Le P. Edouard LECOQ
profès des vœux perpétuels, décédé à Paris (OEuvres d'Auteuil), le 23 juillet 1950, à l'âge de 69 ans et après 46 années de profession.


Etait-il Normand ou Parisien? On se l'est demandé toute sa vie. Il est certain qu'il était du pays de Périers, en plein Cotentin, qu'il y avait, toute sa parenté, qu'il en parlait, et même fort couramment, le patois qu'il avait fait son séminaire à Coutances et qu'il y possédait un oncle hautement pittoresque, l'abbé Benoni Lecoq qui mourut curé de Chefresne, Mais il était né à Clichy-la-Garenne, d'un père qui avait une place importante dans l'administration des Halles. Et sa mère venait de plus loin, encore, car elle était Espagnole, ou plutôt Catalane, née juste à la frontière française. Très aimée, cette mère vécut longtemps. Mais la Normandie l'emporta et l'adopta de bonne heure, cet enfant qui ne compta plus guère comme Parisien ni Catalan. Lui-même en prit facilement son parti.

Son éducation fut bonne. Le collège oratorien de Saint Lô où il finit ses classes était réputé pour ses fortes études et sa stricte discipline. Edouard Lecoq[1] fut bon élève et sut se choisir de bons amis. Puis il entra au Grand Séminaire de Coutances où les Messieurs de Saint Sulpice apprécièrent ce grand garçon d'allures libres, un peu bruyant mais qui s'assagissait soudainement dans la prière. Lui aussi sut apprécier ces excellents Maîtres et leur grande sagesse.

A ce moment éclate chez lui, la vocation des Missions. Ce fut un goût prudent contracté près d'élèves édifiants, correspondant à celui qui lui était venu pour les oeuvres en général. Il avait milité un instant dans le premier sillon. Cependant, il gardait soigneusement ses pieds sur la terre. Il n'avait pas été étranger à quelque emballement, mais il le savait et se tenait sur ses gardes: du reste, la Normandie n'aime pas le tapage. A la fin ou plutôt vers la fin de son Séminaire, pourvu d'excellentes notes, il arrive au Noviciat Spiritain d'Orly. Là aussi, il écoute ses maîtres, se fait de bons amis et sait les choisir sur leur valeur. Il y a chez lui de l'absolu : il n'admet guère une édification s'il y aperçoit quelque trace de vanité, quelque recherche d'amour-propre. Ses Maîtres lui font con­fiance et il y est très sensible. On signale chez lui un esprit dominateur mais on remarque que c'est surtout une chose extérieure et sa grande taille y prédispose. En tout cas, ce n'est nullement, un esprit fort et il a même peu d'originalité personnelle : son second mouvement est con­stamment pour l'ordre, la règle, la soumission volontaire.

Il suit la filière sans aventure. Le service militaire l'a épargné, on ne sait pourquoi. Profès au bout d'un an, il est prêtre le 5 novembre 1905 : il a alors 24 ans, étant né le 1er juin 1881.

On l'envoie au Sénégal, un pays où il y a au moins deux grandes villes : Dakar et Saint Louis, avec une société très métissée et une population européenne nombreuse où l'on découvre d'excellents éléments parfois de très hautes âmes. La nomination du jeune P. Lecoq au Sénégal parut bien un choix: celui d'un homme destiné à la ville. Si ce fut cela, ce choix peut paraître bon, car le jeune missionnaire ne connut aucun autre pays et l'on peut dire qu'il a passé en terre sénégalaise sa vie à peu près entière.

Toutefois, pour commencer, on le mit comme économe à Saint Joseph de Ngazobil, immense bâtisse située à proximité de Joal, à 50 kilomètres dans la côte Sud. Ngazobil avait connu une longue suite de vicissitudes: il lui restait une vieille chapelle, de vastes terrains bien abandonnés et une série de grandes pièces où logeaient d'innombrables chauves-souris. On était en contact étroit avec la population: des Sérers peu évolués, résistants, plus ou moins convaincus à l'Islam. Cependant, le P. Lecoq ne pratiqua guère le Sérer tandis qu'il devint très fort dans l'autre langue sénégalaise, le Wolof, beaucoup plus utile, beaucoup plus étendue, et que chez un missionnaire rien ne remplace, pas même le génie.

Du reste, les missionnaires font d'une pierre deux coups. Unanimement, tous déclarent que la pratique de la langue est ce qui d'emblée, fait comprendre tout chez les Noirs : coutumes, traditions, observances, haines secrètes, craintes fausses ou vraies, vengeances parfois rebelles à tout oubli. Même dans les villages où les « évolués » s'efforcent de don­ner le ton, le français est loin d'être la langue de tout le monde : le menu peuple, les femmes, les vieux, les étrangers toujours nombreux, ne se servent que du Wolof ou du Sabir. Plus tard, sans doute, le P. Lecoq sera curé de ville et prêchera en français, mais, toujours, le dur parler des classes inférieures le tiendra en contact avec celles-ci et lui sera d'un grand secours.

Il ne passa que quatre ans à Ngazobil, ce qui est un peu au Sénégal, la brousse, et il fut transféré alors à Rufisque, centre du commerce des arachides, situé plus près de Dakar et géré en commune. Il ne resta qu'un an dans cette semi-paroisse d'où il fut placé comme vicaire à Dakar.

L'essor de cette grande ville était encore dans le temps de ses commencements mais marchait déjà très vite et l'administration panachée de la cité nouvelle suivait le mouvement d'une allure un peu essoufflée. Les Noirs s'amusaient de voir monter les maisons : pour le moment, la police leur apprenait à circuler. La population représentait le monde en­tier. Nous y avons vu des Maoris, des Malais de Sumatra, des Indiens du Mexique. J'y ai parlé Pahouin avec des conscrits venus de Ndjolé qui ne savaient guère ce qu’ils faisaient là et qui se bornèrent à me réclamer ... du manioc : le riz qu'ils mangeaient au Sénégal leur faisait mal au ventre.[2] Il se trouva naturellement dans cette affluence un nombre considérable de chrétiens venus de toute l'Afrique. Mais la Mission restait ce qu'elle avait été : un curé avec deux vicaires, trois quelquefois, de sorte que la besogne du ministère quotidien devenait écrasante. C'est peut-être là qu'on voyait le travail plus intensif de tout l'ensemble de nos Missions : hôtes de passage, de vieux Pères en faisaient l'aveu spontané.

Dans ce lourd travail, le P. Lecoq se réserva la prédication, surtout celle qui concernait les Blancs. Elle n'était nullement inutile. Il s'en acquitta aisément, portant dans la chaire une belle prestance, un langage châtié, et bientôt une facilité qui ne fit que s'accroître.

Il lui fallut parfois du courage. Un jour, un haut fonctionnaire nul­lement hostile à la religion, se refusa avant de mourir à laisser entrer le prêtre près de lui. Puis, la mort étant survenue, les bureaux vinrent demander des obsèques très solennelles ! L'évêque était absent. Le clergé refusa et cela fit une « histoire ». A cette époque, la société coloniale en était encore à prendre les prêtres catholiques pour des officiers d'en­terrement. Plusieurs évènements de ce genre donnèrent lieu à des expli­cations fournies de bonne grâce et la bonne société revint peu à peu de plusieurs de ces vieilles idées joséphistes aujourd'hui démodées au moins dans nos colonies.

Mais déjà nous étions en guerre, celle de 1914 que nous appelions la Grand Guerre et qui n'était que la Petite. Dakar, immense dépôt militaire, en eut fortement le contrecoup, mais la Mission fut un peu considérée comme un service public. On y déversa tout ce qui, dans la mobilisation africaine, portait un quelconque insigne religieux. Il y vint des Pères ,dAlger, de Lyon, de Saint Quentin ou de Scheut, des Dominicains, des Capucins, des Rédemptoristes, des Trappistes, jusqu'à un vicaire de Courbevoie, le plus barbu de toute la bande ! En sens inverse; il passait constamment des sursitaires qui venaient de France et qui s'en retour­naient au Venezuela, au Brésil ou au Chili. Tous à la même table, sous la présidence pacifique de Mgr Jalabert, mais le ton des conversations montait parfois à la hauteur d'un Parlement des Nations! Le P. Lecoq y mettait sa part de belle humeur, mais il rendait surtout une foule de ser­vices à tous ces militaires en déguisement. Mgr Jalabert, frêle et fatigué se reposait beaucoup sur lui : populaire et sonore, son nom était connu par toute l'Afrique.

Lui, ne bougea pas du Sénégal. La place de curé de Saint Louis devint vacante : on la lui donna.

Saint Louis est fort différent de Dakar et beaucoup moins cosmo­polite. C'est une vieille cité qui se vante de remonter à Richelieu (1628). Elle a de vieilles maisons qui gardent du pittoresque. Elle a une société, et ce sont des commerçants de Marseille, de Bordeaux, de Bayonne ou de Nantes. Ces familles étaient là, quelques-unes depuis un siècle: il y en avait d'anglaises. Il y en avait de plus jeunes, rescapées du naufrage de la Méduse. Tout cela n'était pas allé sans quelques métissages, mais ce métissage, à Saint Louis, n'était pas comme ailleurs et portait un autre nom. Légèrement colorés, ces gens s'appelaient mulâtres de famille. Ja­mais la vieille société blanche ne les avait rebutés, reniés: on les avait éle­vés convenablement avec un grand soin de l'éducation religieuse. Leur groupe avait de l'influence et se tenait toujours du côté français. On vi­vait au quartier « chrestian », comme disait le vieux langage. On se connais­sait, on faisait salon : il y avait de la gentillesse : bref, tout l'opposé de ce qui se fait aujourd'hui, hélas ! Mais il est sorti de ce groupe beaucoup de citoyens bien assimilés et même de grands hommes La ville, aussi, a quelques charmes. Guet Ndar, Ndar Toùt, ont un grouillement considérable. Le fleuve, limoneux, sous un grand pont, a de la majesté. Les rues ont de vieux noms anciens, pleins d'une grâce frivole: Lauzun Boufflers, Richelieu ou le Baron Roger. Du côté de Soir, des étendues mélancoliques évoquaient des cimetières d'Orient. L'église, monument d'une architecture carrée, bâtie lors de la Restaura­tion par le Génie militaire, montrait un art sévère qui lui tenait lieu de style.

Le P. Lecoq se plut à Saint Louis. D'abord, la ville avait de novembre à mai, une saison très agréable. Il y trouva une société aimable, beau­coup de relations et de visites, mais sa maison, sans maussaderie, était fort régulière. Il ne négligeait pas le monde indigène qui commençait déjà à parler d'évolution. Il y avait d'autant plus de mérite qu'il ne croyait plus beaucoup à la démocratie de ses jeunes ans. Il allait dès lors à la maison d'en face et lisait Maurras ! Ici, il faut nous entendre : comme pas mal d'autres, il aimait dans ce parti une certaine affirmation d'avantages français incontestables : la clarté de notre langue et de notre esprit, le parfum de nos vins, la célébrité de 'notre cuisine, la gentillesse de nos vieilles mœurs.... Sini (Eugénie) sa fidèle cuisinière, au ga­zouillis pur Saint Louisien, représentait pour lui l'ancien état de choses Il s'en amusait infiniment, non sans regrets. Mais quand, après ces retours vers le vieux passé, on l'interrogeait sur le retour de la monarchie capé­tienne, il répondait de sa grosse voix enrouée : « ça, ce n'est pas encore pour mardi prochain..

C'est à Saint Louis que la fin de la guerre vint nous surprendre trois jours avant l'armistice officiel. Ce furent des fêtes mémorables, troublées cependant par la présence de la fameuse grippe espagnole, une espèce de peste qui faisait à ce moment là le tour du monde. Il y avait à ce moment là, au Sénégal, une flotte brésilienne qui accourait au secours de la victoire et ces bateaux avaient des noms positivistes impression­nants, Augusto Comte, Benjamin Costante, O Padre Enfantin,: ces pau­vres navires perdirent tant de monde qu'ils n'en avaient plus assez pour la manceuvre et qu'il leur fallut faire demî-tour.

Entre temps il arriva un nouveau sinistre. En janvier 1920, le paque­bot français l'«Afrique» se perdit corps et biens au large de la Rochelle Il y eut 450 morts, sur lesquels 19 passagers Spiritains, avec, à leur tête, l'Evêque du Sénégal, Mgr Jalabert. La consternation fut générale et un mouvement de personnel devint nécessaire. Un ancien de la Mission, le P. Le Hunsec, succéda comme Evêque à Mgr Jalabert et le P. Lecoq quitta Saint Louis pour prendre le titre de Curé de Dakar et de Vicaire Général.

Dakar avait eu un conseil municipal qui s'était signalé en abattant l'ancienne église de la Place Plotet sous prétexte qu'elle était lézardée et que le sol avait des fractures. Une fois l'édifice par terre, l'Assemblée parla d'autre chose sans vouloir s'occuper de reconstruction. Il se passa des années en absurdes palabres et Mgr Jalabert se lamentait.

Mgr Le Roy, le prit un jour à part et lui dit: Mon bon Seigneur, il ne faut compter que sur vous. Je vous aiderai mais il faut commencer. Tâchez de me trouver un homme....

L'homme fut admirablement choisi. C'était le P. Brottier. Aumônier militaire très brillant, il se révéla un homme d'affaires incomparable

« Il vous faut tout d'abord, dit Mgr Le Roy, deux comités différents. Un de hauts personnages et de grands noms. L'autre, plus modeste, où sous le contrôle de l'architecte, entreront des gens de finance, des industriels capables et cotés, des banquiers dévoués et probes. Mais ne demandez pas à tous ces gens de venir à la messe. N'oubliez pas leurs femmes. Ne vous faites pas d'ennemis. Remerciez chaque fois et alors, sans retard. »

Bientôt, le P. Brottier n'eut plus besoin de maître. Il se fit un ami", de son architecte, Wulfleff, qui était beaucoup mieux qu'une grande vedette, modeste et malin, très érudit, très cultivé, hardi, original, très bon garçon, mais sourd parfois, comme s'il le faisait exprès.

Le P. Brottier se disait étranger aux choses de l'art, mais il y était, (je ne sais si ce mot est français) convertible. De telle sorte que Mgr Le Roy put le convaincre. La première chose sur laquelle on se mit d'accord fut de bannir un plan d'importation européenne et d'écarter toute copie. Le monument pouvait être sobre, mais pas classique. Indigène ne convenait guère: on ne tolérait surtout aucun rappel musulman ou même arabe, autrement, les Pères y auraient vu une hérésie. Mgr Le Roy résumait ainsi les conditions de l'oeuvre: «il faudra quelque chose de militaire, de funéraire, de colonial.» Wulfleff s'épuisait chaque jour à de nou­velles épures et il sortit de son atelier plus de quinze projets de plans que Mgr Le Roy, « le patron » sabrait l'un après l'autre de son redou­table crayon bleu. On y passait des semaines et des semaines et là, j'ap­pris ce que créer voulait dire ......

Je servais d'homme de liaison entre l'architecte qui demeurait en ville et le « patron » qui venait, chaque jour voir si nous avions trouvé quelque projet acceptable. J'aidais aussi Wulfleff dans ses recherches nous y passions souvent de longs bouts de nuit, mais il était convenu qu'entre nous, on ne parlerait jamais de fatigue.

Les Pères de Dakar nous réclamaient sans cesse un plan. Ils paraissaient croire que cela pouvait se faire en un après-midi, mais, par bon­heur, Mgr Le Roy, restait intraitable dans ses exigences.

Un soir, Wulfleff arriva chez moi très préoccupé. «Ceux de Dakar, m'apprit-il, font ou refont une Kermesse. Ils réclament d'urgence une « carte à piquer ». Mais cette carte à piquer doit avoir comme illustration le plan en silhouette de la Cathédrale. Or, je pars demain matin pour Lyon : je ne peux pas m'y mettre. . Si vous vouliez être gentil, vous me feriez ça... Je crois que c'est pressé.»

La réponse hélas! n'était pas difficile : - Vous parlez de plan, mais vous savez bien que nous n'en avons pas encore. Ou si vous aimez mieux, nous en avons une quinzaine à l'état de morceaux Dieu merci, dit-il, il n'y a eu rien d'édité. De sorte que nous avons encore les mains libres, peut-être pas pour longtemps. . . Ecoutez Vous avez l'habitude de la vignette.... Faites en une, grande comme un dollar, et mettez-y un monument oriental, celui que vous voudrez. Bref, faisons du fictif : cette carte ne nous engagera à rien ....

Pris de court mais ne voulant pas désobliger Wulfleff, je me mis, au travail. Il y avait dans notre « quarrée » une vieille estampe de Sainte Sophie, bonne mais sale, maculée de coups de pinceau. Je la pris quasi machinalement et je la rebâtis sur le papier. On y reconnaissait la coupole dans sa forme plate, avec sa rangée d'oculaires en diadème. J'avais fait sauter les minarets qui faisaient trop Islam. On devinait la croix grecque. Le monument s'élevait sur plusieurs esplanades, et au lieu de tours, il était flanqué de deux pylônes légèrement pyramidants qui me rappelaient les architectures de la Haute-Egypte (1). Cette petite composition fut remise à la Maison Devambez qui soigna l'édition de notre, petite carte. Wiilfleff parut satisfait de ce travail, mais il objecta quu pour la première fois, un essai de plan allait affronter la consultation d'un public intéressé. Quelle serait la réaction de celui-ci ?

La réponse de Dakar vint dans la quinzaine. Tous paraissaient satis­faits de ce qu'ils prenaient pour le plan définitif et le P. Lecoq fut peut­être le plus enthousiaste. Il résumait ainsi l'impression générale. On était content de ne voir là rien de musulman ni d'arabe. Ça ne donnait pas l'impression d'une Kouba (2)[3] et, cependant, cela comportait une coupole On nous savait gré d'avoir supprimé tout ce qui eût rappelé un minaret. C'était nouveau et cela demeurait discret, voire même sobre. Les pylônes furent admis d'emblée parce qu'ils avaient belle allure et rappelaient nos clochers...

Wulfleff parut très rassuré par cette opinion spontanée. Je fus, pour mon compte, un peu étonné de ce succès, car j'avais surtout im­provisé :

- Pas tant que cela, me dit-il. Nous avons improvisé après six semaines de recherches pénibles et d'un travail très poussé. Encore n'est ­ce pas là une création proprement dite mais une adaptation avec bien des éliminations. L'art est une patience, mon ami.

Monseigneur Le Roy tira la conclusion pratique : Ne cherchons pas p1us loin
La mise au point fut rapide mais on dut sacrifier, non sans peine, quelques bons détails. On dur accepter une coupole plus haute, d’un type moins heureux que le diadème byzantin sur son rang d’oculaires. On se résigna en divers endroits à mettre du ciment à la place de la pierre que l’on avait rêvée : « sacrifions quelques détails, disait Mgr Le Roy, afin de sauver le reste ». D’autre part, si les prix était déjà élevés ils n'étaient pas aussi démentiels qu'ils le sont aujourd'hui et Wulfleff avait de bons ingénieurs sous ses ordres: l’œuvre architecturale ne connut pas catastrophes et le travail avança vite.

Mais le P. Brottier n'était plus à Dakar. Sans abandonner la gestion du « Souvenir Africain» il s’était laissé imposer celle des Orphelins Apprentis d’Auteuil qui sous sa direction, devint vite une oeuvre très considérable. A Dakar, il eut dans le P. Lecoq une sorte de fondé de pouvoirs, très entendu, très loyalement dévoué et qui lui rendit les meilleurs ser­vices.

Sait-on que le P. Brottier ne vit jamais sa Cathédrale debout ? et t'assista même pas à la consécration très solennelle qu'en fit en 1936 le Cardinal Verdier, Archevêque de Paris et Délégué du Saint-Siège, en très noble compagnie. Certes le P. Brottier comptait bien s'y rendre et toutes les convenances le voulaient. Mais il fit délais sur délais, tant son surmenage était grand, et il se laissa surprendre par la maladie au cours du mois de janvier 1936. Son cas devint rapidement très grave. et l’on vit qu'il ne pourrait pas aller aux fêtes. Il mourut à Auteuil aux derniers jours du mois : la consécration du monument déjà assez haut eut lieu le 2 février suivant.

Ce temps de grandes fêtes fut pour le P. Lecoq une sorte d'apogée. Au Sénégal et en A.O.F. on le tenait pour un grand curé. Au fond du Congo Belge, en Afrique orientale, des missionnaires étrangers se répétaient son nom. Il y avait du « grand Français » dans son cas. Ces belles médailles laissent, en général, voir un avers. L'avers, c'est l'âge qui vient et que déjà elles supposent. Surtout dans le climat du Sénégal qui n'est pas un des plus gracieux du monde et où le P. Lecoq avait passé déjà plus de trente ans. Cette atmosphère brûlante dégrade vite les organismes. Le Père (qui avait fait venir à Dakar une partie de sa famille) avait peut-être espéré trouver dans cette présence certaines satis­factions. Celles-ci ne prévalurent pas sur une fatigue physique et mo­rale qui le firent penser à un retour en Europe. Il quitta le Sénégal en mars 1937

Cette retraite n'eut rien d'une disgrâce et le P. Lecoq reçut un poste :fort honorable : les fonctions de Supérieur du Séminaire du Saint-Esprit, le princiopal héritage de l'ancienne Congrégation Spiritaine. Ce séminaire existe toujours rue Lhomond et continue de fournir des prêtres à nos vieilles colonies: Guadeloupe, Martinique, Réunion, Saint-Pierre-et-Miquelon. Le recrutement venait en partie des « Isles », en partie des séminaires de France: au temps où le P. Lecoq prit ses fonctions, l'effectif était tombé fort bas : deux douzaines d'élèves en tout, peut-être (1).

L'expérience africaine, dans ce milieu, ne servait qu'à moitié le P. Lecoq. Cependant, il avait exercé son ministère dans des centres urbains, parmi des populations très mélangées et, au rebours de beaucoup de coloniaux, il connaissait bien l'histoire de nos vieilles colonies, ce qui lui permit d'apprécier à leur avantage les méthodes de leur ancien clergé. Travaillant avec lenteur et méthode, mais en contact intime avec les maîtres, les esclaves, les engagés, les artisans, elles avaient fait leurs preuves. Elles avaient coïncidé avec la haute prospérité~de nos « Isles » par conséquent, elles avaient adouci l'esclavage sans provoquer de révolutions et la servitude était devenue de beaucoup plus humaine. Elles avaient créé une société intermédiaire déjà honorable, elles avaient sélectionné de bonnes traditions, fait vivre en paix les couleurs et les classes, pratiqué un début au moins partiel d'assimilation. La Révolution française avait stupidement détruit ce bon et patient travail qui était à reprendre en entier : excellent programme pour un Séminaire en voie de renouvellement.

Mais déjà on reparlait de guerre et on vivait au sein de crises qui menaient de plus en plus à un nouveau conflit. On en sait l'histoire qui se résume, par le terme d'occupation. La France, pendant près de cinqans, eut pour maîtres des ennemis qui nous parurent à la fois très vigilants et, à d'autres moments, soucieux d'obtenir sinon notre amitié, du moins notre collaboration politique. Ils n'y réussirent que bien médiocrement, en secret, nous nous amusions de leurs maladresses. Mais ils s'entendirent admirablement à organiser chez nous la famine. Tout fut rationné, même le pain. Le P. Lecoq, dans sa gestion, souffrit beaucoup, de ces tracasseries, surtout lorsqu'il voyait ses pauvres élèves créoles manquer de feu ou qu'ils essayaient de tromper leur faim avec des piments rouges confits dans l'huile que les bateaux venus des Antilles leur apportaient de temps à autre.... Habitué à la liberté de ses mouvuments et à une grande activité extérieure, le P. Lecoq souffrit à Paris d'un confinement qu'il mesurait de plaisante manière à la hauteur de chambre: son étage, disait-il, comportait 92 marches On eut pitié de ses longues jambes. L’œuvre d'Auteuil que P. Brottier avait développée avec un rapide succès, avait besoin d u directeur en second, plus spécialement chargé de la maison parisienne de l’oeuvre, rue Lafontaine, à Auteuil même. On offrit la place au Père­ Lecoq qui s'empressa de la prendre.

C'était moins assujettissant que la vie du Séminaire, plus vivant, plus à l'abri des misères de l'occupation. Il s'y sentit revivre. Il définissait lui-même ses occupations: «Je vis, dans un bureau; j'y reçois beaucoup de visites; j'ai souvent à en rendre, car je garde intérêt au Souvenir Africain et aux constructions de la Mission de Dakar. Mais je contrôle ici les ateliers, les métiers, les çatéchismes : j'ai bien des choses nouvelles à apprendre et toute une technique à me mettre en tête». Il circulait beau­coup, sous un grand manteau de drap fin, hérité du P. Brottier, qui lui volait aux épaules. Parfois, il avouait qu'il se sentait rajeunir. A d'autres moments, il éprouvait des douleurs de poitrine et, autour de lui, on en­tendait parler de maladie de cœur.

A la fin de 1948, brusquement, le mal se précisa et ce fut une forte crise cardiaque dont on eut grande peine à le tirer et, lorsque au bout de plusieurs semaines il put se lever, on se rendit compte que ses forces étaient bien diminuées. Une seule fois, jour de grande fête, on le revit rue Lhomond. Le reste du temps, il demeurait étendu, au repos forcé, dans une prière respectueuse qui était une forme de sa piété.

On redoutait pour lui une nouvelle attaque. Celle-ci lui laissa on l’a vu, quelque répit. Il vivait au milieu du mois de juillet 1950 dans une sorte de santé relative. Brusquement, le soir du 22, il se sentit pris de malaise et, par précaution, se mit au lit. Le lendemain 23, dans l'après-midi, l'attaque au cœur revint, violente et fatale. Il eut cependant le temps de recevoir tous les secours religieux. Il avait soixante-neuf ans

Ainsi se termine cette vie sans vieillesse. Elle eut quelque éclat, assez pour enchanter un homme ami de la gloire mais elle fut, bien plus encore, dominée par un sens du devoir inviolable dans sa fidélité, par une charité qui sut prendre bien des formes et par une sincérité d'esprit qu'il eût été plus enclin à arborer qu'à mettre dans l'ombre.

M. Briault

Page précédente