Le P. Julien MACE,
décédé Fernand-Vaz, le 7 mai 1943,
à l'âge de 72 ans et après 45 années de profession.


En quittant Nantes pour monter vers Rennes, la route traverse un pays de faible relief, de gros bourgs et de fortes paroisses où la foi chrétienne, retravaillée au XVII` siècle par Grignion de Montfort, a gagné une qualité extraordinaire dont témoigne aujourd'hui encore la fer­tilité des vocations. C'est là que naquit, à Blain, notre Père Julien Macé, le 24 avril 1871, dans une famille qu'il ne rougissait pas d'appeler pauvre. Il donnait, de même, à entendre que son éducation première avait été rude, et rude aussi celle qu’il reçut au Petit Séminaire de Guérande.

En revanche, il ne tarissait pas d'éloges sur les bons exemples dont il avait été entouré par ces sévères éducateurs. Même de M. Mauviel, le Supérieur Sulpicien du Grand Séminaire, il parlait sans amertume: peut­ être ne savait-il pas que ce Supérieur redouté lui avait donné, en nous l'envoyant, de très flatteuses notes

Il arriva à notre Noviciat d'Orly, à la fin d'août 1896. Il venait d'être ordonné prêtre à Nantes, mais n'avait reçu aucune désignation. C'était un jeune homme très sain, discipliné, pieux, mais très sociable, bon élève sans éclat, capable de s'indigner devant le mal. Parfois sa charité allait jusqu'à la délicatesse et trahissait un coeur très bon.

Sa vocation ne se réalise, on le voit, qu'assez tard, mais elle datait de loin. Il y a dans son dossier un mot qui nous la révèle. « Dès mon enfance, écrit-il, je ne pouvais jamais entendre parler des missions sans intérieurement tressaillir. » Ce désir ne s'était jamais endormi.

Profès en août 1897, il fut envoyé au Gabon. Là, on eut assez naturellement l'idée de l'employer au Séminaire indigène.

Ce séminaire existait depuis longtemps, mais sous une forme toujours sacrifiée et provisoire : tantôt une chambre momentanément vide, tantôt un bout de vérandah avec quelques pupitres. Il y avait quelques élèves, quatre, cinq, cela montait parfois jusqu'à huit. Un Père généralement représentait tout le corps professoral. A l'arrivée du P. Macé, il y avait une douzaine de jeunes garçons de tout âge à apprendre ainsi le latin, la philosophie, et un théologien portait la soutane. Ce qu'il y avait de moins improvisé, c'était chez les maîtres un réel dévouement, et chez pas mal d'élèves, une vraie bonne volonté. Inutile de dire que le P. Macé, dès son premier jour, fut seul à sa tâche de professeur­directeur

Son acclimatement mérite une mention spéciale. Les anciens de cette époque accablaient les nouveaux débarqués d'une quantité de me­sures sanitaires. Il fallait éviter d'aller au soleil, prendre médecine pres­que tous les huit jours, prendre deux fois par jour de la quinine, sou­ont dans de l'eau-de-vie, etc... Le jeune P. Macé se fit un devoir d'écouter ces avis même contradictoires. Il s'observa tellement qu'il devint vite un malade imaginaire; il aurait même pu devenir un malade pour de vrai, car cette espèce de scrupule physiologique lui dura deux ans pendant lesquels il se consuma en consultations, en recettes indigènes, en régimes éffarants, en analyses perpétuelles. A la fin, il entendit parler d'un médecin qui opérait à Libreville, le Docteur 0.... homme qu'on disait capable, mais d'une brusquerie redoutable. Il vint le voir, lui exposa son cas et réclama de lui tout un lot d'analyses. Le Docteur l'ayant écouté, prit ses fioles et lui dit : « Revenez samedi. »

Le samedi, le P. Macé n’oublia pas l’heure de la consultation. Le Docteur 0... l'accueillit sans douceur : «J'ai vu, lui dit-il, toutes vos histoires. Vous n'avez-rien, absolument rien, et vous êtes solide comme un pont neuf.»

Et, avant que son client pût placer un mot, il ajouta :
« Ecoutez. Les nouveaux débarqués ont souvent le cafard. Le climat leur pèse et, alors, il y en a, chaque année, qui voudraient bien se faire rapatrier avant leur terme. Si c'est ça que vous voulez, fallait donc me le dire : comme vous n'êtes pas un officiel, je vous ferai le certificat que vous voudrez, et vous pourrez prendre sans tarder le bon bateau. çà vous va-t-il ? »

Abasourdi, le P. Macé, qui était la bonne foi même, ne trouva pas un mot de réponse. Il fut du même coup guéri, se remit au régime commun et commença une utile carrière équatoriale qui dura quarante ans. Déjà, en dépit d'une santé qu'il croyait mauvaise, il avait mis la main au Séminaire. Il l'avait regroupé, remis en meilleure marche, ra­justé programmes et horaires : on lui promettait des locaux adaptés et il n'était pas question de l'en éloigner. Le surmenage ne l'effrayait pas ; c’est pourquoi il ne laissa pas de se mettre, comme la coutume s'en établissait, aux langues indigènes où il voyait le meilleur instrument de connaissance et d'influence. Par la suite, il disait qu'il n'en apprit aucune... Exagération qui montre sa modestie: en réalité, il sut bien le komi qui est le pongoué du Fernan-Vaz, et, suppléer un confrère empêché. Mais il ne fut pas, comme certains, un linguiste de grande classe.

D'autre part, il était incapable de chanter et il « déraillait » dès le premier Dominus vobiscum. En revanche, il prêchait fort convenablement, sauf à ne pas se lancer dans des comparaisons et c'est ici le moment de relever un de ses plus notoires défauts. D'où lui venait son étrange façon de parler « gras », de se servir, avec de larges éclats de rire, d'expression salées et moutardées dont il ne se faisait pas faute. Cela détonait fort, avec son comportement personnel austère et pieux, avec son office toujours récité de très édifiante manière, avec sa messe surtout célébrée avec un soin admirable, remarqué des Blancs comme des Noirs, et même de ses grands élèves. « Ndégo Anyambié mpolou », disaient-ils, celui-ci est « un grand ami de Dieu ». Le P. Macé ne fut pas le seul dont ce fut dit, mais ce souvenir lui a survécu parmi nos dix-sept prêtres indigène gabonais et autres, même parmi les nombreux séminaristes qui n'aboutirent pas. Ainsi vécurent et parlèrent dans un temps qui n'était pas le nôtre des hommes comme Bernardin de Sienne ou Philippe de Néri que leur peuple tint cependant pour des Saints, malgré leur sel.

Notre P. Macé eut la chance de passer cinq ans, ses cinq années de début, au séminaire où il avait tout le monde dans sa main et qui, grâce à lui, prenait figure. On lui prescrivit en 1902 son premier retour en France. Lorsqu'il revint, l'an d'après, au Gabon, l'échiquier de la Mission s'était modifié en entier et, chose plus grave, il montrait des vides. Le P. Macé, remplacé au Séminaire, ne fit plus, pendant les bonnes années de sa maturité, que des remplacements intérimaires. A Lambaréné d'abord, de juillet 1903 à avril 1904. De là, de mai 1904 à avril 1905, il passe à Sainte-Croix des Eshiras. D'avril à décembre 1905, il est intérimaire toujours, à Saint-Martin des Apindjis. Heureusement, il est très surnaturel, extrêmement maniable, et il accepte, après l'un ou l'autre Supériorat, des emplois subalternes où les Blancs croient voir une disgrâce imméritée que dément, Dieu merci, sa soumission sereine et même joyeuse. Un tel comportement n'est pas sans grandeur, mais ce n'était pas, une disgrâce et Mgr Martin Adam était dans l'embarras. Lorsque la question du séminaire indigène fut de nouveau posée, on se rappela que le P. Macé était l'homme qu'il y fallait et ce fut la fin de ses grandes promenades: celles-ci, du moins, lui avaient donné une vue d'ensemble du pays et il n'y avait pas perdu son temps.

Entre temps, le Séminaire avait été ramené du Fernan-Vaz et installé à Sainte-Marie du Gabon, un peu à l'écart des bâtiments principaux. C'est là que le Père vécut entre 1906 et 1915.

Son retour au Séminaire le rendit à ses premières amours avec des facilités accrues. Cette fois, il avait un logement, des classes, une étude, un réfectoire, un oratoire, un groupe d'une vingtaine d'élèves un peu sélectionnés, une clôture, et, à travers tout cela, du silence, de l'ordre et du travail. L'esprit était bon et le Directeur avait les mains à peu près libres. Ce furent de belles et fécondes années, d'autant plus qu'on lui avait donné un excellent second en la personne du P. Lucien Monnaye, mais ce dernier n'arriva jamais à s'acclimater. Le P. Macé était un excellent éducateur. Ses élèves l’ont reconnu tout en lui faisant une réputation d'homme sévère. En réalité, il était très indulgent à l'étourderie, il riait de beaucoup de sottises; mais il était impitoyable à toute déloyauté et à tout ce qui traduisait de la bassesse d'âme ou une vulgaire vanité. Il préférait les principes vrais aux expédients commodes. Le Séminaire gabonais devint, entre ses mains, non seulement une école bien tenue mais une pépinière féconde de prêtres indigènes dont il y a du bien à dire.

En 1915, Mgr Martrou qui avait succédé à Mgr Martin Adam prit le P. Macé comme vicaire général et comme supérieur de Sainte-Marie, la communauté-mère du Vicariat. Mais le nouvel évêque qui avait les mêmes vues que le P. Macé, conserva à celui-ci la direction de son séminaire.

Toutefois, ce prêtre de 45 ans qui en avait passé 18 en Afrique était plutôt un éducateur excellent qu'un homme d'affaires bien préparé. Il était peut-étre trop droit, trop enclin à la confiance, pas assez fermé. Même ses fortes plaisanteries le trahissaient. Sa grande bonté de cœur l'a fait bien des fois céder quand il fallait rester ferme. Lui-même le sentait et il était visible que les affaires le fatiguaient : or nous étions alors en pleine guerre de Quatorze. Il tint par devoir, mais, tourmenté de migraines, et affaibli par le climat équatorial,, il dut rentrer en France en 1923.

Il était incapable de prendre un congé et il réclama de l'occupation. On lui donna celle de Sous-Maître des Novices-Clercs. Hélas! dans sa fonction, il y avait l'enseignement du chant et de la musique : « Moi qui n'ai jamais su chanter convenablement une grand'messe! Me voilà bien loti! »

On l'exempta de la partie musicale, mais l'année suivante, comme il avait encore besoin de l'air d'Europe, il fut envoyé comme économe à l'Abbaye-Blanche, à Mortain, où venait de s'installer la section de philosophie de notre Scolasticat. Il aimait se détendre dans les soins matériels ,se contentant pour lui-même d'une chambre très improvisée. Il s'occupait de veaux, de vaches, de poules, de jardinage, de ravitaillement et l'on aurait dit qu'il n'aimait que cela. Mais son coeur était en Afrique et dès que ce serait possible, on savait bien qu'il repartirait.

Lorsqu'il fut de retour au Gabon, il fut chargé de la station où il avait fait ses débuts : Sainte-Anne du Fernan-Vaz. Elle était bien changée! La tribu des Nkomis achevait de disparaître, la Côte se vidait sans que personne combattît la mort lente : en revanche, la jeunesse ou, du moins, ce qu'il en restait, parlait d'égalité et d'évolution. Chrétiens pour la plupart, ces malheureux demeuraient assis pour se plaindre: quelques femmes seules, les plus âgées, cultivaient quelques plantations misérable A la Station, les bâtiments, quoique branlants, tenaient encore et l'église, en fer rhabillé de bois, demeurait utilisable. Les écoles recrutaient sur tout le pourtour du lac assez d'élèves pour les remplir. La plantation de la Mission en manioc et bananes donnait normalement et les cacaos rapportaient; financièrement on n'était pas trop en peine. On avait pourtant parlé de « fermer le Fernan-Vaz », et même à plusieurs reprises. Mais Mgr Tardy, le successeur de Mgr Martrou, avait dit : « Non, cette Mission est un nom historique, un lieu géographique. Il peut y revenir du monde et s'y passer du nouveau.. On parle de pétrole; on roule peut-être sur de l'or. Ces matériaux ne nous intéressent pas directement, mais ils peuvent regrouper, sous une forme nouvelle, des populations évangélisables. » Sages paroles, mais auspices incertains, et comme conclusion : tenir la place.

La santé du P. Macé lui permettait cela, mais rien de plus. Il se fil un programme de semi-retraite : vie religieuse toujours exemplaire, hospitalité largement pratiquée, vieille tradition au Fernan-Vaz, envers les confrères fatigués, au repos, envers les gens de l'Administration, du commerce, des recherches scientifiques; soin des catéchismes, direction des Religieuses, entretien de toutes choses aussi convenablement que possible Parfois le Directeur du Séminaire reparaissait en lui : il occupait ses loisirs à enseigner le latin à des écoliers qui étudiaient sous la vérandah dans un coin à droite qui regardait le lac. Souvent aussi on lui envoyait des élèves en retard qu'il s'essayait à remettre à la page. Ou encore, il surveillait avec un soin patient la vocation de quelque grande jeune fille qui parlait de « tourner sœur ». L'expression est pour dire se faire religieuse. Ces soins individuels, cette direction attentive et affectueuse, héritée de Mgr Le Berre, l'ancien fondateur du Gabon, lui paraissaient être, écrivait-il, sa « meilleure ouvrage ». Il n'était cependant ni tendre ni crédule. S'il croyait peu aux dévotions compliquées, il n'avait guère confiance non plus aux moyens de facilité, aux projections, au cinéma : il appelait tout cela cavalièrement, des mécaniques à supprimer l'effort. L'effort était tout, d'après lui, mais il s'entendait à le promouvoir et à l'entretenir par une persévérante influence. Les Noirs y sont sensibles. Malgré leurs goûts pour le facile, ils peuvent, avec un peu d'aide assidue arriver à vaincre leur fréquent « ennui du bien ». Si bien qu'à la longue, il fut, en dépit de ses exigences, un homme dont on recherchait la direction et les conseils : les partisans du moderne, disait-il drôlement, deviennent un jour ou l'autre des anciens; alors, nous reprenons contact.

Il y avait un secret dans l'existence du P. Macé. Ce ne fut guère dévoilé, en tout cas par lui-même. Les missions, en général, dépensent chacune, si elles en ont, leurs revenus, ne serait-ce que pour s'agrandir et faire un bien plus considérable. A Sainte-Anne du Fernan-Vaz, la situation était différente : cette station avait été largement dotée par son fondateur dont la famille était riche. Ces capitaux servirent non seulement à fonder la Résidence des Pères et des Soeurs, mais encore on en investit une partie notable en une plantation de cacaoyers qu'on voulait faire entretenir par de jeunes ménages chrétiens. Cette plantation eut, comme d'autres, des hauts et des bas. Cependant, elle parvint à un rendement inespéré. Inespéré dans ce sens que, tandis qu'elle prospérait, le pays allait se dépeuplant. Parmi ceux qui s'éloignaient ainsi, il y avait beaucoup de chrétiens. Et où allaient-ils ? Aux lieux de trafic qui se trouvaient les plus proches, surtout à Port-Gentil, l'ancienne escale du Cap-Lopez. Si bien qu'une ville s'élevait là et qu'il avait fallu y faire une Mission indépendante que mettait debout un fondateur moins fortuné que celui du Fernan-Vaz. Spontanément et sans le dire à personne, le Père Macé vint à son secours, et Dieu seul, avec l'évêque du Gabon, connut ses générosités. On sait seulement qu'elles furent grandes et qu’elles se répétèrent. Ce bel exemple méritait, peut-être, d'être mentionné et révèle une âme élevée.

Le P. Macé connut une vieillesse longue et pénible. L'usure avait tout attaqué à la fois, le cœur, l'estomac, les reins, les nerfs surtout et il ne dormait plus guère. Seule l'hospitalité le distrayait et, comme les bateaux fluviaux touchaient à son appontement, les visites ne lui manquèrent pas. L'humour ne l'avait pas abandonné et les saillies continuaient d'alterner avec les propos graves. Mais sa vie spirituelle demeurait très fervente.

Il aurait pu se retirer tout à fait, mais il était peu fait pour ce genre repos et ne tenait pas à revenir en France. «Qu'on me laisse ici continuer ma faction », disait-il. Il ne s'était jamais poussé à rien, mais le gouvernement colonial finit par lui donner les palmes académiques. Il reçut cette décoration avec politesse, mais on croit qu'il ne la porta guère.

Les années passèrent ainsi, monotones mais sanctifiées. En 1940, Rome lui accorda un Indult pour « célébrer quotidiennement la messe Beata ou de Requiem, même en s'asseyant » -. Comme raison, le rescrit portait ces simples mots : caecitas et surditas. Cependant, ni la cécité, ni la surdité n'étaient totales et le bon Père sortait encore à travers la plantation dont les allées silencieuses lui étaient familières. Cela dura jusqu’au printemps de 1943. Aux premiers jours de mai, une grosse pluie le surprit dans une de ces brèves sorties. Il rentra mouillé, mais vaincu par la fatigue, il se jeta dans une chaise-longue sans changer de vêtements : alors il fit une forte congestion pulmonaire qui entraîna sa mort; mort très douce, sans aucune abdication de ses facultés, et qui s'accompagna des derniers sacrements, reçus en pleine connaissance.

Ce fut le dernier exemple que nous donna, après tous les autres, ce confrère pieux, droit et bienfaisant, dont les vertus surnaturelles s'augmentèrent de tout ce qu'un loyal concours humain peut leur conferer, de sincérité et de détachement.
M. Briault.

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