Monseigneur Raymond LEROUGE,
1876-1949.


Raymond Lerouge naquit le 8 juillet 1876, à La Chaise-Baudoin, dans le diocèse de Coutances. Son p-;-Ire, très estimé de la population, était l'instituteur public du village. Malheureusement, il mourut jeune encore, laissant sa veuve avec ses deux enfants : Raymond et sa sœur de trois ans plus âgée que lui. Maîtresse femme, la maman s'adonna à l'éducation de ses enfants et alla tenir la maison de l'abbé Lerée, qui avait été vicaire de La Chaise-Baudoin, avant d'être curé de SaintMartin-de-Chaulieu, où il resta plus de quarante ans, recevant le jeune collégien durant ses vacances.

Très jeune, Raymond avait manifesté le désir de devenir prêtre et s'était initié au latin auprès de son curé, qui le suivit dans ses études primaires et jusqu'à son entrée en troisième au petit séminaire diocésain de l'Abbaye-Blanche à Mortain. En 1897, muni de son diplôme de bachelier, il entra au grand séminaire de Coutances. Une distinction naturelle et un certain sens artistique lui donnaient une originalité de bon aloi.

A cette époque, on parlait beaucoup d'un ancien élève de Mortain, le Père Alexandre Le Roy, qui venait d'être ordonné évêque en 1892 à Coutances, et qui,quatre après, fut élu Supérieur général de la Congrégation du Saint-Esprit. Ses récits missionnaires enthousiasmaient de nombreux séminaristes. Raymond Lerouge fut de ceux-là. Il entra au noviciat d'Orly en 1899 et termina ses études théologiques au scolasticat de Chevilly. Ordonné prêtre en 1901, il reçut l'année suivante son obédience pour la Guinée française. Il y passa toute sa vie.

Quand il débarqua à Conakry, en 1902, c'était un village devenu capitale de cette colonie en 1890. Situé entre le Sénégal et la Sierra Leone, on l'appelait précédemment le pays des "Rivières du Sud". Cette région était l'enjeu d'une influence entre la France et l'Angleterre. Des maisons de commerce de diverses origines s'étaient installées à l'embouchure des grandes rivières : le Rio Nunez, le Rio Pongo et la Mellacorée. Les nations européennes cherchaient à y protéger le commerce de leurs ressortissants, en établissant des traités avec les rois locaux.

Les chefs des différentes ethnies utilisaient ces rivalités franco-britanniques pour soutenir leurs guerres et vendre leurs esclaves. En 1849, le roi des Landoumans fut le premier à accorder à la France un terrain pour y construire un fort à Boké sur le Rio Nunez. De Gorée au Sénégal, le capitaine Faidherbe surveillait cette côte ; il fit acquérir à la France, en 1859, des droits sur le Rio Pongo. Le roi de la région lui confia trois de ses fils ; il les remit aux missionnaires de Dakar en vue de leur formation. De retour chez eux, instruits et baptisés, ces jeunes gens firent désirer l'installation des missionnaires auprès de leur famille, et l'un d'eux, JeanJacques Katti, obtint que la Congrégation du SaintEsprit envoie au Rio Pongo des prêtres travaillant en Sierra Leone. Ainsi fut fondée la première mission, celle de Boffa, en 1877.

En 1885, à la suite de la Conférence de Berlin, les territoires coloniaux fixèrent officiellement leur limites. En 1890, Conakry devint capitale de la Guinée française. Les missionnaires s'y installèrent. Le Père Lorber fut le premier responsable de la jeune préfecture apostolique. En 1889, le Père Ségala lui succéda. C'est lui qui reçut, en 1902, le Père Lerouge, le retenant auprès de lui et le nommant procureur-économe. Ce n'était pas exactement la brousse dont il auvait rêvée, mais c'était bien la population près de laquelle il allait vivre et chercher à connaître l'histoire, la langue et les coutumes de ses différentes ethnies. En 1904, un synode réunit les supérieurs de Boffa, Boké, Conakry et Brouadou ; le Père Lerouge se fit connaître en assurant le secrétariat.

A cette époque, on commençait à travailler sur le tracé du chemin de fer qui devait relier Conakry à Kankan, distant de plus de 600 kilomètres. Le train devait faciliter les échanges entre la côte et la région soudanaise. Quelle influence aura-t-il sur l'avenir de la population et sa mentalité ? On s'en préoccupait alors. Aujourd'hui on parlerait de l'agression de la modernité.

En 1905, le Père Lerouge devint curé de la paroisse de Conakry et de ses trois annexes, dont celle de Kindia, qui devint la cinquième paroisse en 1907. Le nouveau curé de la capitale chercha, dès le début, comme il le fera toute sa vie, à nouer d'excellentes relations avec les notabilités de la ville et la haute administration de la Colonie, attentif à bien connaître les familles, surtout les plus influentes. Il aimait aussi écrire, pour son plaisir et celui des autres, des articles que publiait la Revue des "Missions catholiques." En 1907, il devint vicaire général et prit son premier congé.

En 1910, le Père Ségala rentra en France et y décéda après une longue maladie. Rome choisit le Père Lerouge pour lui succéder en mars 1911. La préfecture apostolique englobait alors la Guinée française, sauf les régions de Siguiri et de N'Zérékoré que les Pères Blancs du Cardinal Lavigerie évangélisaient en venant du Soudan voisin.

Chaque année, le Préfet apostolique visite chacune de ses missions, s'imposant des journées, parfois des semaines de marche, sur les pistes de savane ou de forêt, car le chemin de fer n'était qu'en construction, et faute de routes, les automobiles n'étaient pas encore apparues. Il tient régulièrement son journal sur des petits carnets, où il décrit ses itinéraires et les incidents de la route, en les illustrant de croquis au crayon, car il dessinait fort bien.

En 1912, Monseigneur Lerouge fonde la mission d'Ourous, au nord du diocèse, à la frontière du Sénégal, dans le pays coniagui, que les Pères Orcel et Garin avaient prospecté l'année précédente. A Conakry, il ouvre une école de catéchistes qui, la guerre de 1914 approchant, rendra, de grands services, car bien que les deux tiers de ses missionnaires soient alors mobilisés, il pourra conserver ouvertes toutes les missions et maintenir, grâce à eux, un apostolat vivant. Dans la capitale, il donne son concours loyal aux autorités de la Colonie, organisant au profit des victimes de la guerre, des "Fêtes patriotiques" qui uniront la lointaine, colonie à la mère patrie dans l'épreuve. Il note dans sa lettre du 24 novembre 1914: "Le Gouverneur, le Secrétaire général, le Colonel, tout le personnel administratif y assistent. Depuis le commencement de la guerre, les sympathies se sont accentuées."

La guerre terminée, il fonde la Congrégation des Petites Sœurs de NotreDaine de Guinée. Une élève des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny avait, depuis plusieurs années, demandé à rester avec les S(r-urs, pour les aider, ne pas se marier et "faire comme elles". En juillet 1919, avant de partir pour le chapitre général de sa Congrégation, il imposa l'habit à cette postulante. Un institut nouveau prenait naissance. En 1951, par contre, les mentalités ayant changé, le successeur de Mgr Lerouge, Mgr Michel Bernard, jugera bon de proposer à la congrégation guinéenne d'entrer dans la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph, pour montrer qu'on ne faisait pas de différence entre sœurs guinéennes et sœurs européennes. Presque toutes le désirèrent ; mais une communauté à Brouadou, dans la Préfecture voisine, maintiendra l'existence de cette congrégation, appelée plus tard à être relancée et à se développer grâce àl'Archevêque guinéen, Monseigneur Robert Sarah.

Peu après ce chapitre, Rome estima le moment venu d'ériger la Préfecture de Conakry en Vicariat, et désigna le Père Lerouge à être le premier vicaire apostolique et donc à devenir évêque. Le 25 mai 1920, il reçut l'ordination épiscopale dans la chapelle des spiritains à Paris, des mains de l'Archevêque de Paris, le Cardinal Amette, assisté de Mgr Le Roy et de Mgr Grente, son ancien professeur.

Le paquebot qui transportait l'évêque, arbora en arrivant à Conakry, le grand pavois des jours de fêtes.

Dès son retour, il réunit ses missionnaires dans un nouveau synode qui mit à jour règlement et ordonnances du jeune vicariat. La sympathie que lui portaient les principaux commerçants de la ville, lui fit obtenir d'eux, la création d'un comité d'aide en faveur des enfants métis, abandonnés dans la banlieue. Dans une concession appartenant à la mission, jadis hors de la ville, maintenant absorbée par elle, il fit construire pour eux un internat, où ils seront élevés et instruits.

Cette concession s'appelait la Ferme ; elle va recevoir aussi le nom de Saint-Antoine, car Monseigneur va y faire bâtir sa résidence, auprès de laquelle il ajoutera une belle chapelle dédiée à ce saint. Il était fîer de cette installation à laquelle il avait prodigué tous ses soins. Il y ajouta aussi un bâtiment destiné à être imprimerie.

C'est à un approfondissement de la foi chrétienne qu'il va maintenant s'adonner. Il veut multiplier les catéchistes et ouvrir pour eux des écoles. Les Sœurs avaient, elles aussi, dès leur arrivée, ouvert des écoles pour les filles. Monseigneur Lerouge cherchant à ne pas couper les élèves de leur milieu familial, donnait l'instruction, dans la mesure du possible, dans leur langue. Or les mentalités changeaient ; la jeunesse désirait un savoir qui lui permette de trouver des places dans l'administration et près des Blancs. L'évêque le comprenait, ouvrait des écoles dans les missions, mais on sentait toujours chez lui une certaine réticence ; si bien que, vers la fin de sa vie, bien des personnes voyaient en lui un frein à l'évolution.

Il avait un grand souci de garder le contact avec ses missionnaires et la population de l'intérieur, visitant sur la côte les villages soussous, bagas, nalous, landoumans ; traversant la région du Fouta Djalon, très marquée par l'Islam ; s'attachant vers la frontière du Sénégal au pays Tenda, avec les Coniaguis, les Bassaris et les Badiarankés, en partie fétichistes ; visitant en Haute Guinée, les Malinkés très islamisés et les Kissiens encore fétichistes ; laissant aux Pères Blancs les Guerzés, les Tomas et les Manons. Telles étaient les principales tribus du pays.

Pour les musulmans, qui constituaient près des deux tiers de la population, il avait le souci d'entretenir de bonnes relations avec leurs chefs. Il écrivait à un de ses amis : "Peut-être, t'ai-je déjà dit, que le grand chérif de Kankan, qui est un des principaux chefs religieux de l'A.O.F., est l'un de mes amis, et sais-tu de quoi nous nous entretenons ? Je lui ai appris à faire l'acte de contrition parfaite. C'est un peu original de nous voir tenir ensemble des conversations dans le genre de celles qu'entendent les parloirs des carmélites et des clarisses. Ce descendant du Prophète prie pour moi chaque jour et j'en fais autant. Il m'a offert une crosse en ivoire et une croix semblable. Sur la crosse, il a fait graver en arabe : "Ce bâton a été donné par Fanta Mohammed au chef religieux blanc pour que celui-ci attire la bénédiction d'Allah sur la personne du Chérif et ses enfants."

En 1925, Mgr Lerouge commença une petite revue mensuelle La voix de Notre Dame". Il en était le principal rédacteur, donnant des nouvelles de ses missions, de ses tournées, de courts articles sur le folklore, l'étymologie de certains noms et sur l'histoire du pays. Ce bulletin, imprimé près de lui, parut régulièrement jusqu'à la seconde guerre mondiale.

Il avait en plus un grand projet. Dès son retour à Conakry comme évêque, c'est-à-dire en 1920, alors qu'on parlait de construire une église pour la paroisse, il pensa que c'était une cathédrale qu'il lui fallait élever. Invité par Mgr Le Hunes, en 1923, pour la bénédiction de la première pierre de la cathédrale de Dakar, il y rencontra l'architecte M.Wulfleff, et lui demanda un plan pour la sienne.

L'architecte, qui était un ami, accepta volontiers de se rendre à Conakry pour étudier plusieurs projets. En décembre 1925, le plan définitif fut agréé. Il fallut alors intéresser les chrétiens, chercher des bienfaiteurs, faire des fouilles pour connaître le terrain prévu, et en mars 1931 le chantier put commencer. Heureusement l'évêque avait pour diriger les travaux un confrère hollandais, le Frère Jean, qui y mit tout son zèle.

D'autre part l'ingénieur chargé des grands travaux du port de Conakry trouva dans ceux de la cathédrale un heureux emploi à ses heures de loisirs. La première pierre fut bénie le 2 juillet 1933 devant le Gouverneur, les notables et les chrétiens de la ville. A la fête de Noël 1934, Monseigneur Lerouge eut la joie de l'inaugurer devant toutes les autorités. Un de ses missionnaires, le Père Fautrard, lui aussi originaire du diocèse de Coutances, l'avait décorée de peintures murales que l'on admire encore en 1995.

A vrai dire, la cathédrale n'était pas son unique souci, il lui fallait surtout songer au clergé autochtone. Pie XI avait rappelé la nécessité de chercher des prêtres dans tous les pays de mission. Monseigneur Lerouge construisit son séminaire à six kilomètres de la ville. Lors de la bénédiction de la première pierre de la cathédrale il donna la tonsure au premier clerc de son diocèse, l'abbé Guillaume Pathé. Avant la fin de sa vie, il put en ordonner un autre, l'abbé Richard Fawler. L'Église de Guinée avait pris racine.

En 1939, la guerre bouleversa de nouveau la colonie avec la mobilisation de certains de ses missionnaires. Après la débâcle de 1940, le Maréchal Pétain paraissait être le sauveur de la France ; l'évêque de Conakry, très lié au Gouverneur général Boisson, se montra ardent partisan du gouvernement de Vichy. En juillet 1941, trois jeunes spiritains reçurent leur obédience pour la Guinée et réussir à rejoindre leur poste. Le renfort semblait assuré, mais en Juin 1943, les Père Le Mailloux, Fournel et de Milleville furent de nouveau mobilisés. En effet, le débarquement de l'armée américaine au Maroc avait changé entièrement la situation et obligé la Guinée à se rallier à de Gaulle.

A certains missionnaires qui avaient voulu trop tôt prendre parti pour de Gaulle, il avait écrit à leur intention : "N'essayez pas de vous faire une idée exacte de la situation. Moi-même, je ne le puis et le gouvernement ne le peut davantage. Ne raisonnez pas dans l'inconnu ni dans l'absolu. Réfugiezvous dans les questions religieuses ; même dans les détails ; que ce soit là votre souci essentiel." Monseigneur Lerouge sut si bien s'accommoder de la nouvelle situation que, lorsque le Président Vincent Auriol vint à Conakry pour une visite officielle, son ruban de chevalier de la Légion d'honneur fut remplacé par la rosette d'officier.

Sur un autre plan, il montra moins de souplesse. On parlait depuis un certain temps de placer, à côté des évêques en mission, un supérieur religieux chargé de veiller sur ses confrères dans leur vie religieuse. Jusqu'alors les territoires de mission avaient été confiés à une congrégation qui fournissait l'évêque et ses missionnaires. Mais il fallait maintenant préparer l'avenir des Églises locales. Monseigneur Lerouge en souffrit comme une réduction de son autorité. Après avoir défendu vivement son point de vue, il s'y résigna de mauvais cœur, sa tendance conservatrice ne vibrant pas à l'évolution du monde.

Il continua cependant à assumer sa charge et ses tournées régulières, mais avec un effort croissant. Vers la fin de 1948, des signes d'affaiblissement apparurent On lui voit de soudaines lassitudes, certaines somnolences. Lui-même le reconnaît et pense offrir sa démission à Rome. Il évite de rentrer en France durant l'hiver, mais au mois de mai il s'embarque pour Bordeaux. Les médecins décelèrent une usure extrême. N'ayant pu rester en Guinée, il aurait désiré rejoindre sa sœur en Normandie pour demeurer auprès d'elle ; mais on dut l'hospitaliser à Paris. Il y mourut le 3 juillet 1949 et fut inhumé auprès de ses confrères qui reposent dans le cimetière de la communauté de Chevilly.

Adressant ses condoléances aux missionnaires de Conakry, le député de la Guinée, Monsieur Samba Sano, leur écrivait de Paris : "Qui, en Guinée, n'a connu et hautement estimé celui qui possédait un si extraordinaire pouvoir de séduction morale, servi par une vaste érudition et une rare éloquence ? Qui ignore en Guinée, la solide amitié qui liait Monseigneur Lerouge à de grandes figures musulmanes, comme le Karamokho de Touba et le Grand Chérif de Kankan ? C'est la Croix tendant la main au Croissant et collaborant avec lui, chacun dans sa sphère, pour le sauvetage moral de l'humanité guinéenne, sous l'égide de la France."

Il avait certainement bien servi l'Église et la Guinée. Après 47 ans d'apostolat, il y laissait un diocèse riche de 32 prêtres, dont deux guinéens, de 25.000 chrétiens et catéchumènes, et de 11 missions.

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