Le Frère Bénigne, Yves LE ROUX,
1861-1933


Le F. Bénigne naquit au moulin de Bodon en Lennon, le 16 avril 1861. Lennon est dans la montagne, et les gens de la montagne n'ont pas la réputation d'être très doux ; mais la foi chrétienne y est profonde. Chez lui on faisait la prière en commun, on lisait la Vie des Saints. Yves, tout petit encore, à 7 ou 8 ans, pleurait à chaudes larmes aux récits des austérités de saint Paul ermite, et du détachement du monde que pratiquait saint Alexis ; il se sentit dès lors la vocation de se retirer du milieu des hommes et de vivre pour Dieu seul. Il fréquenta l'école du bourg, mais non de façon très assidue, car ses parents, qui étaient meuniers, avaient besoin de ses services, et pour les aider il manquait la classe. Puis il se donna tout entier au travail du moulin familial.

A 21 ans, il s'engagea pour cinq ans dans la marine, à Brest, le 9 mars 1882. Il fut affecté au régiment divisionnaire d'artillerie à Vannes, puis à Brest au 11e régiment territorial d'artillerie. En 1883, il fit une première campagne sur le cuirassé La Revanche, comme apprenti-marin, puis comme matelot chauffeur, et une seconde campagne sur le Colbert du 20 novembre 1884 au ler août 1886. Il mérita toujours les meilleures notes : " conduite excellente, très bonne aptitude au service des machines, très bon serviteur, intelligent et dévoué."

Deux grâces de Dieu lui paraissent dignes de mention pendant son service : la première, c'est qu'il envoya toujours intégralement sa paie à ses parents ; la seconde, qu'il visita les Lieux Saints, le Mont Carmel en particulier, où il vit pratiquer les vertus des ascètes qu'il avait admirées, enfant, dans saint Paul et saint Alexis.

L'affaire de sa paie mérite explication. Il s'était engagé dans la marine pour venir en aide à sa famille ; il se fit chauffeur sur son navire pour gagner davantage ; et pour économiser ses sous, il ne descendait pas à terre aux escales ; sauf au Mont Carmel !

Son séjour à bord lui procura un autre avantage y compléta son instruction primaire, s'initia à la mécanique, étudia des traités théoriques, vit de près les machines, si bien qu'il pouvait plus tard affirmer qu'aucun système de machine à vapeur ne lui était inconnu.

Après 54 mois de service il revint à Lennon, se remit au moulin, puis s'engagea comme contremaître dans une ardoisière de la région. Ce singulier ouvrier pratiquait en même temps des austérités qui compromirent sa santé et inquiétèrent le vicaire de Châteauneuf-du-Faou, à qui il avait confié le soin de son âme. Le prêtre essaya de modérer son pénitent, mais celui-ci ne rêvait que du Mont-Carmel et tâchait de se rendre digne des anachorètes du vieux temps, sans écouter les conseils de prudence du prêtre. Celui-ci, en directeur avisé, sûr de l'obéissance de son dirigé, prépara son entrée à Langonnet et l'y envoya, sans rencontrer de résistance.

Yves Le Roux commença son postulat le 20 octobre 1888. Cette première épreuve fut pour lui un enchantement, comme Dieu en ménage souvent aux âmes mortifiées : " Tous les exercices, écrit-il, me remplissaient de délices : je versais des larmes presque continuelles pendant sept ou huit mois. " Il subit pourtant pendant son noviciat une tentation humiliante comme on en voit chez les Pères du désert, tentation de gourmandise insupportable ; il en vint à bout par les grands moyens : il jeûna durant quarante jours et fut délivré. Il prit l'habit le 9 juin 1889, jour de la Pentecôte, et fit profession le 19 mars 1891. Il demeura encore un an à l'Abbaye.

Durant ces quatre premières années, de 1888 à 1892 à Langonnet, il fut employé aux ouvrages les plus divers. On construisait en ce temps-là des mansardes sur tout le bâtiment principal pour y loger les scolastiques ; le F. Bénigne s'y révéla couvreur, plâtrier, avec autant de succès que mécanicien.

En 1892, il passa à St-Michel de Priziac ; il y devint surveillant, forgeron, professeur de mécanique ; il eut avec ses confrères des rapports plus étroits ; de là se produisirent des froissements, des compétitions d'emploi. L'ancien matelot se réveilla en lui ; son caractère tout d'une pièce reparut à son désavantage, on lui trouva une humeur fâcheuse. Le 4 avril 1894, les vœux perpétuels lui furent cependant accordés en raison de la profondeur de sa piété.

Au collège de Mesnières jusqu'en 1910, il vécut sécularisé par suite des lois de Combes. Loin de diminuer en rien les austérités de sa vie, il employa tout son temps au travail : il conçut et construisit une bicyclette à leviers, qu'il appela "la Bénigne", puis un régulateur universel pour machine à vapeur. Il prit son brevet d'invention, sans jamais réussir à le vendre, mais il présenta ses deux découvertes à diverses expositions d'arts et métiers.

Des récompenses flatteuses récompensèrent son initiative : là Bénigne remporta un diplôme de médaille d'or à l'exposition internationale de Lyon en 1906, un diplôme de Hors concours, membre du jury, à Nice en 1907, à Manosque en 1908, un diplôme de Grand Prix en 1909 à Paris. Son régulateur obtint un diplôme de Grand Prix en 1906 à Bordeaux. Sa vanité fut flattée de ces succès, mais sa piété s'en accommoda mal : il sentit des reproches intérieurs et renonça à exposer. Il vendit son modèle de bicyclette pour 300 francs.

En 1910, il vint à Chevilly , et y resta treize ans. C'est là surtout que sa vie intérieure progressa. Le bonheur de jouir de la vie religieuse en communauté lui causa pendant deux ou trois ans de telles consolations qu'il restait à la chapelle plusieurs heures, tout en larmes. Il demanda à Dieu que ces douceurs prissent fin et qu'en place il reçût des croix et des humiliations. Il fut exaucé. Les croix lui vinrent surtout sous forme de maladie ; il souffrit des intestins, puis il sentit les premières atteintes du mal dont il devait mourir, la paralysie des centres nerveux (mal de Parkinson). Pendant tout ce temps, il fut néanmoins comblé des plus grandes faveurs spirituelles. Il s'y était disposé par la donation entière de tout son être à la Sainte Vierge et à saint Joseph : les deux actes de cette consécration sont signés de son sang; ils sont datés de Mesnières, l'un le 3 novembre 1909, l'autre le 2 janvier 19 10. Pour lui, cette double offrande de soi n'était pas un vain mot; il entendait bien par là renoncer entièrement à sa volonté propre pour ne plus se laisser guider que par ses célestes patrons.

A Chevilly, il travailla tant qu'il le put. Quand il fut devenu incapable de rendre des services normaux, il fut affecté à Langonnet pour sa retraite, en avril 1923. Il avait 62 ans. Il savait ce qui l'y attendait. En 1916, au début de sa maladie, il avait eu connaissance du progrès du mal : on lui annonçait trois degrés successifs de son affection, puis un temps d'arrêt, et enfin une longue et douloureuse décrépitude.
Le jeudi 24 août 1933, une crise plus inquiétante, écrit le Père Valy, nous détermina, sur l'avis du médecin, à lui donner les derniers sacrements. Le 17 octobre au matin, pendant qu'on le soignait, il eut une syncope, qui faillit l'emporter. Puis il passa la journée dans une douce agonie et rendit son dernier souffle, sans effort et presque sans qu'on s'en aperçût, à 7 h 45 du soir. On ne put s'empêcher de voir, en cette fin, la mort d'un saint religieux.

" Son enterrement eut lieu le surlendemain. Son neveu, M. l'abbé Briand, vicaire à Leuhan, présida la cérémonie et chanta la messe de Requiem; d'autres membres de la famille y assistaient. " Du haut du ciel, le Frère Bénigne priera pour ses dévoués infirmiers et intercédera pour sa chère communauté de Langonnet, pour laquelle sur terre, par ses souffrances et sa vie d'union à Dieu, il a si longtemps été une source abondante de bénédictions célestes."

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