Le Fr. THIERRY Hervé Lejeune, BPF N° 120 p. 85-95
décédé à Yaoundé, le 22 août 1957, à l'âge de 36 ans et après 18 années de profession.

A côté de la figure du Fr. Humbert, alsacien élevé à la dure et qui, durant sa longue carrière, a eu à conduire et à discipliner plus de délinquants que de postulants, celle du Fr. Thierry, chargé lui aussi d'une oeuvre de formation, mort tout jeune sur la brèche, au Came-roun, est tout autre mais tout aussi attachante et édifiante,

Enfance (Plounez et Chigny-les-Roses)
Le service de Dieu était à l'honneur dans la famille Hervé; sur quatre garçons et trois filles, on compte deux frères prêtres : l'aîné, actuellement supérieur du Petit Séminaire de Reims, l'autre, Jean, spiritain qui mourut en Angola en 1945, et deux soeurs religieuses; l'une d'elles, Soeur Jean?Bosco, des Soeurs missionnaires du St-Esprit, eut la consolation d'assister dans ses derniers moments à Yaoundé, le Fr. Thierry.

" Notre jeune Yves est l'avant-dernier; il est né le 10 décembre 1920, à Plounez près de Paimpol, au diocèse de St-Brieuc, d'une famille de Reims réfugiée là en raison de la guerre 1914-1918. Ce n'est qu'en 1924 qu'il retournera au pays rémois. En octobre 1931, il entre au petit séminaire où l'ont précédé ses deux aînés. Yves commence normalement ses études, mais sans éclat. Après trois années là, il déclare savoir ce qu'il veut, et pressentir la façon dont lui aussi servira le Seigneur : il ne sera pas prêtre, mais Frère missionnaire.

Autour de lui, on s'étonne un peu; il a tout ce qu'il faut pour poursuivre ses études secondaires, il peut désirer le sacerdoce ? mais lui, à quatorze ans et demi, affirme que ce n'est pas sa voie; il veut consacrer sa vie à Dieu et à l'évangélisation missionnaire, mais comme un pauvre petit frère.

A cette époque, se sont déjà révélés ses dons de " bricoleur "; le travail manuel, c'est sa partie; il servira dans l'ombre, à la manière du bon Saint Joseph. En faisant ce choix, il n'a pas conscience de déchoir, de viser moins haut que d'autres : il sera frère et rien de plus, et pour lui, cette vocation religieuse est la meilleure, car c'est celle qui lui semble répondre le plus pleinement à ses dons naturels en même temps qu'à son désir d'une vie tout offerte; il quitte donc le Petit Séminaire de Reims en juillet 1934 Et demande son admission chez les Frères du St-Esprit. "

Son frère aîné, qui nous rapporte ses souvenirs, ajoute encore: " Il ne m'appartient de dire ce qu'il a été comme postulant, novice ou profès... mais je puis dire, en tant que prêtre occupé à la formation de petits séminaristes depuis 1945, que mon frère Yves m'est toujours apparu comme le type de la vocation de frère-missionnaire; de ses rares lettres retrouvées, comme des quelques conversations que nous avons eues ensemble, depuis son entrée à Chevilly, il ressort pour moi que le Fr. Thierry a choisi cette vie humble dans un très grand idéal de perfection, et qu'il s'est épanoui pleinement, qu'il n'a jamais regretté son choix, bien au contraire.

Parfois, des chrétiens, et même des prêtres, pensent qu'un " Frère" est quelqu'un " qui n'a pas pu faire mieux ", qui manquait des qualités ou capacités nécessaires à un " Père ", à un prêtre, une sorte de religieux de seconde zone, de soldat de deuxième classe. Pour moi, Fr. Thierry était le démenti le plus formel d'une telle conception; il s'est senti appelé à cette forme de vie, il s'y est maintenu malgré les encouragements de ses supérieurs pour regarder vers le sacerdoce, et il a vécu pleinement sa vie de frère, dans la joie. "

Chevilly (1936?1940) Langonnet (22 mai - 3 octobre 1940)
Le 10 novembre 1936, Yves fait sa demande d'admission: " Je désire entrer dès main-tenant au postulat des Frères spiritains; mais si cela ne doit pas retarder mon entrée d'un an, je rendrais grand service à mes parents en restant avec eux jusqu'en janvier pour aider mon père dans son inventaire. " La lettre était datée du n° 42 de la rue des élus; comment notre cher postulant en herbe n'en aurait-il pas été ?

Une lettre du 10 janvier signée de son père nous donne la mesure de sa générosité : " Le départ de Jean étant avancé de cinq jours, c'est mardi prochain qu'il vous conduira son frère Yves; ce n'est qu'hier que Jean a été avisé qu'il embarquait le 15 au lieu du 20 au Havre... Je vous demande de bien prier pour nous. Nous donnons nos enfants au Bon Dieu, de tout notre coeur, mais cela ne va pas quand même sans sacrifices. "

A la demande d'information était jointe une lettre du supérieur du ,petit séminaire : " La famille est au?dessus de tout éloge et digne de la plus grande confiance... " puis " je suis étonné de voir un enfant qui pourrait être prêtre, opter délibérément pour la vocation de frère, mais le Bon Dieu a ses desseins; je pense qu'Yves Hervé, une fois dans le milieu ,de sa véritable vocation, pourra donner toute satisfaction; il s'y épanouira ? chose qui lui manquait tout à fait ici. "

Ce disant le bon supérieur était prophète; nous allons voir Yves s'épanouir de plus en plus au postulat et au noviciat. D'abord il fut affecté à la buanderie?lingerie, mais ce milieu ne l'intéressait guère. Tout petit, il était déjà bricoleur; aussi, quand il avait l'occasion de passer par la menuiserie, il s'arrêtait pour regarder les jeunes apprentis et avec quels yeux ! ... L'épreuve du postulat terminée, il fut admis, malgré sa jeunesse, à prendre, avec l'habit, le nom de Frère Thierry.

Comme novice (janvier 1938) il obtint du Père Maître d'entrer chez le Fr. Ubald, le maître menuisier qui a formé et continue de former tant et tant de jeunes. Voici son apprécia-tion sur ce nouveau venu dans son atelier : " J'ai remarqué tout de suite qu'il avait du goût pour le métier. Il faisait de rapides progrès et tout ce qu'il faisait était bien fait : un travail pro-pre et fini. Il aimait le travail d'art; je l'ai apprécié lorsqu'on a fait les autels et la table de communion pour la chapelle de la Maison Provinciale. Il tournait des chandeliers d'autel, et avec précision; il exécutait la marqueterie des panneaux et la sculpture. Avec cela, un bon caractère, gai, agréable, en somme un excellent confrère qui n'avait que des amis, aussi bien dans l'atelier qu'au Noviciat. " A cette époque, la question du C. A. P. ne se posait pas chez nous. Le Fr. Thierry n'avait pas son C. A. P. ; comme tant d'autres avant et après lui, il appre-nait le dessin géométrique et technique avec ses confrères sous la conduite du Fr. Ubald. Tout allait pour le mieux et le 9 septembre 1938, le Fr. Thierry fut admis à prononcer ses premiers voeux.

Lorsque la guerre de 1939 éclata, les ateliers se vidèrent; les jeunes Frères qui n'étaient pas mobilisés, étaient employés un peu partout, dans la maison, au champ, au jardin où les bras manquaient. Dès les premiers jours de la guerre, le noviciat fut transféré à l'Abbaye de Langonnet (Morbihan); tandis que les jeunes profès des premiers voeux (Triennat) restaient encore à Chevilly, mais pas pour longtemps, car dès que les armées allemandes approchèrent de Paris, tous furent évacués sur la Bretagne. Le 22 mai 1940, le Fr. Thierry partait pour Lan-gonnet avec les autres.

En octobre 1940, nous retrouvons le cher Frère à Chigny: il avait obtenu de ses supérieurs la permission d'aller aider ses parents à réparer leur maison endommagée par la guerre. Le voyage l'avait fatigué et il souffrait de néphrite; déjà, à cause de sa scoliose, il était versé dans le service auxiliaire. Le médecin de la famille comptait le faire réformer, mais étant de la classe 40, selon de nouvelles dispositions du Gouvernement, il fut déclaré exempt de tout ser-vice militaire comme tous les jeunes des classes 39 à 42.

Il revint à Chevilly le 12 septembre 1943. Il était alors le plus ancien des menuisiers du Fr. Ubald ? plusieurs étaient en captivité en Allemagne ? et sur la demande de son patron, le Père Provincial le lui laissa comme second. C'est alors qu'il donna sa mesure dans l'aménagement de la chapelle de la Maison Provinciale. Le 20 novembre 1944 eut lieu la bénédiction de cette chapelle par le Cardinal Suhard, qui était autrefois à Reims et connaissait bien le père du Fr. Thierry. Le Fr. Ubald lui laissa le plaisir de le rencontrer à cette occasion.

Le 15 février 1946, le Père Provincial décidait d'envoyer ce bon Frère en mission. Son séjour en Afrique ne devait être qu'un stage de quelques mois avant de revenir à Chevilly pour prendre un jour la succession du cher Fr. Ubald dans la formation des jeunes Frères. Il est en route pour le Cameroun ? via le Sahara ? quand il écrit de Maison-Carrée le 22 février 1946 : " Voici déjà la première étape de faite; ce n'est certainement pas la plus dure au point de vue de la fatigue; mai?, nous sommes prêts pour l'expédition à travers le désert... Après avoir fait sans trop de difficultés les démarches nécessaires, le mardi 19 nous quittons le port comme prévu. Nous avons tous les quatre le pied marin; le lendemain nous accostons en rade d'Alger. C'est seulement le 1er mars que nous quitterons Oran pour Colomb-Béchard, point de départ des autos?cars. Nous allons donc rejoindre Misserghin demain soir par le train de jour. "

Mvolye (1946?1948) Cameroun
Après un voyage à travers le Sahara, dont les lettres ne font pas écho, le Fr. Thierry arriva à Yaoundé au mois de mars 1946 et fut affecté à la Mission de Mvolyé. Il y prit en main la menuiserie, tout en assurant les transports de la Procure. Ses voyages le mirent en contact avec la plupart de nos stations de brousse, et, dès les débuts, il fut pour tous " le brave Fr. Thierry. "

On était heureux de le voir arriver sur son gros camion rouge. Sa bonne figure souriante à la portière, il avait déjà un bon mot sur les lèvres avant même d'avoir arrêté son véhi-cule. Son camion lui donnait parfois bien de la misère à cause des pannes. Heureusement, comme il l'écrivait à sa soeur à Yaoundé. "C'est toujours le Tit'Yves bricoleur ! mais le Tit'Yves bricoleur d'antan ne se doutait pas de ce que cette manie pourrait lui rendre service plus tard. Il est même devenu une espèce de mécanicien pour qui un moteur d'auto n'a plus beau-coup de secrets; " l'occasion fait le larron " ou plutôt " c'est en forgeant qu'on devient forgeron ! "

Quand on est en panne à 100 km d'une ville, il faut bien se débrouiller avec les moyens du bord... Mais sa santé ne résista pas à ce dur métier de transporteur. Il fut terrassé par une crise d'urémie, suivie d'une bilieuse. Il fit le sacrifice de sa vie et reçut les derniers sacre-ments. Ce n'était pourtant pas le moment choisi par Dieu. Le Frère se remit de ce premier avertissement, et, après quelques semaines de repos, il reprit son travail, mais non plus au volant de son camion.

Nlong (Novembre 1948 - 1955)
En novembre 1948, il fut nommé sous?directeur du Postulat des Frères de St-Joseph à la Mission de Nlong, où il fut spécialement chargé de la formation technique des postulants. D'emblée, tous reconnurent en lui un maître en son métier, et lui accordèrent leur confiance. Il organisa l'apprentissage et eut le plaisir de pouvoir installer et équiper un bel atelier de menui-serie. Mais son activité ne se bornait pas aux heures de travail : son titre de sous?directeur n'était pas un simple titre honorifique et le Fr. Thierry eut une profonde influence sur la Communauté des Postulants et des Novices. Sa bonté, son inaltérable bonne humeur, sa grande simplicité lui attachaient tous les coeurs. En toute confiance, les garçons s'ouvraient à lui de leurs ennuis et de leurs difficultés; ils trouvaient toujours auprès de lui compréhension et bon conseil. Il fut vraiment pour eux " le grand Frère " que l'on admire et a qui on raconte tout. Si le Postulat de Nlong a vécu des années heureuses dans la joie et le bon esprit, c'est beaucoup à l'influence du bon Fr. Thierry qu'il le doit.

La santé était revenue. " Depuis que je suis à Nlong, écrit-il à sa soeur, je me trouve très bien quant à la santé. Prie un peu pour nos petits Frères en herbe, pour cette oeuvre qui m'est naturellement chère; afin que ces petites âmes encore primitives prennent bien l'esprit de leur état. "

De son côté, le Maître des Novices se dit enchanté de son second; repensant à cette époque, il m'écrit : " Le Fr. Thierry a été pour moi " un frère " dans le plein sens du mot et le type du Frère-coadjuteur, c'est?à-dire un collaborateur, ayant des capacités énormes, mais sans ambition personnelle de faire parler de lui. Sa seule ambition a été de rendre service pleine-ment là où il était placé; il aurait été capable de réaliser de grandes choses si les supérieurs le lui avaient demandé ? il le savait, car on lui écrivait de partout, même de Bangui et du Gabon, pour lui demander des études de plans et des conseils; il rendait service à tous avec compétence, mais jamais je n'ai remarqué en lui la moindre tendance à sortir de son rôle, sans éclat, de sous-directeur du Noviciat.

Ce qui m'a frappé en lui, c'était son parfait équilibre, signe extérieur sans doute d'une vie intérieure profonde. Quoi qu'il arrive, le Fr. Thierry était toujours de bonne humeur; fatigué, malade ou en soucis, il gardait toujours le sourire; on pouvait bien lui confier n'importe quelle responsabilité, on était sûr qu'il n'y aurait de sa part aucune extravagance, aucune exagération, mais qu'il resterait toujours dans la bonne mesure.Je peux dire qu'au Noviciat, je n'ai jamais pris de décision sans que nous ayons examiné la chose ensemble, et son avis m'a toujours été précieux.

Et quel confrère agréable! Jamais une réclamation, toujours le sourire. Nous avons travaillé ensemble pendant huit ans et dans des circonstances parfois difficiles; eh bien! je peux affirmer que pendant ces huit ans il n'y eut entre nous aucun malentendu, aucun mot pénible. " Le compliment sur l'égalité de caractère du cher Frère est précieux, surtout quand on pense combien le climat, les soucis, la fièvre agissent sur nos tempéraments en pays équatoriaux et exagèrent souvent nos défauts ! ...

Pour le Fr. Thierry, il continue toujours dans la même ligne: ses lettres en sont témoins. Il écrit le 20 février 1949 : " J'ai renouvelé mes voeux temporaires pour la dernière fois; à partir du 10 décembre 1950, je serai admissible ? quant à l'âge requis ? à l'éternelle alliance. Prions ensemble, chère soeur, que je le devienne de plus en plus, quant au coeur, quant à la fidélité et à la générosité. Que ces deux ans qui me restent, avant mes voeux perpétuels, soient un ultime affermissement dans les dispositions que requiert ce grand acte. "

Et dans une lettre du 28 août 1950 à son frère aîné: " Cher François, je ne sais si je t'ai dit que je dois faire mes voeux perpétuels à la fin de l'année. Le date n'est pas encore fixée; j'ai Même un choix assez vaste, puisque le délai s'étend du 10 décembre prochain ? date de mes 30 ans jusqu'au 20 février 1952, date d'expiration de mon dernier triennat de voeux. Évidemment, je ne vais pas attendre tout ce temps; inutile de te recommander cette grande inten-tion, je sais d'avance que tes prières me sont assurées. "

Dans la même lettre, il répond à son frère aîné qui lui a appris la mort de sa chère ma-man : " Voilà donc notre chère maman retournée à Dieu, comme on pouvait s'y attendre de-puis un certain temps... Oui, tu dis bien, après avoir remercié Dieu de nous avoir donné une telle maman, remercions?le encore de nous la reprendre dans de si bonnes conditions, pour la couronner comme elle le mérite... Elle est maintenant délivrée de ses souffrances qui n'au-raient pu aller qu'en augmentant. Malheureusement, c'est surtout pour notre cher papa que la séparation doit peser; mais, Dieu merci, il saura trouver dans sa foi les forces nécessaires pour porter le poids de la solitude. "

Sainte Thérèse de Lisieux aurait aimé notre cher Fr. Thierry, elle qui aimait tant le Bienheureux Théophane Venard à cause de la tendresse ses sentiments pour sa famille! Mais il lui tarde de se lier à Dieu pour toujours; aussi laisse?t?il parler son coeur à l'approche de l'heure décisive : " Nlong le 17 décembre 1950, mon cher François, En vous, Seigneur, j'ai espéré; que je ne sois pas confondu pour l'éternité! Me voilà donc engagé pour l'éternité! Qui serait capable, seul, de tenir de tels engagements! Mais les mérites de mon sacrifice unis à celui peut-être plus grand de papa et à tous vos suffrages m'aideront, j'en ai confiance, à faire mon humble chemin dans la perfection à laquelle je me suis engagé de tendre, il y a 12 ans, et en ce jour, pour l'éternité. C'est donc en toute confiance que j'ai prononcé mm saints engage-ments avec la résolution de faire toujours au mieux mon devoir et comptant sur le soutien du divin Maître pour ce qui pourrait paraître impossible au pauvre coeur humain, l'ascension continuelle dans le chemin de la perfection. " Même son de cette belle âme dans sa lettre au Père Provincial le 11 janvier 1951 : " S'engager à vie à la perfection n'est pas une petite affaire! Mais voilà 12 ans que je m'y essaie sans qu'il y ait lieu de désespérer. Dieu aidant ma bonne volonté, j'arriverai bien à faire mon humble chemin sur cette voie ardue. Je me permets de vous demander un petit souvenir spécial pour moi et pour notre OEuvre de Nlong quand vous priez pour les Missions. "

En juillet 1952, nous retrouvons notre bon Fr. Thierry à Chigny auprès de son père: " Me voilà depuis trois jours au sein de ma famille... bien réduite, puisque je ne retrouve plus, sous le toit paternel, que mon père avec le dernier de mes frères... Papa a fait le projet de faire avec moi son dernier pèlerinage à Lourdes... Nos saints parents ont parsemé leur vie de tant de sacrifices si généreusement offerts que je serais heureux de pouvoir offrir à papa cette dernière satisfaction d'un pèlerinage à Notre-Dame en famille... " Cette joie leur fut accordée et Marie a dû bénir du haut du ciel cette belle famille réunie à ses pieds, du moins ceux et celles qui étaient encore sur terre...

De retour à Nlong, son temps de repos expiré, Fr. Thierry apprend par son frère que leur papa a failli leur être enlevé. Écoutons la réponse de cette belle âme religieuse (novembre 1954) : " Mon premier sentiment à l'annonce de cette attaque a été de reconnaissance envers la Providence de te savoir entouré. de toute la famille puisque toi?même, cher papa, tu avais cru que le divin Maître allait t'inviter à fêter la Toussaint près de Lui. Et voilà que maintenant il semble vouloir ajourner la date de cette rencontre. Sachons Le remercier de tout ce qui nous arrive venant de Lui, puisque alors tout est, grâce. "

Située sur la route Doua'Ia-Yaoundé, la Communauté spiritaine de Nlong recevait souvent des confrères de passage, Combien ont fait appel au dévouement du Frère... et cela à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, certains en abusant parfois. Mais le brave Frère était toujours prêt avec son grand sourire: on aurait pu croire qu'il n'avait rien d'autre à faire. Évidemment, un service ne se refuse jamais entre amis... mais voilà : tout le monde était son ami, un ami à qui il était heureux de rendre service. Il semble bien que ce fut, là aussi, la ligne de conduite de sa vie spirituelle : Dieu était pour lui, tout simplement, le " grand Ami " à qui on ne refuse jamais de faire plaisir et pour lequel on est heureux de travailler.

Efok (1955-1956)
En décembre 1955, la Congrégation des Frères de Saint-Joseph de Yaoundé fusionna avec les Frères du Sacré?Coeur, qui prenaient la direction du Noviciat de Nlong. La Mai-son?Mère décida de fonder au Cameroun un Postulat de Frères spiritains, et le Fr. Thierry fut affecté à cette fondation. Il lui en coûta, certes, de quitter Nlong et son bel atelier, mais c'est avec plaisir qu'il envisagea de former des jeunes pour la Congrégation. Les débuts de ce Postulat à Efok furent très pénibles La fondation se heurta à toutes sortes de difficultés et traîna lamentablement pendant de longs mois, d'un bout à l'autre du diocèse. Les meilleures bonnes volontés se décourageaient les unes après les autres... et toujours pas d'issue. Un seul postulant, qui devait plus tard, rejoindre Chevilly, demeurait avec le Fr. Thierry. Celui?ci en fut très affecté; il en avait perdu sa bonne humeur, et, pour ceux qui le connaissaient, c'était grave.? Il dut se faire hospitaliser pour une vingtaine de jours... Etait?ce déjà les premiers symptômes du mal qui devait l'emporter quelques mois plus tard ?

Entre temps, le Postulat des Frères avait trouvé une solution viable en s'installant à la Procure Générale de Douala, d'où les garçons pouvaient suivre les cours au Centre d'appren-tissage de la Salle. Le Fr. Thierry avait été à l'origine de cette idée après un voyage qu'il fit à Douala quelques semaines auparavant... Il ne devait pas en voir la réalisation. Il fut retenu à Yaoundé. Ce fut un dur sacrifice. Il s'était si entièrement donné à cette fondation, il avait pei-né et souffert pour elle, et maintenant il devait l'abandonner juste au moment où naissait l'es-poir de réussir. Il travailla quelques mois au Petit Séminaire de Mvaa, puis, fut envoyé à Bafia pour y installer l'école professionnelle; mais sa santé était atteinte, et de jour en jour, le Frère se sentait toujours plus fatigué.

Yaounde
Au début d'août 1957, il dut être hospitalisé à Yaoundé. Son état ne semblait pas don-ner tellement d'inquiétude au début : un typhus de brousse, dont il se remit en 7 ou 8 jours; mais il souffrait toujours d'une profonde dépression. Des examens plus approfondis révélèrent 3 grammes d'urée : c'était alarmant. Rapidement l'état empira. Le Frère accepta volontiers les derniers sacrements que lui administra S. Exc. Mgr Graffin, assisté du R. P. Kapps, supérieur principal., A partir de ce moment, le Frère se prépare à paraître devant Dieu; il ne se fait plus aucune illusion. Avec calme et sérénité, il confie à Soeur Jean?Bosco, sa soeur : " Je n'ai plus qu'à attendre le coma. " Quand son père, avait failli être emporté par une crise, il lui écrivait : " C'est cet esprit de sérénité qu'il faut s'attacher à garder jusqu'au bout. De quoi t'inquiéte-rais?tu ? Pour toi ? Tu es fin prêt. Pour nous ? ... Tu nous laisses entre les mains d'un Père et d'une Mère tout?puissants., Nos bons vieux camerounais ont dans leur langue un mot savou-reux pour prendre congé de ceux qu'ils laissent ici bas : " Me tam sob abe Nti. " Je vais rentrer chez toi Seigneur! Comme on dit : il faut que je rentre au village; c'est tout naturel, on rentre là d'où l'on vient ! "

Ainsi de lui-même; il vit ses dernières heures comme il a vécu toute sa vie simplement sans chercher d'explication; il se soumet entièrement à la Volonté du Bon Dieu, malgré sa faiblesse et ses souffrances, il sait encore sourire et répondre à un mot plaisant. Il sent ses forces l'abandonner, et dit à sa soeur : " C'est fini. " Il renouvelle l'offrande de sa vie et remet tout entre les mains de la Sainte Vierge ? une crise devait l'emporter en quelques instants : c'était au soir du 22 août, fête du Coeur Immaculé de Marie.

Le Père Boetsch écrivait à son père " Dieu a voulu une rançon bien lourde pour les grâces de cette Œuvre car je suis persuadé que ce sont les fatigues et les peines de cette fon-dation qui ont terrassé le cher Fr. Thierry et je suis certain aussi que devant la mort, il a offert sa vie pour ce cher Noviciat spiritain... Si Dieu a voulu le sacrifice de cette jeune vie pleine d'ardeur et de bonté, ce n'est pas pour rien. "

Le 4 septembre, la Soeur Jean-Bosco donne aux siens des détails sur les obsèques et la mort de son cher frère : " Il y avait un nombre imposant de Pères, Frères et Soeurs. Mgr Graf-fin présidait. Le R. P. Père Kapps, supérieur ]principal qui présidait la retraite des Pères à Edéa est encore arrivé à temps malgré la distance (plus de 200 km.). Le P. Loucheur aussi, supérieur de Bafia, et tant d'autres. Tout s'est déroulé dans une atmosphère de ferventes priè-res et de recueillement. Les porteurs du cercueil, tous bénévoles, furent les premiers menui-siers formés par Yves à la Mission de Mvolyé, et un infirmier a voulu aussi avoir sa place.

Mais revenons un peu en arrière: le 21 au soir, notre cher malade était un peu agité ? et même beaucoup jusqu'à 10 heures, moment où il s'endormit jusqu'à vers 2 heures; ainsi je pus encore assister à la messe comme les jours précédents à la chapelle des Soeurs de l'hôpital qui n'est pas loin. Au retour, Yves attendait la Sainte Communion de laquelle il n'avait jamais été privé malgré les jours où rien ne passait plus... Et en ce matin de la Fête du Saint Coeur de Marie, dont je lui lisais le propre de la Messe, il me dit tranquillement qu'il était prêt et renouvela l'offrande de son sacrifice spontanément; nous remettions tout entre les mains de la Sainte Vierge. La paix, le calme régnaient; il me donnait du courage à vrai dire... Je lui de-mandai de bien nous aider de Là-haut et lui parlai de chacun de vous; il m'assura que oui.

Tous les bons services du Docteur et des Soeurs allaient devenir impuissants; le Seigneur marquait son heure, car il est parti à l'heure du Bon Dieu. Même la Sainte Vierge a dit son mot pour l'emmener en ce jour de sa plus grande tête dans notre Congrégation. Dieu a été bon, remercions Le pour toutes les grâces de purification qu'Il a accordées à notre cher Frère; celles, entre autres, de lui donner pleine connaissance de tout ce qu'il a dû supporter avec une acceptation amoureuse de sa volonté. "

Le Fr. Thierry ne laissait derrière lui aucune grande oeuvre, aucune église, aucun beau bâtiment... et pourtant tout le monde vit dans sa mort une grande perte pour les Missions du Cameroun. Plus que cela, tous ceux qui l'ont connu, missionnaires, civils européens, africains, tous ont ressenti la douleur que l'on éprouve à la perte d'un ami; car le Fr. Thierry ne comptait que des amis. Ce fut là le trait dominant de toute sa vie. Partout où il vécut, partout où il pas-sa, il a toujours été un élément de joie et de bonne entente. Tout ce qu'on peut dire à son sujet perdrait son vrai sens, si l'on oubliait son large et bon sourire, qui lui attirait toutes les sympa-thies. Cette mort du Fr. Thierry laissa un grand vide parmi les confrères du Cameroun. " Je comptais sur lui, écrit à son papa le R. P. Kapps, pour lui confier les Frères spiritains à leur sortie du Noviciat, pour qu'il continue leur formation religieuse et professionnelle. " A Che-villy, on espérait toujours qu'il viendrait prendre la succession du Fr. Ubald et, en attendant, le seconderait dans la formation des jeunes Frères. Il n'était parti au Cameroun que pour un stage de quelques années… Dieu en a jugé autrement.

Le dernier hommage sera celui de l'ex-postulant d'Efok, devenu Frère spiritain, et qui a voulu prendre son nom comme celui d'un modèle qu'on se propose de suivre et d'imiter. Le Fr. Thierry Mbarga nous écrit: " Le Fr. Thierry Hervé n'a pas été un bâtisseur de cathédrales; pendant le temps que je l'ai connu à Nlong et à Efok, il aidait à la construction du grand édi-fice moral des jeunes. De ses mains habiles, il a monté un atelier doté de machinés modernes, où, actuellement, une dizaine de religieux au service du Cameroun continuent de travailler le bois. Cet atelier, il l'a quitté sans montrer trace de mécontentement, pour recommencer à zéro La fondation du Postulat des Frères spiritains camerounais. Cette oeuvre, qui lui a coûté la vie, est restée chère à son cœur. Je suis sûr qu'au ciel où il nous a devancés, il ne cesse d'inter-céder pour ses chers fils pour lesquels il s'est donné... "

Si l'on compare cette vie et cette mort du cher Fr. Thierry-Hervé aux éléments d'une définition du Frère selon le Vénérable Libermann, il faut dire que le Fr. Thierry a été un Frère selon le cœur de notre Père. " Le Frère est un chrétien, baptisé, recruté pour être mission-naire. Afin de le devenir, il entre dans une congrégation ? c'est le moyen il s'y consacrer à Dieu, corps et âme, tout entier et pour toujours, et se fait totalement disponible entre les mains de ses supérieurs, au service du Christ et de l'Église dans la Congrégation et ses missions, suivant les besoins de celles?ci et de celle?là, et selon ses capacités personnelles." Qui, mieux que le Fr. Thierry, a réalisé cette définition du Frère spiritain, missionnaire?religieux ? De lui aussi, le Vénérable Libermann. pourrait écrire : " Dieu a sanctifié sa victime avant de l'immo-ler. " " Puisse mon " petit Frère " , écrit son frère aîné, intercéder pour son cher Cameroun, ses " petits Frères " qu'il aimait tant, sa Congrégation et les vocations missionnaires... "
PP. Boetsch et Le Faucheur, c. s. sp.

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