Monseigneur Louis Martrou
1876-1925


Voici comment un Administrateur des Colonies parlait de Mgr Martrou en 1952.
Le jour de sa consécration épiscopale - le 24 février 1913 - Mgr Louis Martrou, Évêque titulaire de Coryce, Vicaire Apostolique du Gabon, s'adressait en ces termes à l'Évêque de St-Flour : "Je suis heureux d'être enfant de votre diocèse, un fils de la Haute-Auvergne."

Le nouvel Évêque était, en effet, né à Riom-ès-Montagnes, dans le Cantal, le 4 décembre 1876 et avait fait ses études à St-Flour, avant d'entrer au noviciat de Grignon à Orly.

A lire les récits qui nous ont été laissés, on sent que son ordination suprême fut une fête dans le diocèse.

Bientôt après, Mgr Martrou quittera la ville de son Sacre, la Cité Sanflouraine, qui lui fut si accueillante, et qui sut si généreusement venir en aide, dans sa personne, à sa mission du Gabon.

" Une fois, au cours de l'été de 1919, il revient en France, et le diocèse de St-Flour a le bonheur de le posséder quelques jours. Il prend la parole à la cathédrale le 15 août, puis à Mauriac, puis à Riom, où il a la consolation de revoir encore sa vieille mère qui devait mourir deux ans plus tard. Partout il intéresse vivement les auditeurs en leur parlant des travaux et des difficultés d'un ministère laborieux qui fait penser à celui de Saint Paul : péril des fleuves, péril des forêts impénétrables, péril des hommes, péril des éléments," ainsi que l'écrivait l'Évêque de St-Flour dans sa lettre du 9 avril 1925 annonçant au clergé du Diocèse sa fin prématurée, survenue à Libreville le 23 mars 1925. Il n'avait donc que 48 ans.

Le Docteur Schweitzer, théologien protestant, lui-même fondateur et médecin-chef d'un hôpital au Gabon, aujourd'hui célèbre, écrivait à cette occasion à Mgr Le Roy, son Supérieur : "Je prends bien part à la grande douleur qui vient de frapper votre mission par la mort de Mgr Martrou. C'était une intelligence, alliée à un cœur profond. Vous perdez beaucoup. Je l'estimais énormément."

Et le Docteur Rivière, médecin-chef de l'hôpital de Libreville : "Cet apôtre né de la forêt gabonaise, modeste et infatigable, au regard de bonté et de douceur évangélique, m'avait conquis. Je l'ai rencontré sur le sentier de la forêt, amaigri, le visage moite de sueur, marchant avec quelque peine, mais soutenu, je pense, par le sentiment intense de sa mission d'envoyé de Dieu, car ses yeux brillaient quand même d'énergie et de volonté. La forêt gabonaise l'a tué ..."

Un ami qui disait de lui :"Il avait l'esprit si droit, si clair ! il était si vaillant, si simple et d'un exemple si rare," notait peu de jours avant sa dernière tournée : "Je me suis permis de reprocher à Mgr Martrou sa façon de voyager par trop simplifiée : "On dirait, Monseigneur, lui aije dit, que vous en avez assez de la vie. Si vous tombez, j'écrirai à la Maison-Mère que vous avez cherché la mort!" Mes objurgations ont été peine perdue."

A son tour, l'Abbé Walker, l'actuel vétéran des missionnaires résidant au Gabon, pouvait porter le témoignage suivant d'une rare valeur : "J'ai entendu dire que tout Libreville s'était rendu aux funérailles. Cent onze Européens étaient présents. Quant aux indigènes, tout l'espace compris entre les tombes de nos deux vénérés prédécesseurs et l'hôpital, était noir de monde. Mgr Martrou meurt après un épiscopat difficile. La Grande Guerre d'abord, puis l'après-guerre, avec la vie chère, la crise du personnel, sans compter les épidémies qui se sont abattues ces dernières années sur le pays !

Pauvre Mgr Martrou, pendant douze années d'épiscopat, il n'a pas pu fonder la plus petite station dans son Vicariat ; cependant Dieu sait combien il brûlait d'étendre toujours plus loin l'évangélisation de ses ouailles. - En revanche, aucun Vicaire Apostolique du Gabon n'a eu jusqu'ici la joie d'ordonner tant de prêtres indigènes et d'admettre tant de religieux et de religieuses à la profession. Ajoutons à cela que Sa Grandeur Mgr Martrou a été appelé à sacrer successivement trois Évêques des Missions, dont deux Vicaires Apostoliques de Loango (Mgr Girod et Mgr Friteau) et un de Brazzaville (Mgr Guichard)."

Enfin, le Commandant Militaire du Gabon lui adresse l'éloge funèbre le plus enviable : "Je ne plaindrai pas Mgr Martrou qui trouve peut être, en reposant éternellement dans cette Afrique qui le prit tout entier, un de ses vœux exaucés." .

Que pensait, pourtant, de lui-même le jeune Père Martrou, quelques semaines avant d'accéder à la dignité épiscopale ? Ecoutons-le, s'adressant à Mgr Le Roy : "Un papier imprimé au Gabon par Mgr Adam, m'apprend qu'on a l'intention de procéder à la nomination d'un coadjuteur du Vicaire Apostolique, et Mgr Adam a lancé mon nom. Mon ahurissement n'a eu d'égal que la conscience de mon incapacité réelle pour cette charge. Je dois rester à ma place d'humble missionnaire des Pahouins, heureux encore de ne pas trop saboter le travail de Dieu."

Car il possédait la première des vertus, la modestie. Si sa renommée est demeurée entièrement pure, c'est qu'il était humble et modeste de cœur, entièrement, aux dires tout récents d'un des plus anciens missionnaires de la rue Lhomond, à Paris, qui œuvra avec lui au Gabon, autrefois, après l'avoir accueilli au wharf le jour de son débarquement.

Cependant, le jeune Vicaire Apostolique eut pu rechercher la célébrité : "Nul parmi les missionnaires ne connaissait mieux que lui les, finesses de cette langue des Pahouins, dure aux oreilles, et dont l'étude demande de longs et pénibles efforts (R.P. Briault)". Désigné pour suivre des cours d'ethnologie, de géologie et de géographie à l'Université de Fribourg, il s'était imposé par la finesse de son esprit et l'étendue de ses connaissances et jouissait d'une estime exceptionnelle parmi les savants de diverses nationalités, réunis à l'Université : il avait publié des ouvrages linguistiques et des articles remarqués dans "I'Anthropos", notamment "le Nomadisme des Fang", dans la "Revue de Géographie Annuelle" et dans les Annales de la Congrégation du St-Esprit.

Parmi les sujets qui retiennent son attention, il énumère : "Le mariage des infidèles" - "l'esclavage et la législation" - "la justice et les droits indigènes" -"les contrats de travail". Il présente une remarquable étude de la polygamie. Questions encore aujourd'hui actuelles.

Son activité ne fut jamais en défaut sur deux points : la visite de son vicariat à travers la savane ou la forêt équatoriale - et l'étude approfondie des conditions du progrès social des populations dont il avait la charge.

Formé dans les meilleures traditions, il était en même temps attentif aux transformations qu'exige le présent, alliant la fidélité au passé à un plus vif esprit d'initiative. D'un caractère doux, mais sachant se fâcher contre les médiocres. Ni trop facilement satisfait, ni trop vite abattu. Il recherchait la vérité, non avec raideur, mais avec amour, et, parce qu'il l'aimait, il l'imposait souvent à ses adversaires.

En même temps, il s'intéressait aux questions générales, ayant trait à la colonie et à la moralisation des indigènes, non pas en acceptant les solutions courantes et faciles, mais en les étudiant à fond.

Ce qui est particulièrement remarquable dans la correspondance de Mgr Martrou, c'est l'insistance avec laquelle il relève les procédés d'administration coloniale, sans esprit de dénigrement, uniquement pour relever les fautes à éviter.

Quelques passages des feuilles de route se rapportant à une longue tournée qu'il effectua à pied ou en pirogue, exceptionnellement porté à tipoye, en 1919, à travers le Gabon de Franceville à St-Martin, donneront, plus justement que tout commentaire, une idée des difficultés qu'il eut àsurmonter, et de la déplorable condition dans laquelle se trouvaient, il y a une trentaine d'années, certaines populations de l'Afrique Équatoriale :

19 juillet ... Dès le petit jour, nous sommes en route ; on traverse quelques villages obamba, le sentier part du Sud et vers dix heures nous grimpons la raide montée du Bangolo. La savane se déroule sur un grand plateau. A quelques mètres du chemin, au pied d'un arbuste rabougri, le squelette blanchi, intact, d'un porteur qui, abandonné sur la piste des caravanes, s'est accroupi là pour mourir. - Après avoir franchi ce plateau, sillonné de quelques replis de verdure, raphia et fougères arborescentes, c'est la descente abrupte dans le bassin de Mwenda que traverse le Lékéri. Mwenda fut jadis un centre important où les Adoumas, enrichis par le pagayage, venaient s'approvisionner d'esclaves et de moutons.

20 juillet ... C'est la grande forêt équatoriale que je retrouve. La piste s'en va, resserrée dans le fouillis végétal et on patauge dans des ruisseaux fangeux ... A l'orée du dernier village, on voit une grande trouée faite dans les arbres et les arbustes des vieilles plantations pour chasser le gorille qui abonde par ici : tout récemment dix gorilles ont été pris d'un seul coup.

21 juillet ... Ce matin un enfant nous conduit vers le Sud par des sentiers qui abrègent la route, mais sont très difficiles. Puis les Ndjavis, qui ne voient pas de Blancs dans ces coins reculés, ont l'air d'être peu rassurés, la population semble rébarbative. Qu'ont-ils sur la conscience ? Dans leurs regards on lit la méfiance.

22 juillet ... Nos porteurs se régalent ce soir d'un mouton. Il y a abondance d'ignames, c'est donc la fête. Un petit cul-de-jatte d'une douzaine d'années est resté longtemps à me regarder, tout silencieux et timide. Au grand étonnement de tous, je lui ai fait donner un peu de mouton, il s'en est allé tout heureux. Les petits et les estropiés ne sont pas les privilégiés de la vie, dans le rude paganisme africain.

23 juillet ... Au moment du départ, le petit estropié vient tout gauchement m'offrir quatre noix de kola, toute sa fortune sans doute. Je suis ému presque jusqu'aux larmes, car elle est si rare la reconnaissance dans ces pays.

24 juillet ... Lidimbé, où nous voulons faire l'étape, est désert et nous allons camper dans le petit village voisin de Moukagna. Nous y trouvons à peine quelques timides Ndjavis qui se sauvent. Il y a, paraît-il, la guerre entre Lidimbé et le clan Moukagna, et un homme aurait été tué aujourd'hui. Voilà pourquoi les villages sont déserts.

25 juillet ... Dure journée par monts et par vaux. Le village où nous campons est tout petit. Les habitants fortement métissés de pygmées.

On nous donne quelques régimes de bananes et un porc-épic boucané. Vers onze heures, nous sommes au village akélé de Tomsimba. Le chef est une femme.

28 juillet ... Le pays est désert, les villages abandonnés, et la famine règne dans tout le pays.

29 juillet ... Vers trois heures, nous nous arrêtons à Mokaba, petit village réoccupé par quelques habitants qui s'étaient réfugiés chez les Assangos du Nord, pour trouver un peu à manger. Ils y sont restés quelques mois, ont vendu quelques-uns de leurs enfants pour des paniers de tubercules de manioc, et ils reviennent squelettiques à leur ancien village, envahi par la folle végétation.

1 août ... Sur le chemin nous rencontrons six buffles sauvages . ... Une femme a comme amulette une graine de "Penthacletra macrophylla" attachée au cou par une ficelle. C'est pour obtenir une heureuse délivrance qu'elle porte cette graine : au jour de l'enfantement, l'avènement se produira rapide et sans complication : comme la déhiscence de la gousse de l'"owale" à sa maturité.

Tels furent les étapes de la vie missionnaire et les traits dominants du jeune fils d'Auvergne, de fort modeste famille, à peine remarqué au séminaire, noté au noviciat comme peu soigneux de sa personne, et dans ses débuts au Gabon comme négligent et sans personnalité marquante.
Il fallut qu'à bord d'un petit vapeur remontant le cours de l'Ogooué, quelques mois après l'arrivée à Ndjolé du jeune père Martrou, un pasteur protestant s'étonnât de l'exceptionnelle connaissance de la langue Fang que possédait le "nouveau venu", pour que l'attention fut attirée sur celui-ci à Libreville. Peu d'années après, il était porté à l'épiscopat par la quasi-unanimité de ses confrères missionnaires consultés par la Congrégation au sujet de sa désignation comme coadjuteur du Vicaire Apostolique.

"Ses funérailles furent un triomphe à Libreville" déclarait, ces jours derniers le Père Briault, son plus ancien et fidèle compagnon du Gabon et de l'Université de Fribourg, qui honore sa mémoire d'un aussi affectueux respect que celle de Mgr Augouard "l'apôtre du Congo".

Sa croix pectorale et quelques pauvres objets lui ayant appartenu sont pieusement conservés par ses derniers parents. Combien de ses anciens maîtres, de ses amis, de fils d'Auvergne comme lui, peuvent lui vouer, avec fierté, une fervente admiration

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