Le P.Victor LITHARD,
ancien Conseiller général, profès des vœux perpétuels, de la Province de France,
décédé à Chevilly, le 8 mars 1944, à l'âge de 71 ans, après 54 années passées dans la Congrégation, dont 46 ans et 8 mois comme profès.


Bien que sa tombe soit à peine refermée, il est peut-être temps déjà de fixer les traits de notre cher P. Victor Lithard, car, dès son vivant, la légende a commencé d'envahir cette physionomie très originale et d'outrer en sens divers le relief accusé de sa personnalité physique et morale. En le voyant passer si grave, si austère, ses derniers élèves se demandaient si cet homme-là avait jamais été jeune. Ses contemporains eux-mêmes en doutaient et situaient ses années de jeunesse avant son âge de raison. Car, disaient-ils, du jour où celle-ci lui est venue, il fit de sa vie un long rai­sonnement qui, lorsqu'il mourut à soixante-douze ans, durait encore.

Son enfance, à la vérité nous échappe : il n'a jamais parlé de, sa famille et livré peu de chose de sa vocation [1]. Mais ses notes nous disent qu'il naquit le 6 janvier 1873 à Mac­kenheim, en Alsace dans un milieu modeste et que sa vocation se décida de très bonne heure, car, peu après sa première communion, nous le voyons Petit Clerc de Saint-Joseph à Beauvais où il apprend le rudiment sous la direction du fameux P. Limbour. De là il passe au Petit Scolasticat de Mesnières où il revêt la soutane dès sa quatrième et où il fut bon élève car il sortit de ses études littéraires bachelier ès lettres et philosophie dans une époque où l'on ne présen­tait à cet examen que les candidats dont on paraissait tout à fait sûr.

Il ne fit pas de service militaire, car les circonstances d'alors faisaient aux jeunes Alsaciens la pénible situation d'expatries, sous peine de graves ennuis pour leur famille. Mais son éducation l'avait fait bon Français et il en donna une marque curieuse en supprimant l'un des deux t de son nom : il signa de bonne heure Victor Lithard. On irait trop loin cependant en faisant de lui un nationaliste ou un chauvin : il aurait vu là un excès et sa raison le lui aurait interdit.

Il vint ensuite faire ses études supérieures à l'Abbaye de Langonnet où se trouvait encore, mais pas pour bien long­temps, le Scolasticat de Philosophie. Il n'y passa qu'un an, après quoi il eut à continuer ses classes à Chevilly comme théologien. Pas pour longtemps non plus, car il y eut à ce moment-là un assez fort envoi de scolastiques au Séminaire français à Rome, cinq d'un coup, et M. Lithard fit partie du groupe avec MM. Strérath, James O'Neill, Frommhertz et Berthet. En fut-il déçu ou flatté? On peut être sûr qu'il se préoccupa surtout d'obéir, car la perfection n'était pas pour lui une abstraction ni une manière de parler et il n'y avait personne à Chevilly qui ne le mît au nombre des modèles. Il était d'ailleurs excellemment doué, intelligent au delà de l'ordinaire, consciencieux à l'extrême, bûcheur acharné. La seule restriction que font les maîtres sur son compte est qu'il montre un excès de raideur. Les élèves sont du même avis, on lui eût voulu plus d'abandon et de détente et il y en avait qui, s'ils avaient osé, eussent fait la moue à la perspective de passer une grande promenade en compagnie de ce rigide censeur qu'un jeune philosophe avait surnommé Caton l'Ancien. Mais tout le monde rendait hommage à sa charité et il en était qui, sans avoir de traits communs avec lui par ailleurs, se ralliaient chaleureusement à sa franchise intégrale. Il connut des amitiés, très discrètes, et nous pouvons dire qu'il y fut sensible, car il y fût fidèle plus de quarante-cinq ans.

A Rome, il continua son existence studieuse et renfermée. Certes, il est trop intelligent pour ne pas admirer les splen­deurs de la Ville Éternelle ou pour mésestimer celles des grandes « fonctions » pontificales, mais son admiration est à retardement : il lui faut toujours une raison, un réflexe d'ordre moral, pour se lancer à coup sûr. Quand il est sûr, il est capable d'enthousiasme, presque d'emballement : toutefois, chaque chose a son temps marqué dans son horaire impitoyable. Dès qu'il rentre dans sa cellule, il se recueille et bûche à mort. Un peu forcloses et monotones, ces années sont précieuses. La mémoire ne travaille pas seule, le discernement s'établit et le jugement se forme. Toutefois cette éducation lui laisse des lacunes. Une cer­taine expérience du monde tel qu'il est lui manque et il n'en sait que ce qu'il en entend dire. La manière dont il poursuit sa propre perfection et les raisons de conscience qu'il re­cherche sans cesse, lui donnent à son insu une assurance obstinée alors qu'il lui faudrait, au contraire, gagner en souplesse. Enfin il est un domaine particulier qu'il néglige comme chose profane : ce jeune romain, visiblement appelé à un grand. rôle, ne forme pas son goût et croit fermement qu'avec des raisonnements alignés en bel ordre, il y sup­pléera. Erreur allemande qu'il s'étonnera plus tard, lui si bon français d'esprit et de cœur, d'avoir pu suivre de con­fiance et qui nuira quelquefois non seulement à son tact mais même à sa psychologie. Il est nommé prêtre à Rome en 1899 (23 septembre), termine ses études par le doctorat en théologie, mais ces circonstances retardent sa consécration à l'apostolat qu'il ne fait que le 25 mai 1901, après ses vœux perpétuels, et toujours à Rome. Pour premier poste, il reçoit celui de sous-maître des Novices Clercs et ce choix ne sur­prend personne.

Installé à la diable au milieu des bâtiments de Chevilly par suite de la spoliation légale de Grignon, le Noviciat est obligé, pour tenir sa règle, à une foule de précautions et observances particulières qui compliquent sa vie. Le Maître est le P. Genoud qui vit sur une réputation très fermement établie et gouverne de haut. Au sous-maître reviennent les détails et on peut croire que le P. Lithard n'en néglige aucun. Il n'est cependant pas policier d'instinct ni tracassier pour le plaisir, mais il veut le bien d'une manière totale et il s'étonne candidement des imperfections qu'il aperçoit chez les moins vaillants. Ce n'est pas à lui qu'il faut s'adresser pour les adoucissements et les faveurs, d'autant plus qu'il est parfaitement insensible à sa popularité. Tout cela lui parait très simple, élémentaire : il n'en doute pas une minute et cette bonne foi le rend inexorable. De son observatoire, le P. Genoud regarde faire son associé et craint parfois de la casse, mais le P. Lithard a déjà pour lui une force qui durant sa vie rachètera ses manières et corrigera ses manies : il est l'exemple absolu, exempt de vanité, exempt d'ambition personnelle et ne profite d'aucun avantage. On peut ne pas le « gober », comme dit l'argot de la jeunesse, personne ne lui refuse une profonde estime et, dans les grandes occasions, au moins, les cœurs s'ouvrent à lui comme à un conseiller qu'il est bon de suivre.

Cela dure trois ans, après quoi vient une mutation qui va compter. Il devient pour huit ans (1904-1912) professeur de morale du Grand Scolastieat. De la pratique, il revient aux livres et à la théorie : c'est peut-être mieux son affaire et, dès ses premiers cours, il est d'emblée un professeur qu'on écoute. Son cours, extrêmement préparé, n'est pas aride car il est lui-même très vivant et il donne carrière – un raisonnement lui a permis d'y voir un avantage - à son originalité, à des anecdotes curieuses, d'autant plus savou­reuses qu'il les entoure de précautions oratoires qui ajoutent au comique. Il ne mâche pas les vérités, il ne s'épargne pas les hardiesses, il appelle un chat un chat, mais il montre une science étendue, une doctrine très sûre, et quand il y a deux opinions, il n'hésite pas à laisser voir ses préférences.

Ses élèves rassurés aiment cette bravoure et prennent des notes sans qu'il insiste. - Même il advint qu'ils lui rendirent de mauvais services. Ils nous arrivaient en Afrique avec leurs cahiers et, dès qu'ils avaient à leur tour un district à régir, ils appliquaient à tour de bras les solutions du P. Lithard en des pays où le degré de civilisation n'était pas celui de l'Europe et où la psychologie du sauvage mettait bien des différences avec la nôtre. Le professeur de morale de Chevilly fut plu­sieurs fois mis en cause. Nous lui disions : Titius, Caîus, Sempronius et vos autres personnages utilisés en casuistique, sont des Européens, des chrétiens, fils de chrétiens, des adultes civilisés, tandis que nous avons affaire à des Noirs, à des individus modelés par un paganisme - séculaire et tenace, à des enfants qui le restent toute leur vie, qui rai­sonnent tout de travers et qui ne s'en font pas faute surtout si cela les favorise... Il accueillait sans mauvaise grâce ces objections, il en admettait la part d'exactitude, mais il-se défendait farouchement : « Je ne suis là que pour formuler les principes qui régissent tout. Les applications vous concernent. Quant à mes élèves, ils font comme tous les élèves : ils se servent du maître pour s'étayer et se mettre der­rière lui. Laissons-les : ils feront peu à peu ce que vous avez tous fait et l'ordre le veut ainsi. » Plus tard, quand fut créé le mot de rodage et qu'il en sut le sens, il disait quelquefois : en toute chose un temps de rodage est nécessaire et rien n'en dispense, cependant ça ne doit pas, pour bien faire, durer trop longtemps.

Ce qui montre quel cas on faisait de son enseignement et de son action éducatrice, c'est qu'en 1912, lorsqu'il des­cendit de sa chaire de morale pour devenir Maître des Novices, on ajouta à sa charge le titre de Conseiller général de la Congrégation du Saint-Esprit. Il avait alors 30 ans et il siégeait à côté d'hommes beaucoup plus âgés auprès des­quels il ne se sentit pas, il le dit dans une lettre, toute sa liberté d'opinion. On était à la veille de la guerre de 1914, mais il y avait alors dans les esprits un assez passionnant débat sur les origines même de la Société Spiritaine. Les uns, faisant abstraction de plus de cent cinquante années d'histoire, voulaient en revenir à la seule fondation du V. P. Libermann ou, du moins, la rendre prépondérante dans le composé survenu après la fusion de 1848. Les autres acceptaient franchement le titre et l'héritage de l'ancienne Société du Saint-Esprit avec ses obligations comme ses avantages. Dans l'un et l'autre camp il y avait d'excellents esprits et l'on sait quelle ardeur peut les animer, lorsque, de part et d'autre, ils sont convaincus, désinté­ressés, rassurés par le côté tout spirituel du débat. Le P. Lithard, à la suite de Mgr Le Roy, mais après un exa­men très minutieux du dossier, adopta le point de vue qui, évitant toute distinction, se ralliait franchement et com­plètement à l'acte de 1848, opinion qui a prévalu par la suite. En 1912, il y avait quelque courage pour un jeune conseiller de prendre et d'expliquer cette attitude. Est-ce cette attitude qui, quatre ans plus tard, lui fit donner sa démission de membre du conseil ? La lettre où il en fait la demande ne le dit pas : on n'y lit que le développement de cette pensée qu'il ne « se croit pas à sa place ni suffisam­ment préparé ». Mgr Le Roy, une première fois, refusa de se rendre à ses raisons, puis il céda à ses instances. Jamais personne n'en sut davantage et le P. Lithard se consacra uniquement à son rôle de Maître des Novices.

Ce ne fut pas une charge reposante. Dès la seconde année, la guerre survint et obligea les Novices à émigrer de Che­villy à l'Abbaye de Langonnet, où ils restèrent cinq ans. En 1919, on se transporta à Neufgrange en Lorraine, mais le P. Lithard n'y resta qu'un an. De 1920 à 1921, nous le retrouvons avec un groupe de Novices réinstallé à Grignon­ Orly d'où avait eu lieu, quinze ans auparavant, le premier exode. Voilà pour les voyages.

Quant à la physionomie du Noviciat, elle ne cessa de changer. Langonnet ne rappelait guère Chevilly et Neuf­grange, à la frontière même du Reich, amenait de nouvelles différences, mais la présence du P. Lithard suffisait à mettre la continuité voulue dans la marche du groupe ambulant. Le groupe lui-même s'était augmenté et, sur la fin, il avait fallu le scinder en deux sections où rentraient l'un après l'autre nos retardataires et rescapés de la première grande guerre.

A ce moment, le P. Lithard est un homme en pleine matu­rité et jouit d'un grand crédit. Le cadet au Conseil de la Congrégation, il est au Noviciat le Maître, le Père Maître incontesté. Son autorité n'a été soldée d'aucune faiblesse, d'aucune complaisance. C'est mieux que de la popularité : c'est de l’ascendant et il n'a besoin que d'un geste pour conduire et convaincre. Il tient d'ailleurs à cette royauté spirituelle parce qu'il la juge dans l'ordre. On le voit alors porter sa barbe, une barbe carrée et dure qui ne l'embellit pas, et il arbore sur sa tonsure une calotte noire qui ajoute un facile trait de ressemblance aux charges pas bien méchantes, un peu vengeresses quand même, qui se font de lui sans nom d'auteur. Il est toujours occupé, grave, réflé­chissant, constamment dans la règle. On vient le consulter. Il dit : Je vous écoute... et de fait il écoute. Il le croit du moins, mais il suit déjà sa pensée et prépare sa réponse. Si bien que, sur un menu détail, il bâtit des aperçus et profère un horoscope. Certains le prévoient et font le rai­sonnement à sa place, dans sa propre manière : alors, il écoute davantage, mais attention ! Il est tellement épris du mieux qu'il peut sortir de son propre principe et filer en des conclusions auxquelles le consultant ne s'attendait guère. En tout cela, peu d'hésitation. Ce n'est peut-être pas la conviction facile qu'il a charge d'âmes et grâce d'état : c'est plutôt qu'il veut le bien et que, de cela tout au moins, il se sent très sûr. Il lui arrive même, souvent, de se faire violence à lui-même tout le premier, car il a un excel­lent cœur dont il se défie par devoir. Par-dessus tout, il est là pour former son monde. Sans doute, même au Noviciat, la vie s'en chargerait bien un peu et il pourrait la laisser faire. Mais cela lui paraîtrait une abdication et il aime mieux n'abandonner que le minimum à l'imprévu. Il a une nature riche et compréhensive, ce qui fait qu'il échappe parfois à lui-même. Ainsi, il est capable de pardonner une gaminerie, peut-être d'en rire s'il y pense. Il sait que certains l'imitent à la perfection en pointant l'index et en prononçant son fameux - Je n'admets pas... Il en est d'autres qui ajoutent au Martyrologe latin qu'on lit au réfectoire un Victor migra­vit in caelum qui n'y est pas toujours. Il le devine aux rires qui se rejoignent, mais il ne tient pas rigueur de ces pecca­dilles. En revanche, s'il aperçoit quelque chose de bourgeois, une trace de vie naturelle, un calcul d'amour-propre, une vanité qui se croit innocente, un souci de bien-être, un soupçon de rouerie qui veut se rassurer sur la légèreté de matière, il monte sur ses grands chevaux, devient terrible et prophétise des catastrophes. N'en sourions pas trop vite : quand on a vu le mal que peut quelquefois produire l'indo­lence d'un maître, on ne dira pas que ce genre d'éducation droite et virile n'était pas suivant les bons principes. Toute­fois, il faut revenir sur ce qui lui conféra toujours sa maîtrise véritable : ce n'est pas par ses théories qu'il s'imposa, il en faisait trop, mais bien plus sûrement par son exemple inté­gral et le respect de sa propre vocation. Celui qui se place ainsi devant sa conscience, sans une heure d'oubli, est un homme très fort.

Voici, du reste, une anecdote que nous ne savons où placer au juste quant à la date mais dont nous sommes sûrs et qui le peint assez bien dans sa manière.

Un directeur de Séminaire fort connu par la suite avait fait pour affaires le voyage de Paris et vint rendre visite à Mgr Le Roy. Il avait au Noviciat un jeune minoré qu'il y avait envoyé et qu'il aurait été heureux d'aller voir. Mais, expliqua-t-il, mon temps est tellement pris que je ne puis faire le voyage de Chevilly. Monseigneur, qui sentait les avantages de cette entrevue, résolut de la favoriser. « Qu'à cela ne tienne, fit-il, le Novice viendra vous voir. » Et il y dépêcha son secrétaire. Celui-ci prit d'ailleurs la précaution d'emporter une autorisation écrite et signée. Lorsque le P. Lithard l'eut en mains, il la flaira, la retourna, puis il dit en se défendant :

« Çà par exemple, c'est bien la première fois que je vois une chose pareille, depuis le décret Auctis! » Le Novice eut sa permission, mais le Père Maître exigea qu'il fût accompagné à l'aller comme au retour.

Mais l'histoire, attention! a une suite. Comme, à quelques jours de là, on en reparlait et que quelqu'un se permettait de dire que Monseigneur s'était montré un peu bien large, ce qui était peut-être un exorde insinuant pour dire au P. Lithard qu'il avait été, lui, un peu rétif, celui-ci l'inter­rompit : « Monseigneur, dit-il, est le Supérieur général : il sait ce qu'il a à faire et sa charge dépasse les nôtres en toute sa portée. N'en parlons plus. »

En 1921, Mgr Le Roy eut besoin pour Chevilly d'un pro­fesseur de morale. Le Scolasticat de Théologie était devenu très considérable et comptait plus de 200 élèves. Quant au P. Lithard, bien qu'il ne fit plus partie de l'Administration générale, il était devenu, par ses connaissances et qualités, un de ces hommes dont l'Administration générale ne peut plus se passer et qu'elle utilise suivant ses besoins en plus d'une manière. Peut-être aussi était-il bon pour lui qu'il ne fît pas, au Noviciat, figure d'inamovible. Le Supérieur général voyait très bien ces nuances mais ne lui confia rien de ses motifs. Il obéit aussitôt, revint à sa chaire, à ses thèses de morale et n'en demanda pas davantage. Il avait d'ailleurs, déjà commencé d'écrire des livres et, dans cette nouvelle période de dix ans (1921-1931), il trouva des loisirs qui lui permirent de continuer à travailler pour l'édition comme nous le verrons en poursuivant cette notice.

Nous ne reviendrons pas sur son professorat. Il n'était plus à l'âge où un homme change de méthode, surtout quand il est d'esprit aussi rigoureusement méthodique. Ce qu'il avait été, il le redevint automatiquement, si nous osons dire : dévoué, zélé, passionné de bien, soucieux d'infor­mation et d'exactitude, attaché à demeurer formateur autant que donneur d'enseignement, et toujours préoccupé d'exemple au point de se l'avouer et de laisser prendre le change à ceux qui n'auraient pas deviné ce qu'il y mettait d'innocence.

En 1931, il est nommé Directeur du Scolasticat de Che­villy. Il apprécie cette marque de confiance : cependant, il se sait voué à une tâche bien difficile. La maison, bien que réduite au seul effectif de la Province de France et Suisse, est archicomble. Le Provincial à qui l'on doit ce remar­quable résultat de quantité est le P. H. Nique qui, de toute manière, intensifie sa propagande et veut y associer les élèves en cours d'études. Ce sont des déplacements qui compliquent les cours et des initiatives qui nuisent, on peut le craindre, à la régularité de certains. On le sait bien et c'est sans doute pour faire contre-poids qu'on a voulu assurer dans la maison une direction forte : il n'était pas besoin de faire au P. Lithard des recommandations en ce sens.

Analyser par le menu son rôle de Directeur nous expose­rait une fois de plus à des redites. Il tient plus que jamais à la Sainte Règle, mais bien des choses autour de lui vont se modernisant : ce sont des préoccupations de sociologie et de « missiologie », c'est une participation aux oeuvres et congrès de jeunesse, ce sont des sports, ce sont des sor­ties du dimanche et du jeudi pour aider au service parois­sial de la banlieue sud, ce sont des vacances et des colonies de vacances... Une nouveauté en faisait naître d'autres. Ce progrès avait des partisans, mais, en face des partisans se dressaient quelques critiques.

« On me parle, disait le P. Lithard, d'aspirations nouvelles, le nom est nouveau, la chose est ancienne. Il est rare, qu'on aspire à plus de renoncement et, au bout du compte, on recherche surtout plus d'indépendance. On me dit de mes élèves : Adressez-vous à leur conscience, mais il y a bien des formes de conscience et bien des degrés soit de sincérité, soit de jugement, chez 250 jeunes gens qui n'ont de com­mun qu'une grande inexpérience... »

Alors, de toute sa conviction et se sentant là pour ce rôle, il freinait. Il y aurait fallu peut-être de la souplesse, de la bonhomie, de la rondeur et un art de paroles. Ce n'était pas son fort et il avait déjà bien près de soixante ans. Il ne change pas sensiblement sa manière et il garde sa foi dans une logique qui ne se soutient pas toujours ou qui se perd en complications. Il disait par exemple, un jour, à des scolastiques prêtres, élèves de quatrième année : Vous êtes prêtres, vous êtes mes égaux, je vous respecte, je vous vénère, je vous fais confiance, et vous vous en apercevrez... Il parlait fort sincèrement, mais, la semaine suivante, la confiance avait baissé et il donnait un tour de vis. Une autre fois, le Scolasticat va en adoration à Montmartre : « Je voudrais, lui dit un élève très bien noté, profiter de cette sortie pour rendre visite à mon frère et à ma belle ­soeur qui résident dans le XIXe arrondissement. » Le P. Direc­teur refuse tout et tout de suite. L'aspirant poursuit : « Ils viennent d'avoir un enfant et m'invitent à aller le voir. » Changement : « Ah ! c'est différent. Pour le petit neveu, je permets : quatrième commandement ! » Et comme le jeune homme, en prenant congé, le remercie : « Retenez bien ça : c'est pour le petit que je donne la permission, pas pour la belle-soeur! ».

Nous n'hésitons pas à livrer ces petits détails qui témoignent de lui. Certes, il ne se simplifiait guère la besogne et il ne gagnait rien, le pauvre, à provoquer des sourires. Mais quelle secrète astuce pour s'esquiver parfois de ses propres raisons tout en continuant de se flatter du contraire!

Pourtant sa position était bien délicate et ce n'eût pas été le moment de trop dépenser son crédit. Le P. Henri Nique, alors Provincial et son supérieur immédiat, ne lui cédait en rien quant à l'amour de la régularité et à l'ambition de faire le bien, mais il était convaincu que les temps nou­veaux, c'est-à-dire ceux de 1930, ne ressemblaient à aucune autre époque du passé. Tout à son programme d'expansion et de propagande, il disait au P. Lithard : « Mon rôle est d'ouvrir les portes et de nous faire connaître : le vôtre est de maintenir l'ordre dans la maison. » Les deux tâches avaient bien des occasions de se contredire. En outre, le P. Nique avait une foi absolue dans la consultation publique: rien de tel que la critique, assurait-il, pour nous éclairer et nous corriger. Alors, quand il venait visiter la maison, il. y apportait d'incessantes suggestions recueillies en voyage, en conférences, en visite dans des établissements similaires. Pareillement, il interrogeait régulièrement les inférieurs et recherchait leur opinion sur leurs directeurs et le corps professoral. Et sa bonne intention était telle qu'il ne faisait aucun mystère de ses consultations et communiquait sans faute aux intéressés le résultat de ses plébiscites. Jamais l'idée ne lui vint que ces opérations pouvaient porter un sérieux préjudice à l'autorité établie. Cependant il y avait là pour la direction autre chose qu'une diminution de pres­tige et celle-ci se trouvait touchée dans son essence même. Lorsque ses professeurs en référaient à lui, le P. Lithard était obligé de leur avouer qu'il se trouvait dans une impasse : « On m'a répété que j'étais ici pour faire quelque police, mais si je la fais efficacement, je m'expose à un désaveu ou à des blâmes. Si j'en prends mon parti et si je laisse aller les choses, on peut me dire que je ne fais pas mon devoir. En vérité, il faudrait ici un homme bien plus habile que moi. »

Il n'y a pas à s'étonner de ces difficultés qui mettent aux prises les meilleurs d’entre nous : ce sont elles qui, par­dessus nos têtes et quoi que nous fassions, opèrent avec le temps, les mises au point nécessaires. Mais le rôle d'un frein est de s'user vite. Au bout de trois ans, le P. Lithard donna sa démission. Le 16 juin 1934, il écrivait à Mgr Le Hunsec, Supérieur Général : « ... Tout bien considéré, n'ayant en vue que l'avantage des âmes, sans aucune émo­tion, je puis affirmer qu'il vaut mieux que vous m'enleviez de cette très chère Communauté. Y demeurer davantage serait sans fruits nouveaux et il est nécessaire que le bien continue et se complète. » Le cher Père se trompait quand il se déclarait ainsi exempt d'émotion : on la sent, malgré lui, poignante, et cette lecture est douloureuse. Il aurait dû dire exempt d'amertume : cela c'était juste, et sa conduite discrète en rendit témoignage.

Cependant, il venait, par cette pièce, de signer les prélimi­naires de sa retraite. Lorsqu'il s'éloigna de Chevilly, aux vacances de 1934, ce fut pour aller vivre d'une vie plus effacée à Rome, la cité maternelle et consolatrice, où il eut, au Séminaire français, le poste de répétiteur de philosophie scolastique. Au moins, il gardait un auditoire, un champ d'action, une tâche dans ses goûts. Il fit aussi ce qu'il avait autrefois trop oublié de faire : méthodiquement toujours, il s'imposa de sortir, de visiter, guide en main, les sanctuaires historiques, les ruines anciennes, les fouilles nouvelles et il se laissa prendre au charme d'aimer pour elles-mêmes les belles et nobles choses qui ne consentent à nous instruire que le jour où nous nous oublions. Et quand un évêque missionnaire sortait avec lui par les vicoli de la vieille ville en plein bouleversement, il découvrait à son tour un P. Lithard inattendu, un homme déraidi, empressé et charmant, un guide informé et disert, heureux, au fond, du moins à certaines heures, de ne plus se sentir le martyr de ses responsabilités.

Il n'avait pas attendu cette époque pour commencer ses travaux d’édition, mais c'est peut-être le moment d'en parler. Nous le ferons en suivant l'avis d'un excellent juge après lequel il ne reste que bien peu de choses à dire.

Tout d'abord, le P. Lithard n'écrivit que par utilité et suivit en cela les conseils de ses directeurs d'âme, ceux en particulier de Mgr Le Roy qui fut tout au moins le directeur de son esprit et l'inspirateur de sa plume. Par suite, il prit lui-même un certain goût à écrire, ce qui peut très bien s'allier à une complète absence de vanité littéraire. Dans cet art de la plume certains recherchent un délasse­ment, d'autres un souci de leur propre culture, et certains combatifs, un soulagement pour leur âme. Lui, il vit surtout là le souci d'enseigner et de convaincre. Celui qui écrit se retrouve, en un certain sens, devant un auditoire à persuader, un auditoire éloigné, impersonnel, parfois plus équitable qu'un groupe trop présent. Il ne dédaigna donc pas de se mettre au métier d'écrivain, chose plus difficile à quarante ans qu'à vingt. Cette difficulté a des compensations - le jeune écrivain, cédant à l'attrait, se vide rapidement et s'essouffle, tandis que l'homme mûr a davantage de quoi dire et maîtrise mieux son sujet. Et l'on voit souvent des esprits exagérés paradoxaux qui, la plume à la main, deviennent d'emblée fort sages lorsque la maturité leur vient en aide.

Son premier ouvrage porte un titre beaucoup trop long qu'il modifie lui-même dans le cours de sa composition et qu'il alourdit d'expositions, préfaces et dédicaces. C'est le Mémorial des bontés du Coeur Immaculé de Marie envers la Congrégation du Saint-Esprit. (Sans adresse d'éditeur.) Le choix de ce sujet répondait indirectement, tout au moins, à ceux qui eussent pu accuser le P. Lithard d'éloi­gnement pour la part de fondation qui revient chez nous au V. P. Libermann. Il acceptait franchement l'héritage entier des anciens Spiritains et l’œuvre de M. Poullart des Places, mais on ne pouvait pas le taxer d'indifférence envers la dévotion mariale qui avait animé la seconde fondation. Quant au titre, il traduit très exactement son point de vue et son but : il n'écrit pas pour le grand publie, il s'adresse à des initiés, en l'espèce ses novices-clercs.' « C'est le thème déjà développé dans l'opuscule du P. Delaplace à la mort de M. le curé Desgenettes en 1860: la Congrégation spiritaine et Notre-Dame-des- Victoires. Le P. Lithard l'a complété par un exposé de la dévotion à la Très Sainte Vierge dans la Congrégation du Saint-Esprit jusqu'en 1848 et par des notes sur, le culte du Saint Cœur de Marie parmi nous depuis 1860. Il n'a pas la prétention de tout dire : c'est un essai qui méri­terait d'être repris et traité avec plus d'âme. » C'est, de, toutes façons, un essai, un manuel, c'est trop exclusivement didactique : on sent un auteur très sincère, très convaincu, très préoccupé de sa matière, mais qui ne donne pas encore le nécessaire à la forme et, secrètement, s'en défie.

Le même défaut se retrouve dans son second livre qui est un Manuel de Droit régulier, toujours à l'usage de ses novices. Il est composé par questions et réponses, disposi­tion qui rappelle trop un catéchisme élémentaire et nuit à la simple lecture encore que celle-ci soit bien instruc­tive. « Cette forme trop ouvertement scolaire aurait été changée dans une nouvelle édition : c'était l'intention du Père, mais le temps et l'occasion lui ont manqué. Le manuel comprend une partie canonique et une partie historique. La première est très simple et convient à des esprits non encore initiés à la science du droit. La seconde, même pour des commençants, demanderait à être fouillée davantage : c'est un résumé par trop succinct que l'on voudrait plus développé et plus serré tout à la fois. La portée de certains faits n'est pas indiquée avec assez d'ampleur. Il aurait fallu, là surtout, une histoire raisonnée de la Congrégation du Saint-Esprit. Ce lien manque.. » Ces remarques furent faites à l'auteur et il fut le premier à en admettre l'exactitude. Mais il avait tort de se flatter qu'il pourrait un jour reprendre et perfectionner son ouvrage. La vie contredit tant de bonnes intentions et projets qu'il vaut mieux, du premier coup, ne s'essayer qu'à du définitif (si l'on peut faire tenir ensemble ces deux concepts). Cependant, ce deuxième ouvrage montre déjà que le P. Lithard n'est pas un écrivain qu'il faut décourager. Il lui reste quelques lacunes, quelques négligences, mais il est clair et il est vivant, et ces deux qualités au service d'une science sûre et étendue, dispensent de beaucoup d'autres.

Entre ce livre et le suivant, il s'écoule un assez long intervalle, mais, cette fois, le P. Lithard donna pour un publie plus étendu un ouvrage annoncé par un excellent titre : Spiritualité spiritaine. Il y avait dans le choix même de ces deux mots une sorte d'allitération qui engageait les lecteurs. Ils ne furent pas déçus.

C'est la spiritualité traditionnelle dans une société, que domine la pensée de l'apostolat des infidèles et elle se confond pratiquement avec celle des écrits du V. P. Liber­mann. Cependant, le P. Lithard n'a pas voulu s'en tenir exclusivement à ce dernier et il a fait une part au Fondateur de l'ancien Séminaire du Saint-Esprit, M. Cl.-Fr. Poullart des Places. C'était justice, mais il y eût eu danger de vouloir faire de ces deux figures un diptyque où le saint étudiant breton eût paru écrasé sous la très riche production mys­tique de son vis-à-vis. Même en dehors de toute idée de parallèle, l'auteur a eu quelque peine à dégager la physio­nomie spirituelle d'un homme mort très jeune et qui a laissé si peu d'écrits. Le meilleur eût été, sans doute, de montrer l'ancienne spiritualité spiritaine dans les oeuvres d'apostolat entreprises en Extrême-Orient, en Acadie, à la Guyane et dans les fruits spéciaux, bien marqués de notre sceau, qui en résultèrent.

Dans tout le reste du volume, c'est la spiritualité du Vénérable Libermann qui est analysée. Le P. Lithard « ne compose pas, il se borne à compiler des notes prises au hasard de l'inspiration, parfois pleines de peu, émues, heureuses dans l'expression, parfois au contraire squelet­tiques et réduites à une énumération sèche, ou bien encore délayées en développements qui ont de la peine à venir. Et comme les idées qu'il analyse sont, en général, très simples, la glose fait parfois regretter leur ancien vêtement original ». Le critique que nous citons ajoute que le procédé du P. Lithard paraît un peu trop analytique : au lieu d'une large synthèse, c'est une étude successive des écrits datés de Saint-Sulpice, d'Issy, de Rennes, puis des Lettres et de l'Instruction aux Missionnaires. L'attention est ainsi dis­persée. Enfin le Commentaire sur l'Évangile selon saint Jean est laissé de côté, lacune importante que l'auteur, sur la fin de sa vie, se proposait de combler. Beaucoup moins sérieux est le reproche d' « avoir fait son travail en vue de déterminer la place du V. P. Libermann dans l'histoire de la spiritualité générale ». Quel mal y eût-il eu à prendre ce souci et en quoi cela peut-il nuire? Telle quelle, la Spiritualité Spiritaine est un bon et précieux livre. Assez dense pour paraître complet à des débutants, il laisse beaucoup à glaner et à approfondir. Comme beaucoup d'autres études, celles qui concernent le V. Libermann ont besoin d'une certaine initiation : cet ouvrage s'en est chargé.

Toutefois, c'est son quatrième et dernier livre qui fait le mieux comprendre la valeur de l'enseignement du P. Lithard. Nous parlons de son Précis de Théologie pastorale. Ce sont, il est vrai, des notes de cours et c'est encore divisé en articles et paragraphes, avec des sous-titres et de nombreuses réfé­rences. L'aspect est celui d'un manuel classique, mais la disposition typographique est bonne et soignée.

Sans être massif, c'est un ouvrage fort complet. Ce serait une gageure malaisée que d'en vouloir retrancher une demi-page : tout porte et tout compte. Cependant les Évêques qui lui ont donné leur approbation insistent presque tous sur l'intérêt et la facilité de cette lecture. Il s'y trouve des pages qui étonnent. Théologien instruit, canoniste exact, muni d'une bonne philosophie, familiarisé avec les questions de direction spirituelle, le P. Lithard manquait, croyait-on, de la connaissance des oeuvres : il était étranger à l'action paroissiale, il ignorait la vie de mission, il n'était nullement homme du monde. Cependant, on le voit donner hardiment son avis en tous ces domaines et cet avis dénote une très fine psychologie. L'on se demande d'où lui est venue, faute d'une expérience directe, une telle pénétration? Chose curieuse encore, lui qui, dans sa direction et dans sa vie, eut toujours à se garder de la raideur, de l'exagération et du paradoxe, il est, dans ce livre, d'un calme et d'une modé­ration qui font qu'on y regarde à deux fois pour l'y recon­naître. Serait-il donc vrai qu'il était peut-être plus fait pour être écrivain qu'éducateur? Assurément, il ne s'en serait pas douté et eût rejeté sans douceur une telle supposition. Sans doute, pour expliquer cette immense information, il avait énormément lu, mais pour se mettre ainsi et de façon si sûre à la place du prêtre de paroisse, du directeur d’œuvres, du supérieur d'établissement scolaire ou du prêtre journa­liste, il faut avoir fait bien autre chose que de lire et d'ap­prendre. Il y avait là une assimilation remarquable et même une part d'intuition dont il ne voulait pas entendre parler et rejetait comme une intrusion du subjectif.

Le point de départ, le grand principe est que le prêtre doit être un saint. Il étudie les moyens d'acquérir, de con­server, de développer la ferveur sacerdotale. Il montre que celle-ci se prête à toutes les situations. Mais, à côté de la norme générale, il aperçoit les déviations, les dangers, les formes innombrables d'un certain parasitisme religieux fait de routine, de sentimentalisme, d'inconséquences, et toujours prêt à donner le change. Il donne à la fois le précepte, le conseil et l'avertissement et ce n'est ni trop long, ni trop bref, sans témérité, sans timidité non plus. L'auteur domine de haut sa matière : il a donné là, on le sent, toute sa mesure et bien que son ouvrage n'ait pas été, en ces derniers temps, la seule « Pastorale » à paraître, la sienne a su se classer au nombre des mieux accueillies.

Quelques-uns pourtant firent des réserves sur la forme. « Quel dommage, disaient-ils, que de si excellentes choses soient écrites en un français aussi lourd ! » Ce reproche est plutôt un procès de tendance qu'une réalité établie. Le français ne fut sans doute pas la langue maternelle du cher Père, mais il y vint très vite et il le parlait avec peu d'accent. ­Son style ni sa phrase ne sont pas d'outre-Rhin et sa clarté, son expression bien vivante, et jusqu'à sa manière de s'émouvoir dans les choses de l'esprit sont bien de notre pays. De sorte qu'au lieu de lourdeur, il vaudrait mieux dire négligence. Presque uniquement préoccupé du fond, il ne s'est pas assez soucié de la forme, surtout dans ses premiers écrits. Dans sa, Spiritualité spiritaine, il est en progrès notable, un peu ralenti toutefois par le genre classique, scolaire, qu'il adopte avec ses subdivisions et numérotages. Un ouvrage scolaire peut exiger ce genre de tenue, mais quel livre utile il se ferait le jour où un auteur sûr et savant, avec une plume comme Mgr Le Roy en avait une, nous don­nait à l'usage des chrétiens du meilleur monde une théologie pastorale qui ne serait plus un manuel!

Il y aurait encore à parler des lettres du P. Lithard à toute une clientèle d'âmes, souvent d'âmes de choix, qu'il dirigeait soit dans le clergé soit dans les couvents. Mais il s'appliquait à lui-même les règles strictes qu'il impose, dans sa pastorale, aux directeurs spirituels et il a gardé sur ce sujet la plus extrême discrétion. On sait cependant qu'avec ce genre de correspondants de même qu'avec ses anciens élèves lorsqu'ils réclamaient ses lumières, il était, sinon familier, du moins tout empressement et nous dirions même toute tendresse. C'était pour lui comme une revanche permise sur la loi de fer où il tenait son cœur. Un souvenir personnel s'impose ici. Les Annales des Pères du Saint-Esprit devinrent peu à peu une revue assez brillante, grâce surtout à la collaboration des missionnaires d'Afrique qui s'enchan­taient d'y voir un écho très loyal de leurs efforts, de leurs difficultés, de leurs succès. La direction n'y souffrait pas une ligne de bluff et la règle y était d’être toujours intéres­sant « sous peine de mort ! » disait Mgr Le Roy. De temps en temps, certains articles touchant à la théologie avaient besoin d'un censeur. Le conseil nous fut donné de nous adresser pour cela au P. Lithard qui en fut très flatté et qui prit la chose tout à fait à cœur. Il quittait tout pour lire les morasses quelquefois étendues qui se trouvaient soumises à ses corrections, car il savait qu'en édition on ne peut guère attendre. Il savait en outre que c'était pour un publie varié qu'il convenait d'instruire et, en tout cas, de renseigner exactement : aussi ses avis étaient étudiés avec un soin extraordinaire et on l'y sentait débordant d'amitié. Plu­sieurs fois, sans être consulté, il nous adressa, de son écriture aplatie qui tournait au rébus, de ces rudes compliments qui n'appartenaient qu'à lui, lorsqu'un article l'avait spéciale­ment satisfait. Alors, avant de signer, il s'excusait par ces mots : « Un directeur a besoin d'encouragements, on n'y pense pas assez. Prenez les miens pour ce qu'ils valent et pour un devoir que je tiens à remplir. Victor Lithard. »

Nous avons dit un mot de son rôle dans la discussion célèbre où l'on eut à se mettre d'accord sur la fusion historique entre le Séminaire du Saint-Esprit et l’œuvre fondée par le V. P. Libermann. Longtemps après les anciennes polémiques de 1912, on en reparla, car ceux qui paraissaient avoir perdu la bataille en prenaient malaisément leur parti. Le P. Lithard « avait reconnu bien vite que la thèse de Mgr Le Roy était la seule qui cadrât avec l'histoire. Il s'était jeté dans la lutte avec la fougue de son caractère. Il pensa qu'il fallait désormais entre nous des formules nettes, il les fit tranchantes ». C'était dans son tempérament, bien qu'en luttant il souffrît toujours et qu'il s'y meurtrît secrètement. Nous savons qu'il était alors membre du Conseil et il eut, comme les autres, à présenter un mémoire sur la question. « Il eut le mérite de poser celle-ci d'une façon très objective et de la faire sortir du domaine des impressions et intentions personnelles pour ne plus voir autre chose que l'acte de l'autorité suprême imposant la fusion des deux sociétés. Et cela d'après les termes mêmes et la teneur de la pièce portant le sceau de la chancellerie pontificale. Il sut en outre l'éclairer par d’autres décisions de la Sainte Église en matière de suppressions et d'unions de congrégations religieuses. C'était ramener la discussion sur son vrai terrain. »

Tout au long de sa vie, il eut à traiter de ces anciennes contestations qui rappelaient, avec les réductions voulues, les grandes luttes entre thomistes et molinistes. Les choses allaient en s'apaisant, cependant il lui fallait, de temps en temps, rassurer quelqu'un, rectifier l'avis d'un autre, éclairer un troisième, perdu à des distances folles où il manquait de lumières. Il le faisait alors de toute son âme véhémente et de tout son filial amour pour la Congrégation spiritaine dont il ne voulait pas voir altérer l'histoire. Il le faisait surtout sans obéir aux adjuncta de sentiment, d'intérêts étrangers à peine conscients, que toute cause même la plus spécifiquement spirituelle traîne à sa suite. Il en revenait toujours au « vrai terrain », ce qui était devenu sa formule, et si la chose se passait de vive voix, il terminait en se frappant le front : Que voulez-vous? Moi, je suis chrétien! Et cela était encore une de ses formules bien ­aimées.

Allons maintenant le retrouver à Rome où la vieillesse est venue lui faire ses premières visites. Il a coupé sa barbe mais gardé sa calotte. Lui qui autrefois était robuste et d'une bonne taille, il s'est ratatiné, voûté, et paraît souf­freteux. Une maladie d'estomac le ronge et une affection de la gorge lui rend l'alimentation pénible. Il veut bien se soigner, toutefois il discute avec le médecin sur les remèdes, le régime, les réactions du physique sur le moral ou la morale et inversement. Mais son accueil est toujours d'une charité attendrissante et sa poignée de main (il y met les deux mains) est inexprimablement douce. Sa vie un peu confinée se passe entre sa cellule, la grande bibliothèque et la chapelle. Il ne fuit cependant pas la société, il ne renonce pas à la tasse de café qui se prend à midi au grand salon où la récréation se continue. S'il est là, elle s'anime, car il est le centre de beaucoup de plaisanteries : il est rare qu'il s'en vexe, mais il y répond par des arguments et des axiomes, ceux qui n'ont pas vu cela ont perdu une belle occasion de s'amuser. A d'autres jours, la conversation tombe dans la politique : le Vatican y passe avec le Quirinal et Monte-Citorio et cela gagne toute l'Europe où l'on sent gronder les menaces de guerre. Dom Lithard, comme disent les confrères, est le champion ardent de toutes les orthodoxies tandis que les autres font des hérésies pour rire.

Dans l'entrefaite, on préparait le Chapitre général qui devait se tenir en 1938. Il fut élu au nombre des délégués et l'assemblée, précédée d'une retraite de huit jours, se tint pendant une semaine entière dans là Salle des Fêtes du Scolasticat de Chevilly. Toutes les oeuvres spiritaines d'Europe et d'Amérique, toutes les missions et diocèses d'Afrique et des anciennes colonies étaient représentées. Et autour de Mgr Le Hunsec, que l'on réélut dès le premier jour, siégeaient dix-sept de nos Évêques. Il se traita des questions importantes dans une atmosphère de grande confraternité. Cependant, on dut discuter des projets nou­veaux sur lesquels les esprits n'étaient pas tous également préparés, et il fallut fournir des éclaircissements pour bien mettre les choses à leur point. Parmi les plus consultés, dans ces occasions, la confiance universelle fit large place au cher P. Lithard et il nous souvient d'une certaine séance du soir où un exposé sur un point de haute conséquence fut écouté dans un silence et une attention extraordinaires. Ce fut assez long, mais lorsqu'il se rassit à son banc, on avait l'impression que, si les convenances traditionnelles ne l'eussent interdit, des applaudissements unanimes l'auraient remercié. Tous ceux qui devaient ensuite prendre la parole sur le sujet refermèrent à l'envi leurs dossiers et la question fut définitivement réglée d'après son avis.

Depuis longtemps menaçante, la guerre finit par éclater et, l'Italie s'étant rangée à la suite de l'Allemagne, nos Pères de Rome durent quitter le Séminaire français où il ne resta qu'une simple garde. Le P. Lithard était déjà en France : chaque année, au début des vacances, il y venait prêcher dans divers eouvents, une série de retraites. Cette circonstance facilita son exode et on s'occupa de lui trouver une place nouvelle. Chevilly avait dû céder une grande partie de ses locaux à une formation militaire de coloniaux français. Plusieurs des professeurs du Scolasticat étaient mobilisés ainsi qu'un grand nombre d'élèves. Il ne restait du personnel étudiant que les plus jeunes, les Français qui n'étaient pas encore appelés, quelques Anglais, quelques Polonais et Suisses, que l'on groupa au nombre d'une cen­taine à l'Abbaye de Langonnet, en septembre 1939. Le P. Lithard y retrouva sa chaire de théologie morale et partagea cet enseignement avec le P. Léon Muller, tandis que le P. Côme Jaffré conservait la direction du groupe ainsi réfugié. Nous passâmes ainsi, partagés entre l'incertitude, l'attente, l'espoir et la terreur, la première année de la deuxième grande guerre jusqu'aux sinistres jours de juin où l'invasion momentanément victorieuse pénétra jusqu'en Basse-Bretagne et s'y établit pour les trois années qui sui­virent.

Suffisamment occupé par son cours de morale, le P. Lithard se plut dans cette solitude relative où la certitude de partir à leur tour n'enlevait pas à nos jeunes scolastiques la pétu­lance de leurs vingt ans. Les classes se succédaient comme si la guerre ne comptait pas, la vie était régulière et douce, les privations tolérables sauf celle du chauffage que vint, aggraver un dur hiver où l'on vit geler sur pied les buis du jardin. Sans pratiquer l'indifférence, notre moraliste allait peu aux auditions de la T. S. F. et ne lisait guère les jour­naux : J'en sais assez, disait-il, par ce que j'entends dire. Mais les grands principes, les grandes thèses spiritualistes l'occupaient toujours. En récréation, au pare, le P. Léon Muller et lui en discutaient à perte de vue, mais tandis que pour l'un c'était un exercice de dialectique, pour l'autre, au contraire, c'était la passion de connaître portée à l'état d'angoisse intérieure. Un certain dimanche soir qu'il faisait très mauvais et qu'on ne pouvait pas sortir, le désœuvrement nous avait conduits plusieurs à la Bibliothèque. Nous y trouvâmes le P. Lithard à une petite table, installé devant un livre d'édition ancienne et d'énormes dimensions. Un binocle sur son nez, il lisait avec une extrême attention. L'ouvrage qu'il tenait était une vieille patrologie où il avait découvert Lactance! Dans l'écrivain du IVe siècle qu’il se reprochait d'avoir peu pratiqué jusque-là, il trouvait le sens des événements qui, de semaine en semaine, boulever­saient alors nos conjectures.

Au bout d'un an, en septembre 1940, le Scolasticat quitta Langonnet. La maison de Chevilly était occupée militaire­ment par les Allemands, mais pas tout entière, et le meilleur moyen d'y limiter les dégâts était d'en habiter la partie laissée libre, quitte à se tasser et à modifier la destination de bien des choses. C'est ainsi que les trois dernières années du P. Lithard se sont passées dans la maison où il avait été Directeur.

Bien qu'il ne refusât pas le travail et qu'à certains moments il voulût donner à de plus jeunes des leçons d'endurance, ses forces déclinaient progressivement. Sa difficulté de s'alimenter le contraignit de quitter la table commune et il en eut de l'humiliation plus qu'il n'en fit voir. Il se jugea diminué par les égards même qu'on avait pour sa santé et il n'était pas toujours bien aisé de les lui faire admettre. Cependant, ceux-là seuls qui le connaissaient bien ou qui vivaient très près de lui connurent quelque chose de ses réactions ou les devinèrent, car il n'était pas homme à s'écouter et quand il sortait de sa bouche une plainte, c'était encore au nom d'un principe.

Jusqu'à sa dernière maladie, on le vit faire la classe de morale aux élèves de quatrième année et déjà prêtres. Il y ajoutait le cours de pastorale. Et comme il l'avait pratiqué toute sa vie, il avait toujours une nombreuse clientèle de pénitents qui venaient à lui des diverses sections de la communauté et du dehors. Ce fait montre que, malgré ses sévérités et en dépit des anecdotes qui couraient sur son intransigeance, la confiance de bien des âmes allait vers lui. Il joignait à cela une correspondance étendue, prêchait de fréquentes retraites, corrigeait une foule de travaux et don­nait beaucoup de consultations. Quelques-uns, au loin, le croyaient entré dans une demi-retraite : pure façon de dire, il devait au contraire pour arriver à boucler, surveiller de près l'emploi minutieux de son temps. A ses jours de con­fession, par exemple, il était inutile aux aspirants d'aller le trouver, avant cinq heures, pas même à cinq heures moins cinq ou moins deux, car il avait l’œil sur son réveil-matin. Quand l'heure sonnait et pendant qu'elle sonnait, il passait son étole, et, après une prière, il venait vous entendre.

En cette dernière année de sa vie, toutefois, ses confrères et ses élèves, le virent peu à peu baisser. Sa mémoire devint moins fidèle et son cours plus diffus, cependant ses facultés ne subissaient que le très léger voile dû à l'âge. Mais, à côté d'une âme qui résistait, son enveloppe corporelle fléchissait de plus en plus. Il devint d'une maigreur diaphane. Malgré tout, il ne relâcha rien de son austère règlement et l'hiver se passa tant bien que mal en dépit de l'exaspérant contact des troupes ennemies ou des milices mercenaires cantonnées dans la maison. A la fin de février 1944, nous entendîmes dire, à Paris, que le P. Lithard était malade et même alité; cependant, en pareille saison, on crut à une simple grippe. Ce n'était pas la grippe, ce n'était même pas une maladie bien caractérisée, mais l'usure corporelle arrivée à son terme fatal. Il souffrait peu en apparence, gardait entière­ment sa connaissance, raisonnait sa maladie, discutait des soins et des remèdes, admettant mal l'idée que sa tâche était finie. Au milieu de cette dernière semaine, le temps devint très beau et alors, le pauvre malade résolut d'aérer sa chambre. Il se leva et ouvrit sa fenêtre aux rayons du soleil. Il prit froid et une bronchite vint précipiter les choses. Le 7 mars, on fêtait, en théologie, la Saint-Thomas d'Aquin. Lorsqu'on lui porta son déjeuner, il réclama du vin. On lui en avait servi d'excellent : « Non, dit-il, celui qu'on servira aujourd'hui à la commu­nauté. »

Le soir, il s'affaiblit de plus en plus. Il avait fini par se rendre compte de sa mort et s'y était soigneusement préparé. Il priait exactement comme il l'avait fait toute sa vie. On lui parla d'Extrême-Onction : « Oui mais attendons à demain. »

Le lendemain 8 mars, aux environs de midi, ses confrères du corps professoral l'entourant de leur pieuse présence, il fut extrémisé. La parole lui faisait à peu près défaut, mais il suivait avec une extrême attention les rites du sacrement et s'y unissait de manière visible.

Une heure avant sa mort, tandis qu'il reposait immobile sur son lit et que sa respiration devenait pénible, quelqu'un près de la porte chuchota qu'il entrait en agonie. Le mou­rant entendit, fit un geste, et retrouvant avec la parole le ton familier de ses dénégations, il eut la force de dire une dernière fois : « Pas encore ! »

Il se trompait. C'était bien la fin et vers 3 heures de l'après-midi, il rendit à Dieu son âme loyale, noble et ardente qui, de toute sa vie, n'avait jamais su transiger.

Avec ses éminentes qualités de prêtre et de directeur, avec sa parfaite dignité de vie et sa haute valeur intellectuelle, mais avec son tempérament extrême et une originalité qu'il lui fut impossible d'abdiquer, le P. Victor Lithard restera dans notre chère Conegation une grande figure qui sera lente à rentrer dans l'oubli. Nous n'avons voulu ni l'exalter au-dessus de son mérite ni effacer de sa physionomie les côtés rugueux qui, si nous les avions omis, auraient empêché de le reconnaître.

Au cours des lignes de cette biographie qui ne pouvait pas se résumer, nous songions à un illustre écrivain qui finit en serviteur de la vérité catholique : Ferdinand Brunetière, dont un critique aigu pouvait dire qu'il eut trop de logique pour trop peu d'adaptation. (Le critique dit trop peu de bon sens, mais, là, il passe la mesure et nous le corrigeons.) La logique est excellente. Elle est même rare, mais il y faut, sans cesse la correction qu'imposent à la fois la vie et les faits. Ce qui a manqué au P. Lithard vers son âge d'homme ce fut un directeur qui l'eût dominé d'assez haut pour lui ôter cet excès de raideur que tous signalèrent en lui et que de hautes charges reçues de bonne heure entretinrent. Cha­cun de nous souffre de quelque déformation profession­nelle : la sienne aura été d'une espèce à peu près unique, la déformation du trop parfait. En lui et chez les autres, il poursuivit toute sa vie cet idéal absolu et il souffrit beau­coup de ne pas y atteindre pleinement. « Hérissé de prin­cipes », a dit un de ses collègues, il aura vécu une vie trop artificielle, à la fois pleine de mérites et de complications. Mais si c’est là une faute, elle fut très inconsciente et ce fut la seule.

Maurice BRIAULT. -------------------------------------------------------------------------------- [1] (1) Il a circulé sur sa famille de vagues informations d'après lesquelles, à la suite d'un remariage, son enfance fut sinon cruelle, du moins assez triste. Ce qui expliquerait, en bonne partie, un côté extérieur, un peu farouche, de son caractère. cela explique­rait aussi bien une sensibilité qu'il n'arriva pas toujours a dissi­muler et qui le rendait apte à comprendre avec tendresse les situations malheureuses.

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