LE F. LUCIEN KAPFER
DE LA MISSION DE ZANZIBAR
décédé à Naïrobi, le 17 février 1908
(Not. Biog. III p.261-264)


François Kapfer, né le 15 septembre 1871, à Berstheim passa dans ce village de la Basse-Alsace les années de son enfance. Après un court essai parmi les Petits Clercs de St-Joseph, à Beauvais, il entra au Postulat des Frères, à Chevilly, en mars 1886. Le nouvel aspirant apportait à- la Congrégation la fleur de son printemps, puisqu'il accomplissait sa quinzième année; il apportait aussi le caractère aimable et bon, mais léger et encore enfantin, qui sied, dit-on, si bien à cet âge. Par compensation, la vocation religieuse paraissait sérieusement implantée dans l'âme du pieux jeune homme. On lui donna dix-huit mois pour la mûrir. Le 8 septembre 1887, François Kapfer, admis à l'Oblation, devint le F. Lucien.

Durant son postulat, le F. Lucien avait été employé surtout comme aide-­maçon. Pendant son noviciat, il fut appliqué d'abord à l'agriculture e et à l'horticulture; on lui confia ensuite les fonctions de caviste. Rien de saillant, aucune particularité digne de spéciale mémoire dans sa manière de pratiquer les exercices. de règle, de se former à la vie religieuse. D'une bonne nature, exemple de défectuosités considérables, le F. Lucien laissait simplement apparaître, avec son humeur enjouée, une certaine volonté de bien faire. On aurait voulu plus de force et de constance à cette volonté, un sérieux plus accentué à ce caractère par ailleurs agréable. Cependant, l'esprit de foi ayant manifestement augmenté chez le jeune novice, il fut admis à la profession, le 8 septembre 1889.

Le F. Lucien, en demandant à émettre ses premiers voeux, avait manifesté un assez vif désir d'être envoyé en Mission. Les Supérieurs, ne jugeant point à propos d'accéder immédiatement à sa demande, le placèrent à Cellule. Il y resta huit ans, occupé successivement (ou simultanément) des réfectoires, du maintien de la propreté dans la maison, des travaux de ferme, de la lampisterie, du chauffage. Au dire d'un de ses Supérieurs le F. Lucien « voulait que ce qu'il faisait fût bien fait. » Aussi fut-il admis aux voeux de cinq ans, le 14 août 1892.

Sur ses demandes réitérées, pour donner au F. Lucien une occupation plus en rapport avec ses forces et sa carrure de colosse, on le fit passer, vers la fin de 1897, à l'orphelinat d'Orgeville, où il fut nommé chef de section des champs. Il n'y resta qu'une année, l'oeuvre ayant été rendue à ses fondateurs, par la Congrégation, en septembre 1898. Mais l'oeuvre similaire de St-Ilan, à laquelle il fut alors attaché, permit au F. Lucien de continuer le même genre de travail jusqu'en 1903. Il ne manquait pas de dévouement pour diriger, dans cet établissement, les enfants occupés à l'horticulture. Mais, il lui fallut constater, une fois surtout, que sa patience avait encore à se perfectionner. Certain jour, plusieurs enfants n'avaient pas tenu compte d'une recommandation formelle du Frère, pour l'emballage d'oignons destinés au marché de la ville voisine. Constatant le délit, et s'apercevant que l'un des enfants, plusieurs fois marqué comme mauvais travailleur, s'amusait encore en ce moment, le Frère, qui se montrait d'habitude colosse inoffensif, administra à l'enfant une correction qui dépassait les mesures. Mais bientôt, navré de son emportement, il se promit bien de ne plus se laisser aller à pareil excès.

Au moment où le gouvernement français obligea la Congrégation à quitter la direction de l'oeuvre de St-Ilan (novembre 1903), cet établissement. fut transformé en école d'agriculture. Le F. Lucien y resta neuf mois, comme sécularisé, puis rentra en communauté à Langonnet.

Après lui avoir laissé quelques mois pour se retremper dans l'esprit de l'Institut, les Supérieurs envoyèrent le F. Lucien au Zanguebar, en mai 1905. Placé d'abord à la station de Mombeige, il n'y travailla que peu de temps, et fut ensuite attaché à la Communauté de St-Austin, à Naïrobi.

A l'aurore de sa vie religieuse, les Missions enflammaient les désirs du F. Lucien. Mais les années avaient détruit cet élan du coeur. Il s'était embarqué pour l'Afrique sans murmure, mais sans enthousiasme,. En arrivant, il se laissa empoigner par la nostalgie. « Dès son arrivée, raconte un de ses confrères de Naïrobi, il dut débroussailler une forêt touffue. Chaque matin, il partait, seul Européen, avec toute une bande de Kikouyous, nus et grossiers. Après une demi-heure de marche, il se trouvait au milieu d'un fourré impénétrable, que nous devions nettoyer, d'après les clauses de notre contrat d'achat... C'est là qu'il restait jusqu'à midi. Il revenait alors à la mission, pour retourner ensuite à sa dure besogne. Quel brusque changement de scène dans sa vie ! Qu'ils étaient loin les colons de St-Ilan ! Où était la vie entraînante de la grande communauté ? Où était la douce brise de la mer?... Ici, maintenant, c'était l'exil, l'isolement, le sacrifice, peut-être pour toujours. Comment se plairait-il jamais ici? Quel jour son tourment finirait-il? »

Il y eut donc pour le F. Lucien, au commencement de son séjour en Afrique, une période de grande souffrance morale. Combien de temps dura cette crise? On n ' e le sait pas au juste. Voici ce qu'en dit la note du confrère déjà citée : « Son tourment devait finir, le jour où le F. Lucien ferait de tout son coeur son sacrifice, se donnerait sans réserve à sa nouvelle patrie, où il immolerait sans pitié tous les caressants souvenirs d'autrefois. Ce jour vint sans trop tarder; car la Providence le devait à son grand esprit de foi. Bientôt, avec la paix, la joie entra dans son âme. Les douces paroles du F. Martial n'ont pas été étrangères à cet heureux changement. Depuis lors, le F. Lucien prit généreusement son parti et il travailla énergiquement. Il aima les plantations et s'y dévoua complètement. Le F. Martial étant tombé malade, toute la charge du matériel de la mission lui échut; pas un instant ses intérêts n'en souffrirent le moins du monde. Avec son exactitude et son esprit d'ordre, aussi bien que par son activité continuelle, Le F. Lucien suffisait à tout. » Ainsi, après avoir donné lieu à ses Supérieurs de croire qu'il manquait d'esprit de sacrifice pour ses fonctions, le Frère commençait à prouver son dévouement réel à sa Mission.

D'autre part, il savait apporter la correction et la cordialité nécessaires dans les relations de la vie commune : il fournissait, pour ainsi dire, à la vie de famille de communauté, sa quote-part d'agrément. « Il avait, ce qui est mérite en Afrique surtout, une humeur toujours égale, le matin comme le soir, avant comme après les repas, après un bon office comme après un manque d'égards, après un événement triste comme après un événement joyeux... » Même en admettant dans phrase un peu d'exagération de bienveillance fraternelle, l'éloge n'est pas mince.

« Il avait au service de sa bonne humeur, un réel, talent conteur et tout un bagage d'anecdotes. Les veillées au coin feu ne sont guère connues en Afrique; mais, on leur substitue parfois, les veillées sous la vérandah, devant un beau ciel étoilé, dans l'atmosphère rafraîchie de la nuit. C'est durant ces heures reposantes du soir, que le bon F. Lucien, une fois sa corde sensible mise en jeu, savait réellement nous intéresser. Quand surtout, la conversation obliquait, je ne sais par quelle digression, du côté de St-Ilan, ou de Cellule, bientôt le F. Lucien seul parlait, et l'on restait longtemps sous la vérandah, ces soirs-là. »

La vie de missionnaire du F. Lucien était donc orientée tout à fait du bon côté. Ses confrères se promettaient de jouir longtemps de la société agréable et des précieux services de ce pieux et joyeux compagnon, lorsque le soleil d'Afrique anéantit brusquement de si belles espérances. Le dimanche 16 février 1908, après avoir communié et entendu la messe de 8 heures, le F. Lucien, après un tour de jardin, ressentit un léger mal de tête, puis les frissons de la fièvre. Il se coucha. La fièvre s'apaisa plus ou moins, mais reparut le lendemain. Aucun des remèdes ordinaires ne put la couper; puis vint le délire. En hâte, on chercha le médecin qui, par malheur, n'était pas en ville ce jour-là. Le malade, très agité, ne trouvait aucune position reposante. Vers 11 heures et demie du soir, l'immobilité succéda tout à coup à des mouvements désordonnés, le silence à un flux de paroles ; les yeux devenaient fixes : il mourait... Vite, les veilleurs se précipitèrent chez le P. Kuhn qui, accourrant aussitôt, eut juste le temps de donner l'absolution et de faire quelques onctions, pendant que le F. Martial tenait le crucifix élevé devant les yeux grands ouverts du moribond, dont le dernier souffle s'exhala paisiblement.
L. DEDIANNE.

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