Le P. Pierre LAFAGE,
1899-1929.


Né à Millau, diocèse de Rodez, le 7 juin 1899, Pierre Lafage vint tout jeune à Versailles, où il fit ses études secondaires au petit séminaire diocésain de 1912 à 1918, depuis la septième jusqu'à la philosophie inclusivement. La rencontre qu'il fit d'un de nos confrères, le F. Alpert, et plusieurs visites à Chevilly et à la maison mère, le mirent sur la voie de la congrégation. Déjà il était décidé à se consacrer à l'apostolat des Noirs d'Afrique ; il redoutait de s'y engager sans le secours de la vie religieuse ; certain, désormais, de donner satisfaction à tous ses attraits, il demanda à entrer à notre noviciat avec un de ses amis d'études, le P. Pierre Lamour.

Ce fut à Neufgrange, qu'après son année de formation, il prononça ses vœux le 27 octobre 1920 : il promettait déjà d'être un missionnaire dévoué et pieux. Libéré du service militaire en septembrel922 et rentré au scolasticat, il avança désormais sans aucune hésitation. Il fut ordonné prêtre le 25 octobre 1925 et fit sa consécration à l'Apostolat en juillet 1926. La mission qui lui fut assignée fut le Vicariat apostolique de Diégo-Suarez : il y a vécu moins de trois ans.

Voici en quels termes Mgr Fortineau déplore la mort de son jeune collaborateur ; il écrit au Supérieur général
Monseigneur,
Je ne puis vous entretenir aujourd'hui que du grand malheur que vous a appris mon câblogramme : Le P. Lafage est mort.

Le P. Lafage était jeune ; il est mort le 17 juin, il avait 30 ans. Bien qu'il fut si jeune, j'avais cru devoir l'appeler à Diégo pour remplacer comme curé de cette Paroisse le P. Besnard, obligé de partir en France. Et, pendant les huit mois que ce confrère a vécu sous mes yeux, je n'avais eu qu'à me louer de ce choix. Le P. Lafage était pieux, d'une piété certes exempte de mysticisme, mais basée sur une foi profonde qui le portait à ne négliger aucun de ses devoirs, à découvrir ce qui pouvait être utile aux âmes.

A mes côtés, je l'ai toujours trouvé déférent, prêt à s'éclairer pour mieux faire, prudent quand on lui demandait un conseil. Il aurait pu certainement conserver ce poste et y réaliser en peu de temps de grands progrès, car il voyait très clair et ne reculait ni devant la tâche, ni devant des moyens nouveaux, en présence de besoins nouveaux.

A Ambatondrazaka, où il était resté deux ans et avait appris rapidement la langue malgache, il s'était révélé de suite constructeur et organisateur, et il fut pour beaucoup dans l'installation des catéchistes - missionnaires et celle de la mission. Et cela n'empêchait pas les petites gens des campagnes de se réclamer de lui.

Maroantsetra devait être fondé, Maroantsetra, abandonné depuis douze ans par les Prémontrés, qui ne pouvait être desservi que par Sainte-Marie, dont six jours le séparent. Maroantsetra, une des plus grandes provinces et des plus peuplées de mon Vicariat, a ruiné les forces du P. Gaston, que j'ai dû en éloigner. Le P. Herrbach, à son tour, y fut malade à mourir, et je dus le faire rentrer en toute hâte. Ce n'est pas impunément que l'on parcourt ces six jours de route de la côte, sans parler des montagnes inaccessibles de l'intérieur, alors que le pays est très chaud et qu'il y pleut constamment. Le P. Herrbach devait rentrer voir son père gravement malade, se remettre un peu et revenir à Maroantsetra. Le P. Lafage, en attendant, y allait le 12 mai ; je devais le revoir au passage le 21 juin ; un peu plus tard, un Père d'Antalaha viendrait quelque temps lui tenir compagnie.

Ces gens si abandonnés le recevaient avec enthousiasme ; dès son arrivée, il se mettait à compléter son installation, mais presque aussitôt, il avait de fortes crises d'asthme, il se mettait à cracher le sang, le cœur faiblissait. Plus de bateaux, plus de moyens de transport. Cet homme de devoir qu'est le P. Anglade, brûlant toutes les étapes, arrivait au secours de son confrère. La population, tant blanche que malgache, faisait 'impossible pour conserver son missionnaire. Avec une claire vue de sa mort prochaine, sans appréhension, avec bonheur même, il offrait sa vie au bon Dieu pour cette pauvre mission de Maroantsetra, à coup sûr l'une des plus abandonnées de Madagascar.

Il faisait tranquillement ses adieux aux siens, à ceux qui l'avaient soigné, déclarant qu'il n'oublierait personne devant Dieu, disant même au médecin malgache - et protestant que, par reconnaissance, il prierait le bon Dieu de l'éclairer. Et le 17 juin, au soir, il mourait, combien regretté par tous !

Ce jour même, faute de bateau partant plus tôt, je quittais Diégo, avec le désir bien peu confiant d'emmener ce cher malade à Tamatave. Le lendemain, j'apprenais sa mort. Le P. Anglade, venu en toute hâte d'Antalaha, doublant les étapes d'une route très dure, lui avait donné le soir même l'extrême-onction. Il était mort tout heureux d'être venu en mission, de donner sa vie pour cette mission si abandonnée.

Sa pensée, me dit le P. Anglade, revenait souvent vers moi, car il savait que je devais venir et il voulait me dire la peine qu'il avait de me voir encore perdre un prêtre, après tant de deuils, et me supplier d'envoyer sans retard des missionnaires à Maroantsetra. Il succombait à une crise violente d'asthme, compliquée de crachements de sang et d'une maladie de cœur que nous ne lui connaissions pas.

Je n'arrivais que quatre jours plus tard et ne pouvais passer que quelques heures à Maroantsetra. J'eus le temps de voir les chrétiens et d'être témoin de leur vive douleur, de les conduire sur la tombe de leur Père et de leur promettre que je ne les abandonnerai pas, bien que je n'aie plus que 15 de nos confrères présents. Es m'ont remis des messes à dire pour Ambatondrazaka, Maroantsetra et DiegoSuarez, où le cher P. Lafage exerça le ministère.
(Lettre du 24 juin 1929.)

Ajoutons à cet éloge du cher défunt, ces autres détails sur son ministère, donnés par le P. Gaston:

Excusez la liberté que je prends de vous écrire, Monseigneur, mais la mort du P. Lafage, qui a été mon confrère quatorze mois durant, me fait un devoir de vous dire ce qu'il a été pendant ce temps trop court de notre vie commune.

Le P. Lafage n'était pas seulement un confrère très aimable et très obligeant, c'était aussi et surtout un prêtre de grande foi ; ce qui explique sa mort joyeuse et si édifiante pour ceux qui en ont été les témoins.

Cette mort, il l'avait prévue comme rapprochée, et souvent il en parlait, surtout quand les bulletins mortuaires nous apprenaient la mort d'un jeune confrère.

Sa foi s'épanouissait dans un zèle toujours en éveil et ne demandant qu'à s'exercer. Il avait compris qu'une mission doit arriver à vivre de ses propres ressources ; aussi s'ingéniait-il de toutes façons à lui en procurer.

Quand, au lendemain du cyclone de mars 1927, je vins prendre la direction de la mission d'Ambatondrazaka, à part l'église encore debout, tout était à faire ou à refaire ! ... En cette même année 1927 grâce \fs9 à son concours, bientôt s'élevait une école des Sœurs, qui, par son agencement, ses proportions, peut servir de modèle à bien d'autres. L’année suivante, la maison des Pères sortait de terre, il en avait fait creuser les fondations, poser les assises ; et, quand en août 1928, il partit, il emportait la certitude qu'elle serait achevée. De fait, nous l'occupons depuis plusieurs mois.

Son esprit toujours en éveil, suggérait cent façons de faire vivre la mission : cultures, maisons, élevage, etc., aucune question ne lui était étrangère, sa compétence s'affirmait en tout et toujours.

Mais le P. Lafage apportait la même activité au soin des âmes malgaches : le salut de ces âmes le hantait. Aussi, les tournées qu'il multipliait avec joie n'étaient jamais trop longues, et il avait tendance à les allonger un peu. Il eut voulu avoir des catéchistes dans tous les villages, et la mission possède, à son initiative, plusieurs centres chrétiens nouveaux qui donnent déjà de belles espérances. Il souffrait de voir les protestants si fortement implantés dans le pays, et les combattre était une de ses préoccupations ; il y revenait sans cesse.

En tournée, il allait chercher les Malgaches chez eux et rentrait avec sa belle ardeur chez les protestants, heureux de discuter avec eux et de leur montrer l'inanité de leur religion prétendue réformée ; les embarrasser était un jeu pour lui. Ne leur demandait-il pas combien les protestants avaient de sacrements ? Et comme la réponse n'arrivait pas, il leur lançait cette réponse moqueuse : " Les protestants ont deux sacrements : la cloche et l'harmonium. Les discussions ne convertissent pas et le P. Lafage le savait bien.

Les Malgaches avaient vite reconnu et apprécié son zèle débordant qui les entraînait ; aussi l'avaient-ils appelé " Mon Père Mafano-Fo" " Le Père au cœur chaud", c'est-à-dire zélé, ardent.

Voilà, Monseigneur et Très Révérend Père, ce que je tenais à vous dire du cher P. Lafage, dont le souvenir restera longtemps vivant parmi les chrétiens d'Ambatondrazaka.
Veuillez agréer, etc." Signé: P. Gaston, c.s.sp.

Voici enfin comment le P. Anglade, dans une lettre au P. Victor Lithard relate les derniers moments du P. Lafage :

Le P. Lafage avait reçu l'hospitalité chez un commerçant, colon de Maroantsetra, dont il avait béni le mariage en 1926. Depuis ce temps, ce nouveau foyer considérait le P. Lafage comme un Père. Un jour ce commerçant, ayant visité le Père à la mission et l'ayant trouvé très fatigué, s'offrit à lui donner l'hospitalité dans sa maison. C'est là que je le trouvais le 12 juin, à 9 heures du soir. A ma vue, son visage s'illumina d'un rayon de joie ; on s'embrassa. Le trouvant bien mal, je lui proposais les sacrements ; il les accepta de suite. Sa confession achevée, il reçut l'extrême-onction. Puis, lui ayant proposé le saint viatique, il me dit : " Allez manger maintenant !" Cependant, jugeant que cela me faisait de la peine : " Eh bien, maintenant, si vous le voulez !" Ce ne fut pas long. Il reçut la Sainte Eucharistie.

Pendant son action de grâces, je me retirais pour prendre le repas du soir. Eh bien, était-ce l'effet du Sacrement, ou était-ce la joie de se revoir, toujours est-il que le Père vint s'asseoir à la table, auprès de moi. Il était soutenu par M. Allard (c'est le nom du commerçant) et le frère de ce dernier.

Le Père fit le sacrifice de sa vie pour la mission de Maroantsetra et pour les Malgaches. Entre autres paroles, il nous dit : " Oh ! que je suis heureux de mourir ; je n'aurais jamais cru qu'il fut si bon de mourir !". Il renouvela ses vœux. Puis, nous avons parlé de vous nous avons rappelé le temps de jadis comme deux bons amis.

L’agonie fut longue. Avant cette dernière lutte, il éprouva une soif ardente : " J'ai soif, donnez-moi à boire ; on ne refuse rien à un mourant". On fit ce qu'on put pour le soulager. Lui ayant parlé de la Sainte Vierge : " Elle est là en ce moment" dit-il, et cette parole il la répéta plusieurs fois ; puis il a baisé sa croix de profession, sur laquelle il avait gravé " Victima pro Victima !" Voilà comme est tombé au champ d'honneur un de vos anciens novices.

Page précédente