Le P. Albert KRUMMENACKER,
profès des voeux perpétuels, décédé à Paris, le 7 avril 1950,
à l'âge de 52 ans et après 29 années de profession.


La carrière du P. Albert Krummenacker fut tout ordinaire, non point certes au sens de «banale» ou de « médiocre», mais parce qu'elle s'est déroulée suivant sa ligne normale et régulière, et, à ce titre, elle est tout à fait «typique» de la vie du missionnaire spiritain.

D'abord, le P. Krummenacker (que l'on appelait communément le Père Albert, et nous ferons de même), était originaire de cette Alsace-Lorraine qui a fourni, et qui fournit toujours, à la Congrégation une bonne part de ses membres. Son père était éclusier à Arzviller, dans le diocèse de Metz, et c'est là qu'il naquit le 20 novembre 1898, Pour juger de l‘esprit chrétien qu'il trouvait dans sa famille, il suffit de dire que, sur les huit enfants qui y naquirent, et dont deux moururent très jeunes, quatre devaient se consacrer au service de Dieu et de l'Eglise.

On reproche souvent aux hagiographes de dépeindre leurs person­nages comme s'ils avaient été de petits saints dès leur naissance et d'en faire des enfants-modèles dont la perfection décourage d'avance l'imitation. Mais il faut bien reconnaître que cela est parfois conforme à la vérité historique et, pour ce qui concerne le jeune Albert, tous les témoignages s'accordent pour attester qu'à la maison comme à l'école, au Petit comme au Grand Scolasticat, il se classa régulièrement parmi les meilleurs, sinon, toujours au point de vue intellectuel, du moins a tous les autres Sa vocation se dessina très tôt et, sous l'influence d'un curé grand ami de nos oeuvres et d'un sien cousin qui l'avait précédé à notre école de Saverne, s'orienta vers la Congrégation. Entré en cette même école en 1910, il y commença ses humanités qu'il poursuivit, à partir de 1913, à Knechtsteden, puisqu'à cette époque l'Alsace-Lorraine était rattachée à notre Province d'Allemagne. En 1916, bien qu'il eût à peine 18 ans, il est appelé sous les drapeaux et hientôt envoyé sur le front français; il y contracte la dysenterie, jusqu'à ce que la débâcle de l'armée alle­mande le ramène chez lui à bout de forces.

Devenu Français par suite de la victoire de 1918, c'est à Orly qu'il fait son noviciat, et à Chevilly qu'il termine ses études cléricales. La lecture des notes que lui décernent ses maitres successifs est aussi mo­notone qu'édifiante: très bon sujet... sujet exemplaire... donne pleine satisfaction... se maintient au premier rang en tout.... etc.., Tout au plus lui trouve-t-on un soupçon de raideur et une ombre de timidité...

C'était donc un jeune Père plein de promesse qui, en 1925, débar­quait au Cameroun. Il arrive que de telles promesses ne soient pas tenues et fondent rapidement au soleil africain. Hâtons-nous de dire que ce ne fut pas le cas pour le P. Albert.

Dès son arrivée, il fut placé à la mission d'Edéa. Il devait y rester 23 ans. Il fut donc, en fait, l'homme d'une seule mission. Cela peut présenter des inconvénients, du fait que l'on, n'acquiert ainsi qu'une expérience limitée et que l'on peut prendre des habitudes, voire des routines, qui empêchent les renouvellements nécessaires. Mais, par contre, si l'on sait garder son zèle et sa clairvoyance, quel avantage en faveur de l'esprit de suite et de la continuité, sans quoi rien de grand ni de durable :ne se fait!

1925. C'était, dans le Sud-Cameroun, l'époque où les ruines de la guerre étant à peu près réparées et le personnel missionnaire se fai­sont un peu plus nombreux, le grand mouvement de conversions qui a rendu ce pays célèbre battait son plein. Bien que cela fût surtout sen­sible dans le pays ewondo, c'était aussi le cas dans le pays bassa, dont Edéa peut être considérée comme la capitale. En cette localité, la mis­sion - une des premières fondées par les Pallotins - avait été coin­plètement détruite au cours des hostilités: tout était à reprendre, à relan­cer, à réorganiser, à développer. Ce fut l’oeuvre à laquelle le P. Albert se donna touf entier.

Travailleur infatigable et doué d'une robuste santé, il ne ménagea pas sa peine. A la mission même, les bâtiments sortirent de terre: rési­dence, église, écoles, ateliers, communauté des soeurs, etc... Et ces bâti­ments n'étaient point des constructions sommaires: il les voulait non seulement solides et pratiques, mais aussi pourvus d'un certain con­fort, que rendait nécessaire le climat particulièrement pénible de la région.. Il était d'ailleurs, comme on dit, «doué pour le matériel» et sa­vait tirer le maximum de sa palmeraie et de ses plantations de café. Bien perchée sur sa colline et dominant le majestueux fleuve Sanaga, la mission d'Edéa devint un centre d'activités bourdonnantes. Le P. Al­bert était partout, stimulant son monde d'une voix forte et criarde, qui rappelait le feldwebel et lui avait valu, de la part des indigènes, le sur­nom de « la panthère qui a mal aux dents ! »

Cela faisait, d'ailleurs, plus de peur que de mal, et ses Bassas lui étaient fort attachés, car ils comprenaient'que, s'il exigeait beaucoup d'eux, c'était dans leur intérêt et pour leur véritable bien. De cet attache­ment, ils donnèrent souvent des preuves non équivoques. Ainsi, en 1936, comme le P. Albert revenait d'un de see congés en France et regagnait Edéa par le train, tous les catholiques des villages de brousse accoururent le long de la voie pour lui souhaiter la bienvenue et, en gare d'Edéa, c'était une vraie foule qui l'attendait en chantant de joie, pous­sait son auto qui refusait de démarrer et envahissait ensuite la mission. De même, en 1949, se sentant gravement malade et décidé à rentrer en France pour y tenter sa chanse de guérison, il voulut revoir sa mis­sion, qu'il avait quittée depuis un an pour diriger celle de Douala: les gens d'Edéa, le voyant si maigre et si affaibli, comprirent bien qu'il le guérirait pas et vinrent le supplier de rester finir ses jours au milieu d'eux. Le soin que le P. Albert apportait à sa mission - qu'il voulait la plus belle du Vicariat! - ne l'empêchait point d'organiser et de par­courir son vaste secteur de brousse, qui, au début, correspondait à tout ce qu’on appelle aujourd'hui la région de la Sanaga-Maritime. Pas un village qui n'ait reçu sa visite régulière, et certains postes de caté­chistes qu'il a fondés ou desservis sont devenus depuis des missions, qui ont elles-mêmes essaimé. Ainsi en a-t-il été de Samba en 1928, qui a donné naissance à Logbikoy (1938), à Bisseng (1947) et à Kan (1951), - d'Edéa en 1930, dont sont issues Makak (1938), Bod Makak (1939). et Mandouinba (1949), - de Saint-André de Bekok en 1936. C'est donc, en fait, tout le pays bassa qui a bénéficié de l'apostolat du P. Albert.

Jusqu'en 1931, tout le Sud-Cameroun, et donc aussi la région d'Edéa, ne faisait qu'un seul Vicariat, dont le titulaire était le grand évêque que fut Mgr Vogt. Si le P. Albert avait pour son Vicaire apostolique la plus affectueuse vénération, celui-ci l'estimait aussi grandement et dé­clara un jour: «C’est le meilleur de mes missionnaires!» ce qui n'était pas un mince éloge, venant d'une bouche si autorisée. Aussi le supé­rieur d'Edéa fut-il un des premiers à entrer dans les vues de Mgr Vogt concernant la formation d'un clergé indigène. Il ouvrit, dans ce but, un pré-séminaire destiné au recrutement et à un premier choix de vocations: de là sont sortis presque tous les prêtres qui travaillent actuellement dans le diocèse de Douala. Malgré ses nombreuses autres occupations le P. Albert montra toujours de la prédilection pour cet établissement et il ne manquait pas de suivre de très près ses enfants tout le long de leur formation cléricale. Singulier mérite, on songe aux nuits lourdes et moites de cette basse région camerounaise, où la chaleur et l'humidité sont continuelles. L'un d'eux nous l'a fort bien décrit: «Extérieurement, le P. Albert (ou le Père Supérieur tout court, comme on, disait à Edéa) donnait l'impression d'un homme, sévère et rude. Il avait la vie réglée au chronomètre. Aussitôt après la messe, c'était l'appel des ouvriers, la distri­bution du travail, qu'il s'apprêtait à surveiller lui-même minutieuse­ ment. De son pas souple et nerveux, il allait, les poings fermés, courant de l'installation électrique au concasseur de palmistes, visitant les caféiers, les cases en construction, se faisant tour à tour mécanicien, architecte, maçon, menuisier. Il fut même médecin! Il revenait ensuite régler quelques palabres, donner quelques conseils, blâmer au besoin; sa voix roulait, prenait de l'ampleur, et ses éclats nous le faisaient regarder, nous petits séminaristes, comme un, épouvantail. Et lorsque nous avions notre tâche à remplir, :nous avions peur de nous faire gronder. Les plus exposés étaient les sacristains, les réglementaires (si souvent en désaccord avec l'horloge) ou les boys (à propos des sempiternelles toiles d'araignées). Un jour, l'un de nous, travaillant à l'office, cassa un verre. Personne n'ignorait que, pour le P. Albert, le problème de l'éducation se résolvait en une étroite combinaison de maximes chrétiennes et de méthodes spartiates: il fallait se déclarer, s'avouer soi-même coupable. Le malheureux s'en va, tout tremblant, trouver le Père. Celui-ci se contenté de lui tirer énergiquement l'oreille, puis le lâche. Notre gamin ne demanda pas son reste et se sauva de toute la vitessede ses jambes, heureux de n'avoir pas eu à essayer la tempête de la grosse voix! Plus tard, je me rendais compte que le P. Albert, était vraiment bon, de la bonté forte des apôtres et des saints.»

Après que le Vicariat du Cameroun eut été divisé en deux et qu'Edéa eut été rattachée à celui de Douala, le P. Albert reporta toute sa loyale déférence sur son nouveau vicaire apostolique, Mgr Le Mail­loux. Et celui-ci ne fut pas long à reconnaître sa valeur, le choisissant comme vicaire délégué et comme pro-vicaire. Il arrivait au P. Albert de n'être pas du même avis que son évêque et, dans le Conseil du Vicariat, de soutenir son opinion avec véhémence; mais dès que la décision était prise et que l'autorité avait parlé, il était le premier à s'incliner et à s'exécuter, sans laisser transparaître le moindre dépit.

En 1940, il fut nommé Supérieur Religieux pour le district de Douala, et il faut reconnaître que la Maison-Mère ne pouvait faire un meilleur choix. Pour apprécier ce que fut, en lui, le religieux, il faudrait répéter les qualificatifs qu'on lui décernait déjà au noviciat: «sujet exemplaire sur tous les points ... » D'une régularité indéfectible, il était debout chaque matin à 5 heures moins cinq, et à quelqu'un qui l'en félicitait, il répondait en souriant: « Je ne crois pas avoir manqué une seule fois à sonner le réveil de la communauté ... » Singulier mérite, quand on songe aux nuits lourdes et moites de cette basse région camerounaise, où la chaleur et l'humidité sont continuelles…

Dur pour lui-même, il savait être compréhensif et indulgent pour les autres. Son extérieur réservé faisait que ceux qui n'avaient pas avec lui un commerce continu ne l'appréciaient pas à sa juste valeur. Il en était ainsi parfois des Européens, qu'il fréquentait peu; mais ceux qui avaient eu l'occasion de le connaître mieux ne tardaient pas à. lui accorder toute leur estime. On appréciait vite sa droiture et son sens de la justice. Malgré la déférence qu'il montrait pour les autorités civile et son peu de goût pour les palabres, il n'hésitait pas à intervenir en faveur d'indigènes qu'il estimait lésés, par exemple quand certains juge­ments avaient été, faussés, du fait d'interprètes peu consciencieux.

La même, loyauté et la même fidélité, il les montrait à l’éard des confrères qui avaient travaillé avec lui. A première vue, on eût pu le croîre autoritaire: il n'en était rien, et on s'en aperçut bien quand, à la mort de Mgr Le Mailloux, il eût à prendre les rênes du Vicariat jusqu'à l'arrivée de Mgr Bonneau. La, comme à Edéa, il fil tout ce qu'il jugeait être de son devoir, mais il était manifeste que ces responsabilités lui pesaient et que les difficultés inhérentes à une telle situation élaient pour lui une lourde croix.

En 1948, sa santé s'altéra et il dut rentrer en France. Au bout de quelques mois, se jugeant rétabli, il était de retour au Cameroun. Mais l'amélioration n'était qu'illusoire et le mal repartit avec plus de vio­lonce: il fallut le rapatrier de nouveau à la fin de 1949. Il était atteint d’un cancer à la gorge et commençait à perdre la voix, cette voix qu'il n’avait certes pas ménagée pour exciter ses gens à marcher plus vite et plus droit sur le chemin du Ciel. Au début, on lui cacha la gravité de son mal, mais dès qu'il en fut averti, il fit son sacrifice, nettement, simplement, comme il faisait toutes choses. Les lignes suivantes, extraites de la dernière lettre, qu'il écrivit à son évêque, le 13 mars 1950, donne­ une idée de l'élévation de son âme.

« ... Cher Monseigneur, c'est sans doute la dernière lettre que je vous écris. Car je suis condamné à une mort plus ou moins prochaine. A moins d'un miracle, je n'ai plus pour longtemps à vivre. Malgré tout, je gardais encore un peu d'espoir. Ce n’est que la semaine dernière qu’on m'a mis au courant... J'ai évidemment senti un certain choc devant cette révélation. Puis, il a bien fallu se soumettre à l'inévitable.Il y a sans doute aussi des grâces d'état, comme pour toutes choses...
Par cette lettre, je viens vous dire adieu sur terre et au revoir au ciel. Merci de la confiance que vous m'aveztémoignée... En face de la mort, alors que tant de choses changent d'aspect, deux choses me procurent la paix: 1° le fait d'avoir toujours marché droit, selon le devoir, en parfait accord avec mes Supérieurs, sans jamais rien leur cacher; 2' puis, le fait d'avoir travaillé dans notre vicariat au dévelop­pement du clergé indigène. J'espère que le Bon Dieu m'en tiendra compte. J'espère également que les douleurs supportées depuis de longs mois, serviront à raccourcir mon purgatoire... Puîs-je vous demander de faire mes adieux aux confrères et de me recommander à leurs bonnes prières pour le grand voyage? ... »

Il mourut à Paris le 7 avril suivant. Il ne repose pas, comme il l’eùt aimé, dans sa chère mission d'Edéa, bercé par le souffle du vent dans les palmiers et le grondement des chutes de la Sanaga, mais dans notre cimetière de Chevilly, non loin du Vénérable Père, qui aura cer­tainement reconnu en lui un missionnaire selon son coeur. Dieu permit néanmoins que certains de ses anciens fidèles vinssent prier sur sa tombe. En effet, quelques semaines plus tard, passait à Paris le pèle­rinage camerounais de l'Année Sainte; et les prêtres, catéchistes et moniteurs qui y prenaient part, tinrent à venir à Chevilly pour lui por­ter l’hommage de cette chrétienté à laquelle il s'était donné sans réserve et où sa mémoire demeure eh bénédiction.

J. BOUCHAUD.

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