Le Père Jean-Louis MARION,
1900-1926

L'enfant de Canihuel


Dans l'arrondissement de Guinguamp, le petit bourg de Canihuel, au début du siècle, se tassait sans ordre autour de la vieille église et du cimetière. La famille Marion habitait une maison tout près de l'église. Le grand-père, tailleur de pierres et maçon, était en même temps sacristain du village. Il mourut des suites d'un accident de chasse. Un de ses fils, Jean, le remplaça. Il eut six enfants, dont l'aîné, Jean Louis, naquit en 1900.

Élevé par une mère pieuse, qui ne négligeait aucune occasion de l'instruire, JeanLouis, quoique espiègle, prit de bonheur l'habitude du bien. Le Recteur distingua vite cette âme franche, et, après sa première Communion et un pèlerinage à Sainte Anne d'Auray, lui fit prendre des leçons de latin chez Monsieur Le Provost, alors vicaire.

Le jeune élève montra beaucoup d'aptitudes et de gôut pour l'étude. Les journées ne lui suffisaient bientôt plus. Souvent le soir, en cachette, il repassait ses leçons, à la lumière d'un morceau de bougie. Une fois même, il s'endormit sur son livre, la grammaire latine de Ragon. Mais la bougie continuant à brûler communiqua le feu au bois du lit, et du bois à la paillasse. Le père, appelé par les cris, arrêta le commencement d'incendie. Ce fut une leçon pour Jean qui s'appliqua dès lors à être plus prudent.

Au collège de Rostrenen.

Ayant obtenu une bourse à l'Institut Notre-Dame de Campostal, à Rostrenen, Jean-Louis entra en cinquième, en 1912, grâce aux leçons du vicaire. Cette nouvelle vie lui va bien. Il se fait de nouveaux amis. Insouciant, la discipline ne le gêne guère : "Je ne savais pas ce que c'était," écrira-t-il plus tard. On raconte comment il "blousait" le surveillant, qui le citait en exemple pour sa politesse : "Monsieur l'abbé, veuillez, s'il vous plaît, me permettre de sortir." Mais il ne disait pas où, et les externes l'ont souvent rencontré, pendant l'étude du soir, en train de faire son petit tour en ville. En fin d'année, son nom revient souvent au Palmarès, mais on le voit rarement au Tableau d'Honneur !

Jean menait sa petite vie, insouciant toujours, et léger. Mais une rude épreuve lui était préparée qui allait le mûrir. En 1914, il se trouvait en quatrième, quand, au mois de mai, une dépêche le rappelait à la maison. Sa mère venait de mourir. Trois semaines plus tard, en juin, une autre dépêche lui parvient : "Père mort. Reviens." De ces souffrances, son caractère devait garder toute sa vie une certaine mélancolie, qu'il s'efforça toujours de cacher sous un air indifférent et gouailleur.

Les enfants trouvèrent un tuteur dans un de leurs oncles. Monsieur Louis Marion, homme intègre et droit, profondément chrétien, fut pour eux un père dévoué. Les deux plus jeunes, René et Anne, furent recueillis à Gouarec chez une tante qui s'attacha à eux comme à ses enfants. Le second, Paul, entra à l'école supérieure de Loudéac, dirigée par un de ses oncles. Jean continua au collège de Campostal.

En 1914-1915, il eut pour professeur de troisième, le Père Pédron, vieux missionnaire du Congo. La simplicité du Père et ses récits de mission accrurent son désir de consacrer sa vie à une cause qui en vaille la peine. En août 1915, il écrivait au supérieur des missionnaires de Langonnet, lui disant son désir d'entrer dans la Congrégation du Saint-Esprit et de l'admettre en classe de seconde, à l'école apostolique des Missions de Cellule.

A Cellule, dans le Puy-de-Dôme.

Jean se sent de plus en plus heureux dans cette vie qu'il a désirée. Il aime ses études, s'intéresse à la littérature, tout en se réservant sur le choix de ses auteurs. "Le classicisme et le style classique ! je ne sais ce que c'est, et ne veux pas le savoir. Seuls Pascal et Molière émergent, ils sont toujours d'actualité." L'époque romantique ne le satisfait pas davantage : " Une bande de rêveurs !" Quand il connaîtra le symbolisme, il s'y attachera complètement. Mais en attendant, il faut mordre au grec et "sécher" en sciences. Il travaille malgré tout, essaie de ne pas caler devant le devoir et s'efforce d'améliorer ses notes de discipline.

Tout allait pour le mieux, quand au début de sa rhétorique, il se mit à cracher le sang. Il lui fallut huit mois de repos complet pour se remettre. Sa maladie lui mûrit le caractère et augmenta sa confiance en Dieu. Il attendait avec impatience le noviciat.

La formation du religieux.

Au noviciat, Jean-Louis Marion entre en septembre 1918 au noviciat, transporté pendant la guerre à l'Abbaye Notre-Dame de Langonnet dans le Morbihan. Il ne s'y fait remarquer d'aucune façon, bon confrère, s'efforçant autant que possible d'être fidèle à son règlement. Il écrit au début : "La vie est intéressante et variée. Je suis gai, très gai, pas de brume dans l'âme." La vie pourtant n'est pas sans luttes. Il faut se vaincre et ce n'est pas toujours facile. Il écrit : "Je me démène de mon mieux dans les voies de la perfection. Le cœur se bonifie à force de sentir battre en Dieu et pour Dieu, tous ceux qui m'entourent." La grâce le travaille intérieurement, comme il arrive toujours pendant cette année de bénédiction. A la veille de la profession, il regrette de voir terminée cette année de bonheur.

Il fit profession le 5 octobre 1919, et deux jours après, il entrait au grand scolasticat de Chevilly, dans la banlieue sud de Paris.

Quand Jean-Louis Marion y entra, c'était le scolasticat d'après guerre. La plupart des confrères venaient du front. "Il y a de fameux originaux parmi les "vieux", écrit-il ; mais il ne se trouva pas dépaysé au milieu d'eux. On vit même bientôt son caractère prendre un relief inconnu jusqu'alors. Que de fois, il fit bondir certains de ses confrères, sinon de ses maîtres, par ses jugements directs, ses opinions arrêtées. Supérieurement doué pour sentir et juger tout ce qui est art et poésie, il étonnait, en littérature surtout, par la finesse de son goût et la justesse de ses appréciations. De bonne heure, ses supérieurs avaient remarqué cette facilité qui lui faisait écrire comme en se jouant des pages originales et vivantes.

En juillet 1922, il partait pour la caserne. Plusieurs fois ajourné, il ne porta l'uniforme que cinq mois. On craignait un peu pour lui cette période. Au contraire, elle le remit d'aplomb. En face de la difficulté, il se sentait plus maître de lui : "J'emporte mon Novum, mon chapelet, Pascal et Verlaine et je ne m'ennuierai pas." Le "Père Cent" approcha vite et fut joyeusement enterré. En novembre, l'abbé Marion traversait en soutane la cour de la caserne pour rentrer à Chevilly.

il y rentrait avec 1a volonté de s'y mettre sérieusement. Il sut faire des efforts méritoires. Sa vocation se stabilisa. La boussole restait calme. En février il sollicitait de Monseigneur Le Roy, le Supérieur Général, la d'émettre ses vœux perpétuels.

Ses études il les avait mises sous la protection de Saint Thomas dont on célébrait activement la fête au Scolasticat. Il fit même en son honneur une poésie qu'un de ses confrères mit en musique.

Sous-diacre le 8 juillet 1923, il était ordonné diacre trois mois plus tard. Ses pensées intimes, ses sentiments de reconnaissance, ses résolutions, il les confiait rarement au papier. Pourtant à la date du 28 octobre, jour de sa prêtrise, on trouve cette prière au verso d'une image. Elle résume son idéal. "0 Jésus, mon bon Maître, qui m'avez appelé, pour être à Vous, sans réserve, je Vous ai donné tout ce que je suis, tout ce que j'ai. Je ne suis venu que pour Vous aimer, Vous servir, pour faire en tout et toujours Votre bon plaisir. Confirmez-moi cette volonté, ô Maître bien aimé, afin que jamais je ne prétende à nulle autre récompense, qu'à celle de Vous voir satisfait de votre pauvre serviteur. 0 mon Jésus, être à Vous, vivre pour Vous, m'immoler avec Vous pour le salut des âmes, c'est là tout mon programme, et j'ai confiance en votre Sacré Cœur, pour y être fidèle." Le Sacré Cœur et la Sainte Vierge sont les deux pôles de sa vie spirituelle.

Pour se convaincre du travail profond de la grâce à cette époque, il suffira de citer le fait suivant. Un jour que jeune prêtre, il venait de dire la messe à Vitry, il apprit, par une Sœur de Charité, qu'une femme se mourait dans une baraque de la banlieue. Mais on l'avertissait, en même temps, de prendre garde, car le mari, communiste enragé, menaçait de faire un mauvais parti au premier "curé" qui se présenterait. Le Père Marion court à l'endroit indiqué. Effectivement, dès qu'il l'aperçoit, le mari de l'agonisante bondit sur un fusil, prêt à tirer, s'il continuait d'avancer. "Eh bien ! tirez." dit celui-ci, souriant et gouailleur comme toujours. Suffoqué d'un pareil cran, l'homme jetant son fusil, s'enfuit et laisse le jeune prêtre préparer pour le ciel la première de ses âmes.

Le 13 juillet 1924, avec 19 de ses confrères, le Père Marion faisait sa Consécration à l'Apostolat. Il recevait le même jour son obédience pour le Vicariat apostolique de Brazzaville, au Congo.

Missionnaire à Brazzaville.

Embarqué à bord du "Thysville" le 24 septembre 1924, le Père Marion arrive à Brazzaville vers la mi-octobre. Il nous livre ses impressions du début. Ce sont celles d'un jeune, frappé par l'extérieur du nouveau paysage, mais visant à mieux connaître pour être en état de faire plus de bien. "La mission a de beaux bâtiments, très propres, bien ordonnés, jardin qui fournit tous les légumes d'Europe, grandes plantations de palmiers, cocotiers et manioc : force très ordonnée par le maître que fut Monseigneur Augouard."

La mission de Brazzaville fut érigée en 1890, au temps où Brazza et Stanley luttaient d'influence sur les rives du Congo. Les débuts furent difficiles. Pendant près de quinze ans, on semblait travailler en vain, on pouvait même se demander s'il ne serait pas plus sage d'abandonner la lutte. Tout à coup un mouvement extraordinaire porta ces tribus vers la religion catholique. Désormais les populations demandaient des catéchistes et des missionnaires pour permettre aux chrétiens de recevoir les sacrements, soit sur le bateau, soit dans une mission parfois assez éloignée.

A Brazzaville, la cathédrale, modeste mais spacieuse, peut contenir 2.500 personnes. Elle est comble chaque dimanche, et, les jours de fête, la moitié des assistants sont obligés de se tenir dehors, et ces derniers sont aussi recueillis que ceux de l'intérieur. La communion fréquente est en honneur, et chaque dimanche il y a 1.000 à 1.200 communions à la première messe du matin. La veille des fêtes, la plupart des missionnaires sont obligés d'entendre les confessions jusqu'à une heure avancée de la nuit.

Enthousiasmé par le spectacle de cette chrétienté, le jeune missionnaire écrit: "Afrique, terre d'héroïsme 1 Elle vit dans mon cerveau 1 Mes yeux ont vu ce coin de terre si peu connu. Ce n'est plus pour moi un lieu quelconque ; j'en vois l'âme et elle m'intéresse." Pour l'informer plus largement, on l'envoie visiter les confrères dans les différents postes de la brousse et l'hôpital des sommeilleux à l'ouest de Brazzaville. Quelque temps plus tard, il se trouve à Liranga, à 500 km de Brazzaville, dans une mission aussi grande que dix diocèses de France. Pendant cette période d'initiation on lui confia même la responsabilité d'un voyage (tu "flic X", un vapeur de 27 mètres de long sur 5 ni de large, avec deux machines d'une force de 180 chevaux. Il porte 35 tonnes de poids utile et peut facilement remorquer un chaland de 15 tonnes en cas de nécessité. ("est une véritable mission flottante.

Notre jeune missionnaire se plaisait en Afrique. D'ailleurs sa santé était bonne et puis, il travaillait où il était comme s'il devait y rester toujours. Mais il se sentait néanmoins pousser des ailes. Là-bas dans la Haute Sanagha le Père Pédron, son ancien professeur de Campostal l'attendait. En juillet, Monseigneur Guichard l'attachait définitivement à la mission de Berbérati.

A Berbérati, avec le Père Pédron.

La Résidence Sainte Anne de Berbérati, fut fondée en 1923, en pays Baya, après un voyage d'exploration des Pères Pédron et Pédux. Le Père Pédron fît choix d'un superbe emplacement, à 650 mètres d'altitude, dans un pays très sain et favorable à la culture et à l'élevage.

Le Père Marion est heureux d'être enfin fixé sur son sort, heureux surtout, avec le Père Pédron et le Frère Camille, de travailler dans une mission jeune, pleine de promesses pour l'avenir. Le pays est superbe. La mission a 60 hectares de plantations. Un troupeau de bovidés, qui atteint presque 200 têtes, donne lait, beurre et fromage. Un camp de 150 élèves occupe le jeune Père toute la journée. Mais les environs sont encore inconnus ; il faut recruter des enfants et faire connaître les missionnaires. C'est de l'inédit, donc de l'attirant. Pour sa première tournée, il a plus de 300 kilomètres à parcourir pour fermer la boucle : Beberati, Ngoukou, Bilolo, Sosso, Gamboula : long voyage, où il abuse peut-être de ses forces

Belles journées, rudes parfois. Mais aussi que de joie, quand à la fin du voyage, trempé par la tornade, il voit au loin la Mission. "Je grelottais de froid ! Mais l'accueil des deux anciens, la case familière, des lettres sur ma table, du linge sec, et le Frère Camille qui entre, portant, comme une maman, un bol de vin chaud pour chasser les microbes. Sentir autour de soi cette joie de me revoir, ma joie de les sentir tous les deux contents, ça m'a remis de tout : déceptions, éreintements, sales coups de la route, où parfois c'est à la nage que l'on passait des rivières, pour ruisseler de sueur dix minutes après. Je n'ai plus de fièvre, sinon celle du moissonneur devant un champ de blé mûr."

Le sacrifice matutinal

Au matin de sa vie missionnaire, après quelques mois d'heureux labeur, vers la Noël, le Père Marion se sentit fiévreux, et d'une fièvre qui n'était pas celle du Congo, car elle ne cédait pas à la quinine. Le Père Supérieur ne voulait pas y croire tout d'abord : "Un peu de repos, de bons soins et ça passera ! " Mais non, il dut se rendre à l'évidence. Le Docteur consulté, décida le retour en France.
Il fallut vingt-six jours, à cheval et en pirogue, pour rejoindre Brazzaville. La fièvre ne le quittant pas, il dut prendre le bateau pour rentrer en France.. Le dimanche de Pâques, il arrive à Bordeaux, d'où son frère Paul le ramène à Chevilly. Sur son lit de malade, le jeune missionnaire attend l'heure de Dieu. Maintenant qu'il connaît son état, il est résigné. Le sacrifice est offert pour les âmes de ceux à qui il s'est donné à Brazzaville et à Berbérati.

Daigne Dieu susciter, à l'exemple du Père Marion, des apôtres, toujours jeunes, toujours ardents, et leur donner force et vie pour travailler " au champ du Seigneur."

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