparer la seconde partie du Bacca­lauréat. Il fit son Noviciat à Grignon (1900-1901) et corrimença son cours de théologie à Chevilly; à la rentrée de 1902 il continue ce cours à Rome mais le service militaire le rappelle en France en février 1903. Il achève l'année scolaire à Chevilly, puis réformé à son entrée à la caserne en novembre, il repart pour Rome et y passe une année entière. C'est à cette époque qu'on le signale sujet à de fortes migraines. « Maux de tête persistants, travaille sans modération, ne peut continuer à Rome », écrit son directeur, le P. Vulquin. Le voilà donc de nouveau en France; jusqu'en février 1905 il se repose dans sa famille et achève enfin l'année à Chevilly. Prêtre le 18 mars 1905, il fait sa Consé­cration à l'Apostolat le 9 juillet suivant; le P. Prono, directeur, apostille l'information faite à ce sujet de ces simples mots : « A été très éprouvé par ses maux de tête qui l'ont obligé à interrompre ses études à Rome. Aurait besoin d'une année pour se reposer et compléter ses études. »

On l'envoya en Haïti, au Petit Séminaire-Collège Saint­martial; il fut d'abord nommé professeur de français en 5e ; l'enseignement dans cette classe, pensait-on, ne devait pas ajouter de nouvelles fatigues à celle des années précédentes, D'ailleurs il avait fait à Cellule d'excellentes études classiques. Il possédait un ensemble de connaissances qui le dispensaient d'efforts épuisants; il était méthodique dans ses exposés, sobre en paroles, impassible devant la légèreté des élèves; il avait tout pour réussir et parvenir peu à peu à des emplois plus impor­tants et prendre part à la direction générale de la maison; en outre - ce qui n'était pas à dédaigner - son supérieur, le P. Paul Benoît, ancien professeur à Cellule, avait gardé pour le nouvel arrivé une affection de frère et veillait avec soin à ménager ce collaborateur de grande espérance.

Rien n'y fit. Les classes ne réussirent pas au Père; aux vacances de 1907 il fut envoyé à Pétionville comme vicaire du, P. Lequieu.

La paroisse était à un stade de renouvellement du personnel dirigeant. Le P. Kuntz, vicaire depuis 1874, curé depuis 1888, avait dû revenir en France en 1906 après trente ans de ministère très actif; retiré à Langonnet il y mourut subitement au bout d'un an; avant lui s'était retiré le P. Wenger, plus âgé que son curé; il ne restait plus au presbytère que le P. Jacques Montel, en retraite, qui devait mourir en 1910, sur place. Le P. Montel ne pouvait plus guère que raconter les histoires du vieux temps et rendre quelques services dans le bourg et aux alentours. En place de l'ancienne équipe, le P. Lequien, fraîche­ment, venu du Sénégal en 1906, avait pris la direction de la cure; il y fut aidé par le P. Cremmel et bientôt par le P. Janin (1907) et le P. Charles Gay (1908) venant de Saint-Martial et qui remplaça le P. Cremmel.

Ce fut comme une renaissance de la paroisse. Un cyclone en septembre 1908 avait anéanti trois des chapelles de mornes; il en restait encore trois autres, en triste état il est vrai, mais debout. Le P. Lequien répartit les chapelles du dehors entre ses vicaires; il garda pour lui l'église paroissiale et une chapelle voisine du bourg. Chacun dans son secteur entreprit de relever les ruines et peu à peu de refaire en matériaux solides les con­structions branlantes qui avaient subi l'atteinte du temps. L'émulation entre les deux vicaires, P. Gay et P. Janin, eut ce bon résultat que des chapelles aux murs de pierre remplacèrent les chapelles de bois. Leurs tournées de ministère ne furent plus seulement bornées à l'administration des sacrements; chacun d'eux entreprit d'établir le Status animarum de ses diverses sections; ce travail, dès qu'il fut commencé, permit de mieux connaître les ouailles et leurs besoins. Et le résultat qu'avait escompté le P. Benoît en nommant le P. Janin à Pétionville fut vite obtenu : les migraines du Père se volatilisèrent dans le grand vent des cimes; sa santé se fortifia aux chevauchées sans fin par les sentiers des mornes et la joie de vivre lui revint dans ses relations avec les pauvres gens.

Mais les talents des deux vicaires ne permettaient pas de les enfouir dans les mornes de Pétionville. Les Supérieurs insinuèrent que de temps à autre, ils devraient descendre à Port-au­Prince pour y prêcher des retraites de communautés ou de maisons d'éducation et y donner même quelque sermon d'apparat. Le curé s'accommoda d'abord assez mal de cette combinaison, puis il convint que ses vicaires avaient besoin de s'adresser de temps à autre à un auditoire cultivé. Cet essai réussit. Quand, après le carême de 1911, le P. Vidal eut quitté Haïti, le P. Janin fut appelé à le remplacer à la Madeleine comme missionnaire diocésain (septembre 1911). Il prêcha le carême de 1912 à Jacmel comme il l'avait prêché à Jérémie, étant encore vicaire de Pétionville.

Par le fait se trouvèrent associés dans la même oeuvre deux caractères dissemblables entre lesquels l'harmonie ne cessa de régner, tant dans le ministère que dans la vie commune. Le directeur de la Madeleine depuis 1907, le P. Jules Levasseur, enjoué, porté à la plaisanterie, aimant à mystifier son monde. En chaire même il rappelait des mots, des faits qui, étaient connus de tous, il citait avec grâce les auteurs profanes, il éveillait ainsi l'attention de son auditoire; le P. Janin au con­traire était grave; il ne savait pas sourire sauf dans l'intimité, et encore sans se départir de quelque austérité; il relevait volontiers les échappées de son confrère. Ses sermons fortement charpentés étaient cousus de la dialectique la plus serrée et exposaient la vérité sans ménagement.

Il écrivait tout ce qu'il disait, - pour économiser le temps il se servait de la sténographie, mais sténographie moulée, qui ne laissait pas lieu à une fausse lecture. On venait l'entendre en masse, on l'écoutait respectueusement et on gardait ses enseignements.

Quand la guerre vint, le P. Janin fut renvoyé à Pétionville comme administrateur de la paroisse; il ne cessa pas pourtant de prêcher aux citadins, mais il n'avait alors d'autre aide que le P.Plomby et à deux ils avaient peine à suffire à tous les besoins de leurs mornes. Le P. Janin ne devait pas d'ailleurs prolonger son séjour en Haïti. Déjà le P. Lequien avait été destiné à la Guadeloupe en mai 1913; nommé évêque de la Martinique en mai 1915, il fut remplacé à Pointe-à-Pitre par le P. Levasseur et enfin en septembre 1917, Mgr Lequien obtenait de Mgr Le Roy son ancien vicaire de Pétionville, le P. Janin : Haïti donnait aux Antilles françaises le meilleur de soi.

Le 20 août 1917, dans une de ses lettres, taillées à sa mesure, où tout mot porte, le P. Janin disait ses impressions sur un pays où il avait courageusement peiné pendant douze ans : « Ce n'est pas sans regrets que je quitterai ce pauvre pays où j'ai travaillé si longtemps. Il a parfois ses côtés comiques, mais il y a tant de bien à faire ! Maintenant surtout, il va prendre sous la tutelle américaine un essor considérable au point de vue économique et financier, et il faudrait que le point de vue reli­gieux correspondît. » Hélas, ces espérances n'ont pas été réa­lisées ! « J'aurais volontiers continué à m'y livrer à la prédication, plus nécessaire ici que Partout ailleurs; le rôle du missionnaire diocésain me plaisait et j'espérais le reprendre au retour du P. Gay. L'Archevêque comptait si peu sur mon départ qu'il m'avait déjà confié le carême de l'année prochaine; mais votre parole, Monseigneur, - la lettre est adressée à Mgr Le Roy - est l'expression de la volonté même de Dieu et je n'hésite pas une seconde. De même que je vous ai obéi joyeusement, il y a douze ans, quand vous m'avez envoyé ici, de même je vous obéis joyeusement maintenant que vous m'envoyez ailleurs. »

On lui avait demandé, avant de partir, de faire son possible pour payer les dettes contractées par la paroisse pour la con­struction de l'église du bourg. Le P. Runtz, le P. Lequien avaient porté depuis plus de vingt ans le poids de nombreux soucis, procès, intervention du ministre de France, etc., pour régler ce passé fort embrouillé. Le P. Gay et le P. Janin, après eux, avaient fait des économies et ce dernier était heureux d'annoncer que son avoir suffisait à couvrir son doit.

Il partirait donc tout de suite; il se savait attendu, demandé par Mgr Lequien comme curé de la Cathédrale de Fort-de-France. Mais le curé en charge, Mgr Bouyer, n'avait pas encore donné sa démission. Que ferait, en attendant, le successeur désiré, héritier présomptif d'un titulaire qui ne lâchait pas sa place? Il partirait quand même, telle fut sa résolution. Et à la Marti­nique, il attendit six mois que la fonction put lui être confiée.

Le P. Janin prit possession de la paroisse de la Cathédrale de Fort-de-France le 1er juin 1918; il devait y passer seize années; il fut solennellement installé comme curé le 9 juin, troisième dimanche après la Pentecôte. Il serait superflu d'observer que le curé fut en tout d'accord avec l'Évêque : l'Évêque avait de grandes vues; le curé était surtout homme d'action; ce qu'il concevait on qui lui était suggéré, il l'accomplissait sans se laisser rebuter par les insuccès ou les épreuves. A deux, ils firent de grandes choses, mais on peut dire qu'en vérité le P. Janin porta la grande part du fardeau. L'un et l'autre eurent un moment l'illusion qu'ils allaient rétablir à Fort-de-France les charmes de leur communauté à Pétionville par la venue du P. Levasseur en janvier 1925. Le P. Levasseur, d'abord placé à l'Orphelinat de l'Espérance sur la paroisse du P. Janin, fut nommé, aux vacances, supérieur du Collège. On sait que le Père mourut subitement le 19 octobre suivant; ainsi finit cette collaboration, qui eût été si féconde, des trois amis d'autrefois !

Disons tout de suite que le P. Janin ajouta à sa charge de curé archiprêtre, celle de Supérieur principal du District de la Martinique. Il fut nommé à ce poste en octobre 1924, au départ du P. Grimault pour la Maison-Mère. Le district avait alors bon nombre de Pères et des oeuvres importantes. Pères et oeuvres, le nouveau principal sut s’en occuper sans délaisser sa paroisse. Ce qui nous intéresse surtout c'est l'activité du Père à l'égard de ses ouailles de Fort-de-France.

Il faisait observer, dès sa nomination, que la ville de Fort-de­-France n'était plus, en 1918, ce qu'elle avait été vingt ans plus tôt.

Le désastre de Saint-Pierre, en 1902, avait amené un surcroît d'habitants, si bien que la paroisse avait passé de 15.000 âmes à 30.000. Il ajoutait que le clergé paroissial n'était plus en même nombre qu'autrefois. Il est vrai que, autrefois, les vicaires étaient généralement de jeunes prêtres récemment débarqués dans le diocèse, tandis que, en 1918, ils étaient plus âgés et d'expérience.

Une grande partie de la population était flottante; une autre, attachée à l'administration coloniale de tout degré et encore imbue des préjugés contre l'Église qui, en France, avaient provoqué la persécution religieuse, ne pratiquait guère sa religion. En outre la paroisse était trop vaste; il fallait la scinder; cette nécessité se fit sentir surtout quand le zèle du nouveau curé eût commencé à réveiller les indifférents. Déjà on avait établi des chapelles de secours à l'entour de l'église paroissiale : aux Torres-Sainville, tout proche; plus loin à 7 kilomètres, à Tivoli-Balata; sur la route du Gros-Morne, à 4 kilomètres, à la Redoute. Tenir tous ces quartiers dans la dépendance de la paroisse, compliquait la besogne sans véritable profit. On en fit bien vile des paroisses indépendantes : Balata en 1919, la Redoute et Terres- Sainville eu 1923, enfin Sainte-Thérèse de l'Enfant-Jésus, au quartier de la Compagnie et dans la banlieue eu direction du Lamentin, en 1928.

Le P. Janin n'attendit pas que la paroisse fût, ainsi allégée pour entreprendre d'animer la masse de l'esprit chrétien. Il y réussit; le nombre des communions fut de 60.000 en 1919, de 80.000 en Ï920, de 90.000 en 1921, elles étaient de 150.000 en 1929, dont plus de 8.000 Pâques « rien qu'à la paroisse, car il y en a aussi dans les chapelles. Nous avons un millier de pâques d'hommes, alors que, quand nous avons pris la paroisse, il y en avait un peu plus, d'une centaine. Bien plus, nous avons pu en décider un certain nombre à la communion mensuelle : nous avons chaque premier vendredi de 120 à 130 communions d'hommes. Quelques-uns sont allés jusqu'à la communion hebdomadaire ou quotidienne, mais ceux-là sont rares. Et dans ce nombre nous ne comprenons pas les enfants et les petits jeunes gens qui doivent être environ 2.000 ». Le Père ajoutait . « C'est un des résultats les plus consolants de nos efforts, car qui dit communion, dit vie chrétienne intégrale et quand le chef de famille communie, la famille entière est gagnée à la religion. »

Ces résultats furent obtenus par les moyens classiques assiduité au confessionnal, instruction des fidèles par catégories d'âge et de condition. Sur ce dernier point le P. Janin ne ménageait pas sa peine. Il commença par bâtir sur le terrain du presbytère une salle d'oeuvres, la plus belle salle de Fort-de­France : 400 mètres carrés de surface utile, de quoi recevoir 1 200 personnes assises : elle servit aux catéchismes, aux réunions du cercle, aux conférences, aux séances récréatives données par les jeunes gens du cercle catholique, ou par les jeunes filles de la Société Notre-Dame enfin aux représentations cinématographiques de chaque dimanche en faveur des enfants les plus studieux et les plus réguliers du catéchisme, des jeunes gens des oeuvres et de leurs familles.

La première des oeuvres fondées par le P. Janin groupa la jeunesse masculine instruite, sortie du lycée ou y achevant les études, qui jusque-là avait été négligée. Les conditions d'admission furent sévères, mais la bienveillance que mani­festait le nouveau curé en établissant ce cercle lui valut le plein succès; un autre cercle réunit la jeunesse ouvrière. Pour les enfants au-dessous de quinze ans, on combina des catéchismes de persévérance., Ce qui avait été fait pour les garçons le fut ensuite pour les filles : il y eut diverses associations d'Enfants de Marie. Les oeuvres anciennes furent revigorées : la Conférence de Saint-Vincent de Paul, qui avait souffert de dissensions intestines, reprit l'exacte observance de ses règlements; des dames catéchistes, appartenant à la meilleure société, asso­cièrent leur bonne volonté et leur savoir-faire au zèle du curé et des vicaires, et aidèrent singulièrement à l'instruction reli­gieuse des tout jeunes.

Sur aucun point le P. Janin ne fut en défaut. Son église paroissiale était aussi cathédrale : il se défendit toujours de rester, malgré l'Évêque, le maître chez lui. Au contraire, il s'appliqua à relever l'éclat des cérémonies pontificales, sachant bien l'attrait qu'elles exercent sur les populations créoles. Il y vit un moyen de leur rendre l'église plus familière et de les tenir sous sa chaire à prêcher.

Il prêchait par Iui-mème : comme a Port-au-Prince, il ne recherchait pas l'éloquence fleurie; il n'en avait pas besoin : sobre en tout, il se contentait d'exposer la vérité, non sans un cachet de haute distinction qui s'alliait très bien à sa simplicité voulue.

Avant de parler de ses carêmes, notons qu'il invita les Pères Rédemptoristes, qui missionnaient aux Antilles, à donner à Fort-de-France une grande mission de cinq semaines pendant lesquelles, au sermon du soir, la foule était si compacte qu'elle débordait par les sept portes de la cathédrale jusqu'aux abords.

Le P. Janin a fait paraître trois des carêmes qu'il prêcha à son peuple : en 1921 : Le but de la vie humaine; en 1922.- Le but suprême et la vie présente; en 1931 : La voie vers le but. Deux éditions successives de chacune des séries se sont vendues; elles sont aujourd'hui épuisées. C'est un triptyque très bien conçu : le but de la vie humaine, c'est Dieu, l'union à Dieu commencée en ce monde, parfaite en l'autre. Dans l'état actuel de l'humanité, dans son passé déjà long, nous constatons que l'homme n'a pas trouvé la voie pour aller à Dieu : la grande majorité des humains ne l'a pas trouvée; beaucoup de ceux qui l'auraient trouvée l'ont méconnue. Et pourtant cette voie existe, c'est l'Église. Dans les sept conférences de 1931, le prédi­cateur montre avec abondance que la soumission à l'Église est voie vivante, divine, humaine, universelle, féconde, royale, éternelle.

Les titres des conférences, ainsi cités, pourraient donner le change si on pensait que les développements de l'idée n'étaient pas faits pour le vulgaire. Ils étaient au contraire appropriés aux capacités de tous. Ainsi, parlant de l'Église voie éternelle, le Père montrait que l'Église visible ne réalise pas complètement le concept du royaume de Dieu exposé dans les Évangiles; que l’Église invisible des âmes ne le réalise pas non plus, enfin que l’Église éternelle est le seul vrai Royaume de Dieu : la façon d'expliquer ces notions les rendait accessibles aux simples.

A ce propos, nous noterons ici que le P. Janin, dans ses essais historiques, se sert d'un style terre à terre : phrases courtes, transitions presque banales, comme s'il ne voulait pas revêtir le fait, d'histoire de couleurs qui voilent, sa nue précision; au contraire, dans ses sermons et discours, il montre de la verve; on est cntraîné à le suivre dans le développement de son thème, développement qu'on ne saurait, qualifier de brillant, mais qui plaît et satisfait.

Nous ajouterons que ses préférences allaient aux pauvres gens: volontiers le dimanche matin, à leur rnesse, il leur prêchait et on s’est même plaint que pour eux il négligeait les plus fortunés, tant il avait, su gagner la faveur de l'élite de sa paroisse.

Le service des âmes n'absorbait pas tout le temps du Père; il sut en réserver une bonne part pour des travaux d'histoire qui lui demandèrent des recherches multiples. Aux Antilles tout parle du passé; les lieux ne se transforment qu'avec lenteur et l'on y est tenté de soulever toutes les pierres du chemin parce qu'on les soupçonné imprégnées d'histoire. Le P. Janin, qui aimait sa paroisse jusque dans ses origines au XVIIe siècle, entreprit de la camper en pied devant les gens du XXe. Pour ce faire il a lu de nombreuses productions comme l'Histoire de la Martinique, de Sidney Daneya, en six volumes, comme les études de Rufz, de Thibault, de Charivalori, de Romanet, comme les bulletins et revues; il a consulté les archives coloniales, municipales, paroissiales. Et quand il revint en France, en 1924, il compléta sa documentation aux Archives du Saint ­Esprit, a Paris, et à celles de la Propagande à Rome.

Écrivant à la rue Lhomond, il remerciait l'archiviste d'avoir mis à sa disposition nombre de documents. « Vos archives, disait-il, m'ont rendu le plus grand service. Si nos archives municipales, paroissiales, etc., étaient classées comme les vôtres, nous aurions eu moins de mal à Fort-de-France. J'ai eu une peine infinie à dénicher des renseignements alors que chez vous on trouve du premier coup. »

L'ouvrage fut imprimé en 1924 et mis en librairie l'aimée suivante. Il compte 200 pages in-80, très denses. On félicita l'auteur de son audace et de sa patience; on lui reprocha certaines appréciations péjoratives : pour juger un homme et le classer dans la mémoire de la postérité, il ne suffit pas que cet homme ait eu dans sa vie un mouvement généreux; il est nécessaire qu'il ait fait preuve d'une conduite suivie pour le bien de ses semblables : le P. Janin ne donnait une place de choix qu'à des hommes pareils. Autre reproche, : erreurs sur des points de détail, jugement trop favorables et sans examen approfondi sur une classe d'hommes à réputation surfaite, etc. Ce sont là des fautes auxquelles n'échappe pas le critique encore novice, qui est écrasé par la masse des témoignages ou qui ne peut pousser son investigation aussi loin qu'il le faudrait. Ces chicanes témoignent d'ailleurs de la valeur d'ensemble de l'ouvrage puisque qu'on les relève facilement.

La ville et la paroisse de Fort-de-France restera, comme on l'a dit, l'ouvrage indispensable pour connaître le passé de ce chef-lieu de la Martinique et même de l'île entière. Bien de semblable n'a été tenté jusqu'ici pour les autres lieux d'impor­tance de nos Antilles françaises.

Une autre monographie, de portée plus restreinte, sortit à cette époque de la plume du P. Janin, Notre-Dame de la Déli­vrande, patronne de la Martinique. L'intention du Père est de réunir les documents concernant le pèlerinage du Morne-Rouge et qui jusue-là étaient épars : une notice de Mgr de Cour­mont publiée par fragments dans le Bulletin paroissial de Fort-de-France, le Bulletin de la Congrégation, et des souvenirs recueillis près des plus anciens témoins du passé, en particulier du P. Wechter qui fut sur le tard curé du Morne-Bouge.

Ce n'est pas un écrit de simple piété, bien que l'accent de dévotion à la Sainte Vierge y soit bien marqué; c'est un récit historique qui répond au but de l'auteur. On aimerait à y trouver maint détail sur l'action de la Congrégation au Morne-Rouge, mais, en 67 pages, que pouvait surajouter le Père? Cette plaquette, avec son Histoire de Fort-de-France, restera un monu­ment de son attachement à la Martinique, en même temps qu'un témoin de son sens de l'histoire.

Une autre publication, celle-ci périodique, lui tint à cœur, celle du Bulletin paroissial de Fort-de-France, devenu dans la suite le Bulletin bleu, inauguré en janvier 1919 avec les encou­ragements de Mgr Lequien.

Le Bulletin fut d'abord ce que disait son titre paroissial : Organe de intérêts de la paroisse, lien entre les différentes oeuvres dirigées par le curé; il manifesta en outre la prétention de noter tous les faits religieux marquants du diocèse, et c'eût été un avantage qu'il réunît les informations de l'île entière. Le P. Janin s'appliqua avec grand soin à la rédaction de son bulletin; il le fit suivant ses idées personnelles; il en fut le rédacteur en chef et presque l'unique rédacteur. La paroisse accueillit avec faveur cette publication qui contribua pour une bonne part au rapprochement de certains éléments indifférents.

Sans qu'il s'en doutât, le P. Janin fut élu conseiller général le 28 mars 1934 et le 5 avril suivant, deuxième assistant général. Il prenait au Conseil la place du P. Brottier, retiré pour raison de santé. On craignit un moment que l'élu ne demandât à rester à Fort-de-France, mais il ne fit aucune objection et arriva à Paris pour occuper sa nouvelle charge.

Dans une lettre, un ami lui avait parlé de son rappel possible en Europe pour remplir un poste de haute importance; il répondait : « Me voyez-vous, après vingt-huit ans de ministère aux Antilles, obligé de me plier à une savante diplomatie ? -Ce serait bien chanceux, car il est difficile, quand on s'est adapté aux Antilles, de s?adapter ailleurs ! »
Il s'adapta, il se plia.

Au Conseil général il donnait des avis très nets, tout caté­goriques. Il n'était pas l'homme des solutions de pure théorie; il considérait les conséquences et les répercussions de son opinion; il évitait d'engager l'avenir par sa conduite présente; il était d'une grande prudence qui eût pu passer parfois pour prudence humaine, mais qui en fait s'inspirait de motifs surna­turels, le bien de la Congrégation entière comme celui des parti­culiers en cause. Il tranchait; son ton même avait quelque chose d'absolu, néanmoins il admettait sans peine la contradiction et se rangeait au sentiment de la majorité, sans paraître affecté que ce sentiment fût à l'encontre du sien propre.

Volontiers, surtout depuis qu'il fut condamné à garder la chambre, il se chargeait d'une bonne part de la correspondance administrative. Il y montrait les mêmes qualités qu'en Conseil; il s'entendait à régler les affaires, à apaiser les différends; il avait un grand sens des exigences de la vie religieuse et de la vie apostolique parmi nous et sans se laisser aller à composer avec un confrère récalcitrant, il savait lui faire entendre raison.

Il travailla beaucoup à la rédaction des coutumiers, dans le même esprit que ci-dessus. Il est vrai, sa phrase était parfois pénible; elle disait trop ou trop peu - il coupait son texte d'expli­cations qui n'étaient pas à leur place parce qu'elles ouvraient la porte à des discussions; il voulait tant qu'on comprît sa pensée qu'il se croyait ces imperfections permises! On sentait, chez lui l'ardeur de bien faire et d'aider ses confrères en les éclairant 1

Il étudiait à fond les matières qu'il était chargé de traiter. Ses 28 premières années d'apostolat n'avaient pas fait de lui un homme de bureau; il était avant tout administrateur et le long temps passé par lui à la tête de la paroisse de Fort-de-France l'avait habitué à prendre des décisions pratiques, selon la droite raison sans doute, mais en tenant compte des moda­lités de chaque cas particulier.

Il avait beaucoup prêché à la Martinique; il avait d'ailleurs grande facilité pour la parole publique, facilité qui ne dégé­nérait jamais en laisser-aller. Il écrivait ses sermons, ses instruc­tions, les étudiait avec conscience. A Paris il entreprit des carêmes, surtout des retraites aux Communautés religieuses. Il se rendit en Belgique, au Portugal, pour donner les exercices spirituels à nos Communautés, jamais il n'était prolixe : en vingt ou vingt-cinq minutes il avait traité son sujet; il rassemblait à sa dernière phrase les feuilles qu'il avait étalées devant lui et qu'il avait suivies sans pourtant s'embarrasser de son texte écrit, et il n'ajoutait rien; tout avait été prévu : à quoi bon prolonger la causerie? On est en droit de conclure que, par ce ministère de la prédication, il fit beaucoup de bien; il le complétait d'ailleurs par le ministère non moins important de la confession, auquel il se prêtait très libéralement.

Dans sa brochure sur le P. Grizard que nous mentionnerons à sa date, on sent qu'il considérait le premier Assistant de Mgr Le Roy comme le type de cette fonction, avec ses acces­soires : la sympathie sans borne qu'il témoigne pour ce prédé­cesseur permet de conclure qu'il trouvait en lui un modèle; ceux d'entre nous qui ont connu le P. Grizard admettront qu'il eût pu plus mal choisir.

Malgré ses occupations imposées par sa charge, le P. Janin sut se créer des loisirs. Il se mit à l'étude de l'Histoire des Colo­nies : en quoi il ne nuisait en rien à ses devoirs d'état, car il importe que les Conseillers du Supérieur général connaissent, chacun selon sa capacité et son talent, le passé où s'est exercée l'activité de la Congrégation. On lui fit remarquer, au hasard des conversations, que des écrivains catholiques, même de haut renom, avaient calomnié le clergé des colonies françaises faute de le connaître, et qu'il était bon qu'on sût que nos archives contenaient sur ce point les seuls documents dont on pouvait faire état pour juger sainement ce clergé : il était bon d'inspirer à ceux qui se mêlent d'écrire l'histoire, la crainte légitime de faire erreur et celle d'être redressés par de moindres qu'eux.

A peine eut-il pris possession de sa charge à Paris, le P. Janin se mit à l'étude des Archives de la Congrégation : il les avait à sa disposition; avant lui elles avaient été dépouillées par le P. Jérôme Schwindenhammer qui, avec une patience inlassée et une conscience parfaite, les a ordonnées et classées dans des cahiers qui jamais n'ont été publiés mais constituent pour nous une inappréciable richesse. Il releva ou fit relever aux Archives Nationales, les dossiers des Colonies et des Cultes, consulta au Ministère de la Guerre et prit d'abondantes notes aux Archives de la Propagande à Rome. Il prit connaissance des nombreuses brochures de polémique que notre bibliothèque a conservées, des publications officielles ou autres, des ouvrages enfin des Congrégations religieuses qui ont eu des établissements aux Colonies. La bibliographie de son premier volume compte 35 titres de ce genre, et c'est la moins abondante. Sa documen­tation fut donc très sérieuse. On trouvera sans doute ailleurs d'autres pièces, mais, comme il le dit lui-même, elles ne chan­geront rien à la physionomie générale de son récit.

Dans sa préface, il explique comment, en un unique récit, il a pu comprendre des lieux fort éloignés les uns des autres, depuis Saint-Pierre-et-Miquelon jusqu'à l'île Bourbon, en passant par les Antilles. L'unité du clergé des Colonies, malgré la dispersion des lieux, existe par la communauté d'origine, par les ressemblances entre les populations évangélisées, par la similitude de ministère, par les mêmes règlements et enfin parce que, aux yeux du Ministère de la Marine, les prêtres de toutes les colonies ne formaient qu'un cadre et que la Propagande les regardaient, comme liés entre eux par l'intermédiaire du Saint­ Esprit.

De ce travail sont, sortis deux volumes : Le Clergé Colonial de 1815 à 1850; 420 p. in-8°, 1936; Les diocèses coloniaux jus­qu'à la loi de séparation; 360 pages de même format, 1938.

Un troisième volume de moindre envergure suivit les deux premiers : Les Églises créoles françaises, histoire religieuse des vieilles colonies depuis la séparation, 1912 à 1938; 92 pages.

L’œuvre du P. Janin est, d'un haut mérite et tient une place de choix dans la bibliographie de la Congrégation. On a reproché au Père de donner à toutes ses sources la même valeur : il aurait donc manqué de critique. On ne peut en effet s'empêcher de reconnaître qu'il a quelque tendance à combler, par ses appré­ciations personnelles, les lacunes de son information; il ne s'en cache pas d'ailleurs, et si le lecteur en éprouve quelque impression désagréable, il n'est pas induit en erreur. On a trouvé aussi qu'il insiste trop sur les travers de quelques person­nages les plus en vue : il se justifie dans ses préfaces par la nécessité de dire toute la vérité. Il aurait pu ajouter que, si le lecteur est aujourd'hui quelque peu affecté par cette chronique mordante, ce sentiment fut celui des contemporains et appartient à l'histoire, car aux colonies tout se dit, tout se sait, tout est objet de commentaires sans pitié.

Sur ces entrefaites le Chapitre général de 1938 élut le P. Janin premier Assistant. Il avait prêché la retraite préparatoire; il avait traité de la sainteté du prêtre en des conférences courtes, nerveuses, pleines de doctrine. Le Chapitre avait trouvé en lui l'homme capable de maintenir la Congrégation dans ses traditions et lui donna toute sa confiance. Pour le Père rien ne fut changé à son existence.

La guerre non plus ne modifia pas ses occupations; il fallut les premières atteintes de l'infirmité qui causa sa mort pour que son train de vie fût autre.

Il était de complexion robuste, fortement bâti; ses vingt ­huit ans de séjour en pays tropicaux avaient pourtant agi sur son organisme et dès les premières années après son retour il fit une saison à Vittel, deux à Aix-les-Bains où il fut soumis à un traitement sévère. Il s'en trouva bien. Une infirmité l'attendait : la paralysie des jambes; les muscles n'étaient pas atteints, paraît-il, mais les nerfs. Vers 1940 il commença à marcher péni­blement; il dut se servir d'une canne, même dans la maison. Il logeait au premier étage; pour descendre à la chapelle, au réfectoire et en remonter, il avait une quarantaine de marches à subir; cet exercice lui devint bientôt très pénible, car ses jambes lui rendaient de moins en moins service. En octobre 1942 il résolut donc de garder la chambre, sans plus se déplacer pour les exercices communs; et pour diminuer la besogne du Frère infirmier, il prit, à l'infirmerie, la chambre qu'avait occupée Mgr Le Roy en ses dernières années; en face, la chapelle des malades lui permettait de dire la messe sans fatigue; la pergola sur laquelle ouvrait sa chambre lui aurait servi de lieu de prome­nade. Il était donc équipé en infirme. Il réunit autour de lui les livres dont, il sentait le besoin et reprit à son bureau sa vie de travail.

Nous avons à signaler de lui trois ouvrages pendant ce temps d'immobilité : en 1941 -Vie du R. P. Grizard, 194 pages in- 12; en 1942, La religion aux Colonies françaises sous l'Ancien Régime, 236 pages in-80; en 1943, Ouvriers-Missionnaires, 296 pages in-12.

Ce dernier ouvrage a pour but d'exposer le rôle des Frères de la Congrégation dans les Missions et en Europe; ce n'est pas un simple livre de propagande; c'est surtout une révélation des grands services que sont appelés à rendre les Frères coad­juteurs. On n'avait pas encore osé chez nous mettre en relief la grande part que nos Frères ont dans nos oeuvres, part de second plan sans doute, mais part nécessaire au point qu'elle a un objet bien particulier et qui peut en certains cas devenir presque indépendante de l’œuvre des Pères. L'ouvrage est divisé en 18 chapitres, groupés sous trois chefs : Institution des Frères (5 chapitres); Activité des Frères (8 chapitres); Valeur des Frères (5 chapitres). L'idée qui a présidé à ce grou­pement est ingénieuse; elle est en même temps très juste et l'on est en droit de désirer qu'elle se réalise de plus en plus; car le discrédit qu'on jette quelquefois sur l'ouvrier, même si cet ouvrier est missionnaire, est peut-être plus immérité encore dans les pays neufs que dans nos régions de vieille civilisation. Le P. Janin montre en effet avec évidence que, pour donner une base solide aux vertus qu'exige la religion chrétienne, il n'est rien de plus avantageux que le travail, le bon travail, exécuté pour l'amour du beau. Et des considérations qu'il présente ressort une conclusion : on ne peut trop faire pour former les Frères aux finesses du métier qu'ils ont choisi et les Frères, ouvriers-missionnaires, ont à remplir une tâche dont on ne saurait trop vanter l'importance.

Cet ouvrage est bourré d'histoire, mais il est à fins apolo­gétiques. La religion aux Colonies françaises sous l'Ancien Régime est historique mais touchant à tout instant au droit canonique; le sujet était donc difficile : il eût été bon que les cas d'espèce qui surgissent à chaque page fussent d'abord traités chacun à part, car le droit à cette époque est souvent incertain, parce qu'il est encore eu formation, et le fait, en pays neuf, dépend de tant de circonstances inévitables qu'on a peine, dans bien des cas, à juger de sa légalité. On peut donc dire que le P. Janin, si ses appréciations sont réformables, a eu pourtant le mérite de délimiter le sujet; après lui il serait désirable que d'autres, suivant ses indications, étudient à nouveau les différents problèmes qu'il pose et, s'il y a lieu, rectifient les données et les conclusions.

La Vie du P. Grizard touche à des événements de haute importance dans l'histoire de la Congrégation, comme la querelle du droit d'accroissement en 1895, les démarches pour la recon­naissance légale de la Congrégation en 1901, les discussions sur la Fusion depuis le Chapitre de 1906 jusqu'à 1920 et au delà. Le P. Janin a étudié ces phases de notre existence avec sa conscience ordinaire. Il n'a pas tout dit, il ne le pouvait pas, mais son jugement peut servir de base à des appréciations générales sur cette époque. Par ailleurs, le P. Grizard n'a pas laissé de souvenir écrit de son influence au noviciat ni de son action sur les âmes par ses retraites aux Communautés reli­gieuses et par sa direction spirituelle; le P. Janin s'est donc vu borné à recueillir à ce sujet les impressions de personnes peu habituées à exprimer leur pensée en ces matières délicates, et pour qui joue avec trop d'insistance le facteur subjectif. Il est certain que le P. Grizard a fait beaucoup de bien, qu'il l'a fait en grande humilité, et qu'il était très difficile à son biographe de rendre l'insaisissable d'une vie dépensée au service du pro­chain dans le secret du confessionnal. Le P. Grizard méritait l'hommage que lui a rendu son second successeur dans la charge de premier Assistant.

Le P. Janin employa ses dernières forces à composer quelques opuscules de propagande. . Dans la collection « Les grandes figures chrétiennes » de la Bonne Presse, il donna Mgr Jalabert, Mgr Augouard; dans la Collection « Nos Religieux », de la librairie de l'Arc, Qu'est-ce qu'un Spiritain? Qu'est-ce qu'un prétre colonial? dans celle « Pour ceux qui souffrent » de la même librairie, Mgr Le Roy, modèle des malades-missionnaires. Ce dernier tract, le P. Janin l'écrivit à l'intention de l'association de ce nom, « les malades-missionnaires », dont Mgr Le Roy avait tenu à faire partie. Il y résume d'abord la vie très active de l'ancien Supérieur général, puis les douze années de souffrances qui achevèrent la carrière du grand missionnaire.

« Ceux qui sont cloués sur un fauteuil à longueur de journée ou qui sont enfermés entre les quatre murs d'une chambre sans pouvoir en sortir jamais, ceux-là sont sans cesse en face d'eux­ mêmes et de leur maladie. S'ils essaient de l'oublier un instant, la souffrance revient bien vite, comme par un coup de gong sinistre, leur rappeler leur triste état... Mgr Le Roy connut toute cette amertume qui se renouvela pour lui chaque jour pendant des années. Dieu, en lui conservant intactes toutes ses facultés, avait sans doute voulu qu'il pût mieux savourer jusqu'à la lie, sans en rien perdre, tout le douloureux calice qu'il lui destinait.

« Ce qui pesait surtout à Mgr Le Roy, c'était l'immobilité où il se trouvait réduit. Il ne pouvait presque plus bouger; il ne faisait que quelques pas pour passer de sa chambre au salon où il se tenait d'ordinaire... Pour lui qui avait été si actif, il était extrêmement pénible de rester ainsi sans bouger toute la journée... Il avait toujours mené une vie intéressante et peu banale. Et maintenant, plus d'autre horizon que les murs de sa chambrette et plus d'autres déplacements que pour se rendre de son lit à son fauteuil et de là à sa table de travail.

« L'isolement ne lui était pas moins pénible... il était tout seul et ne voyait presque plus personne... On n'aime guère généralement les chambres des malades : elles sentent la, souffrance et la mort et distillent comme une tristesse subtile qui écarte.

« Il souffrait enfin de son inaction. Pour lui, c'était peut-être le plus dur : cette impression de ne rien faire et de n'être bon à rien ! Pour tromper son activité, il mit à contribution son don d'écrire... »

Le P. Janin a connu d'expérience tous ces ennuis de la maladie.

A Noël 1944, après sa messe, il se sentit saisi par le mal, une sorte d'attaque, a-t-on dit : c'était là le cadeau de Noël que lui apportait l'Enfant Jésus; lui-même en fit la réflexion.

Le soir de ce jour, se rendant seul à son lit suivant sa coutume, il tomba sans pouvoir se relever : le Frère infirmier vint à son aide. Dès lors il lui fut impossible de se lever et de se coucher seul, d'aller seul de son fauteuil à sa table de travail. Il sollicita et obtint la permission de dire la messe, assis, dans sa chambre; il usa de cette liberté jusqu'à la fin de sa vie.

En 1945 il eut un abcès à la jambe; on le transporta pour le soigner à l'hôpital Péan; il y resta un mois; en 1947, à la fin de l'été, il passa trois mois à Chevilly, du 21 août au 25 novembre, jusqu'aux premiers froids. L'année suivante il refusa de sortir. Le médecin, qui le suivait de très près et s'employait de son mieux à le soulager, ne put autre chose que combiner pour lui des adoucissements à la position assise qu'il devait garder sans cesse.

Jusque-là il avait pu assister aux réunions du Conseil général, qui d'ailleurs étaient tenues dans sa chambre. Le 25 septembre 1948, pour la dernière fois, il présida la réunion en l'absence de Mgr le T. R. Père; mais le 12 octobre, quand on lui demanda si l'on pouvait descendre près de lui pour le Conseil de ce jour, il se déclara trop fatigué et pria qu'on l'épargnât. Son état s'aggravait. Vers la fin du mois le médecin demanda qu'on le transportât à l'hôpital pour lui donner des soins auxquels nous ne pouvions suffire chez nous. Il fut difficile de l'y décider; il se soumit enfin et fut reçu à Bon-Secours, le samedi 30 octobre : on constata par la radio qu'il était atteint de tuberculose à forme granuleuse.

Le Père revint dans sa chambre de la rue Lhomond le mercredi 10 novembre 1948. Un nouveau traitement énergique fut commencé et eut quelques bons résultats, mais le malade ne réagissait plus, ni ne s'alimentait plus. Il sommeillait. Cet état dura jusqu'au dimanche 14 : ce jour-là il devint évident que la fin était proche. Sa respiration était encore assez forte; puis vers les 6 heures du soir elle baissa. A 6 heures 1/4, il était, mort. Il avait demandé et reçu l’Extrème Onction avant de partir pour Bon-Secours.

Les obsèques eurent lieu le mercredi 17. La Messe à la Maison­Mère fut chantée à 6 h. 30 dans toute la simplicité et en même temps la majestéé de nos offices funèbres. A 8 heures le convoi se mit en marche pour Chevilly où le R. P. Jolly, deuxième Assistant, présida le Nocturne des Défunts, donna la dernière absoute et conduisit le corps au cimetière. Mgr le T. R. Père, malgré sa fatigue, l'accompagna. Dans cette froide matinée d'automne, par un brouillard qui tombait en bruine, sans surplis à cause du mauvais temps, les Scolastiques avec la communauté des Frères, rendirent ainsi les derniers devoirs à celui qui, tombé a soixaute-sept ans, avait si bien, pendant quarante-trois ans, rempli sa place dans la Congrégation, depuis l'humble professorat, de Saint-Martial jusqu'à l'Assistance générale à la Maison-Mère.  

A. CABON.

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