LE F. BÉRARD MEHR
Décédé à Saint-Martin (Gabon), le 15 mai 1910,
à l'âge de 27 ans.
(Not. Biog. V 195-201)


Auguste Mehr naquit à Jungholz le 4 mai 1883. Encore jeune il perdit ses parents, une tante, très pieuse chrétienne, lui tint lieu de mère. Vers l'époque de sa première communion il tomba assez gravement malade et fut envoyé à l'hôpital de Soultz. Grâce aux bons soins des dévouées Religieuses, il ne tarda pas à entrer en convalescence. Souvent dans la suite, il aimait à parler des Soeurs de Soultz et surtout de leur vénérable Supérieure, la R. Mère Delphine, à laquelle il écrivait de temps à autre.. C'est pendant son séjour l'hôpital que lui vint l'idée de se consacrer à Dieu. A son retour dans sa famille, il en parla au digne curé de sa paroisse. La Providence ne tarda pas à faciliter les choses au jeune Mehr. Le P. Ott, de passage à Jungholz, fut mis au courrant pas l’abbé Schloesser, frère du P Scholoesser. Quelque temps après, Auguste arrivait à Épinal avec le P. Ott et y était employé à titre d'essai. Son séjour dans cette communauté ne fut pas bien long. Il étudia sa vocation avec soin et travailla de tout son coeur afin de mériter 1a faveur d'entrer sans trop tarder au postulat de Chevilly.

Le 2 mai 1890, le futur missionnaire faisait son entrée à Chevilly. Grand et fort pour son âge, Auguste se mit immédiate­ au travail avec une ardeur peu commune. Il était un peu sensible par caractère, mais de rapports faciles ; il était d'une nature douce, quoique vive par moments.' Somme toute, ses notes furent bonnes, et, moins d'un an après son arrivée à Chevilly, il eut le bonheur de revêtir le saint habit le 19 mars 1900. Pendant tout son noviciat, le F. Bérard s'efforça d'acquérir les vertus et les qualités nécessaires pour se rendre utile en pays de Mission. A l'information pour sa profession avec des notes généralement bonnes, on faisait ressortir sa sensibilité qui lui rendait pénibles certaines observations. 'S'il n'était point parfait, il travaillait généreusement à le devenir. Si parfois il lui arrivait un moment de mauvaise humeur, il réprimait bientôt et cherchait à faire oublier la peine qu'il avait pu causer.

Voici en quels termes il demandait à émettre les premiers voeux dans la Congrégation : « En bénissant la divine Providence de m'avoir conduit dans la vie religieuse, je viens vous demander très humblement la faveur de vouloir bien me permettre de faire mes premiers voeux de religion. Ce n'est pas à la légère que je me suis décidé à me consacrer au service du bon Dieu dans la Congrégation. D'un caractère vif et susceptible, je m'attends à bien des difficultés. Mais le bon Dieu connaît ma volonté de bien faire. Comptant sur sa sainte grâce et la protection de notre Mère du Ciel, j'ose espérer devenir un bon Frère de notre Institut et un digne fils de notre Vénérable Père. Je suis résolu a me soumettre entièrement à toutes vos décisions à mon égard. Cependant veuillez me permettre de vous exprimer mon attrait pour les Missions d'Afrique, attrait que j'ai éprouvé dès que j'ai eu le bonheur de connaître la Congrégation et le bien qu'elle fait auprès des âmes les plus délaissées. Si votre Grandeur voulait me faire participer aux souffrances et aux mérites des missionnaires, je lui en serais bien reconnaissant. Elle pourra compter sur mon dévouement et mon esprit religieux." .

Ce fut avec une très grande joie qu'il prononça ses voeux le 8 septembre 1901, en la fête de la Nativité de la Très Sainte Vierge. Sa confiance envers notre Mère du Ciel était très grande et souvent il aimait à parler de la Vierge douloureuse de Thie­renbach, lieu de pèlerinage de son pays natal.

Peu de semaines après sa profession, le F. Bérard, au comble de ses désirs, s'embarquait pour le Gabon. Dès son arrivée à Sainte-Marie, Mgr Adam le destine à Saint-Martin-des-Apindjis, fondé en mai 1900 et encore à ses débuts. Âgé seulement de dix huit ans, le nouveau confrère nous arrive le 5 décembre, afin que le F. Hermès puisse partir pour France. Il prend les fonctions de celui que les Noirs appelaient à juste titre « Bombo », c'est-à-dire le travailleur. Le vaillant F. Hermès avait beaucoup d'autorité sur nos ouvriers. Sa haute taille et sa force herculéenne leur inspiraient une certaine crainte révérencielle. Le F. Bérard, adolescent, imberbe, peut-être un peu trop confiant, eut quelques petites difficultés, mais il faut avouer qu'il sut les surmonter à son avantage. Un jour le Frère dit au P. Guyader: « Nos bons Noirs me prennent pour un « gosse », mais attendez, ils verront plus tard quand j'aurai un peu plus de barbe et d'expérience. » La barbe et l'expérience vinrent, et le F. Bérard ne tarda pas à devenir un excellent menuisier et un habile jardinier. Les quelques mois qu'il passa avec le F. Marie-Eugène, venu à Saint Martin pour la construction de la maison définitive, lui profitèrent d'une façon merveilleuse. Les travaux qu'il exécuta dans la suite : la voûte de notre chapelle, les deux autels latéraux, le confessionnal, le clocher tout aujourd'hui l'admiration des Européens de passage. Nos paroissiens eux-mêmes ont été obligés de revenir sur leur première impression, et plus d'une fois on les a entendus dire : « Le F. Bérard, vrai, c'est un homme ! »

Son activité a toujours été légendaire parmi les Européens. Que de services il leur a rendus ! Doué d'une très vive intelligence, notre cher confrère entreprenait certains petits travaux qu'il menait à bien; c'était pour lui une bonne occasion d'obtenir pour la Mission de jolies ressources.

Nous venons de voir le F. Bérard homme d'action, disons maintenant un mot sur le religieux. Pendant de longs mois, au début de la Mission, il travailla. dans la forêt pour en tirer les matériaux destinés aux différentes constructions. Là, comme dans la communauté, le Frère était fidèle à ses exercices spirituels. Il partait le matin -et rentrait le soir. Pendant le temps destiné au repos, de 11 h. 1/2 à 1 h, 1/2, il n'oubliait pas son examen particulier, sa lecture spirituelle et son chapelet. Sa confiance était grande dans son Supérieur auquel il soumettait toutes ses difficultés et ses doutes en toute franchise. Aussi pouvait-il lui dire trois jours avant sa -mort : «Mon Père, il est temps de penser au dernier voyage; vous me connaissez bien, je ne vous ai jamais rien caché. »

Vers le mois de mars 1908, sa santé qui avait résisté pendant plus de sept ans au climat d'Afrique et à pas mal d'accès de fièvre était ébranlée. Notre vénéré Vicaire apostolique, mis au courant de la situation, ordonna un retour en France. Le 14 mai, le F. Bérard nous quittait pour aller prendre en Europe un repos bien mérité.

Pendant son séjour en France il écrivait tous les mois à ses confrères. Dans ses lettres, après avoir donné des nouvelles de sa santé, il disait souvent qu'il avait hâte d'être guéri pour retourner dans sa chère Mission. Il n'oubliait pas sa communauté; il en parlait à tous avec un grand amour et il se faisait mendiant pour elle. Si notre chapelle est plus digne, actuellement, de Notre-Seigneur, nous le devons à la contribution de quelques-uns de nos confrères et à notre regretté F. Bérard.

A cause de sa situation militaire, le F. Bérard a été obligé de faire un grand sacrifice, celui de ne pas se rendre dans son pays natal. Ceux qui le connaissaient et qui savaient son amour pour sa chère Alsace, peuvent comprendre l'étendue de ce sacrifice qu'il a offert généreusement à Dieu, nous n'en doutons point. Comme compensation, il a pu voir à la frontière quelques membres de sa famille et passer avec eux deux jours.

Au mois de mars 1909, le F. Bérard s'embarque à Bordeaux pour revenir au Gabon en compagnie des PP. Le Clech et Corre. Pendant ce voyage, notre cher confrère ne cessait de dire sa joie de se retrouver bientôt dans sa communauté. Nous aussi, nous étions heureux de le savoir en route et, nous lui réservions une réception toute fraternelle.

A Notre-Dame des Trois-Épis, le Frère resta quelques jours pour attendre des porteurs. C'est là que, pendant une très forte tornade, il faillit être victime de la foudre en même temps que le P. Boutin et le F. Roch. Notre-Dame des Trois-Épis protégea visiblement nos trois confrères. Vers la fin du mois d'avril, le F. Bérard arrivait à Saint-Martin, plein de santé et prêt à se mettre au travail avec une ardeur nouvelle. La réception lut cordiale de notre part; les indigènes eux-mêmes tirent parler la poudre en l'honneur de celui qui avait tant travaillé pour eux et' avec eux.

Pendant quelques mois, tout marcha à merveille. Le Frère prépara les bois nécessaires pour le clocher et le parquet de la chapelle. Malheureusement il ne tarda pas, à se plaindre de grands maux d'estomac. Un médecin, de passage à la Mission,, lui donna une consultation. Les remèdes ne firent pas grand chose et notre pauvre confrère garda ses souffrances. Dans ces moments pénibles son caractère s'aigrissait et alors les Noirs lui devenaient insupportables. Dieu lui envoyait ces cruelles épreuves avant de lui demander le sacrifice de sa vie. En décembre il fut envoyé à Trois-Épis pour y. faire sa retraite et s'y reposer quelques jours. Dès son retour, il se remit à l'oeuvre avec courage malgré une santé plutôt précaire. Ses derniers travaux furent une magnifique pirogue de 17 mètres de long sur 1 m. 35 de large et une table de communion en beau bois du pays. Disons-le bien haut, il mettait tout son coeur quand il s'agissait d'orner la chapelle et on peut lui appliquer en toute vérité ces paroles du Roi-Prophète : Zelus domûs tuae comedit mie.

Après les fêtes de Pâques, il s'occupa surtout de son jardin qu'il voulait le plus beau du pays. « Vous verrez, nous disait-il souvent, quels jolis légumes nous aurons dans peu de mois. Hélas ! six semaines après, notre confrère était dans son éternité. Le 30 avril, le F. Bérard, se sentant plus fatigué qu'à l'ordinaire dut s'aliter et garder la chambre. A partir de ce moment, le P. Guyader le veilla jour et nuit; tous les remèdes employés ne purent empêcher les progrès rapides de la maladie. Le 12mai, dans l'après-­midi, notre confrère fit sa confession générale avec les sentiments de la foi la plus vive; la veille de la Pentecôte il se confessa de nouveau. Le lendemain matin, aussitôt après sa messe, le P. Guyader se rend auprès du Frère pour l'entretenir un peu avant de lui apporter la sainte communion. Le malade qui avait passé une nuit à peu près calme, a le délire. Le Père lui parle et lui suggère quelques courtes prières. Le Frère reprend connaissance et répète les paroles, mais il ne tarde pas à délirer de nouveau. Inquiet, le P. Guyader fait appeler leP. Coignard. Après quelques instants, le cher malade, plus calme, nous reconnaît. Il reçoit avec une grande- piété le sacrement de l'extrême-­onction et l'indulgence de la bonne mort. Le Père lui fait baiser sa croix de missionnaire et dire les pieuses invocations : « Mon Jésus, miséricorde ! Jésus, Marie, Joseph!... Que votre volonté soit faite et non la mienne! Le pauvre Frère offre sa vie pour la Congrégation, la Mission du Gabon Il et la conversion des Noirs. Nous l'entendons également prier Nôtre-Dame die Thierenbach. A 8 heures, après la messe, il entre en agonie, nous récitons les prières des agonisants; puis Ies enfant~ de la Mission et les chrétiens du dehors, réunis dans sa chambre et sous la véranda, disent le chapelet. Moins d'une heure après, le Frère rendait le dernier soupir, sanctifié par quinze grands jours de souffrances supportées avec une chrétienne résignation. Il était exactement 8 h. 50. Il venait d'avoir vingt-sept ans.

A l'occasion du décès de notre regretté F. Bérard, nous avons reçu de nombreuses condoléances et des témoignages de sympathies. Tous les Européens de la région, officiers, sous-officiers et commerçants ont tenu à assister aux obsèques. Un lieutenant; rentré en France il y a quelques mois', nous écrivait : c J'apprends à l'instant la mort de notre pauvre F. Bérard. Le temps et surtout la prière ont déjà adouci la douleur que cette mort prématurée, si inattendue, brutale comme la foudre, abattit sur votre cher asile de paix de la Haute-Ngounié. Vous avez la suprême consolation de penser, qu'un premier martyr de la Foi veille sur Saint-Martin qu'il a tant aimé au point de faire de sa beauté le but unique de son existence.

« Son âme reste parmi vous, ses prières accompagnent les vôtres et sa voix se prolonge dans les moriendos vibrants de la chère petite cloche qu'il a si gentiment nichée au sommet de votre chapelle.

« Hier encore, devant la tombe de mon père, devant la petite croix que notre bon Frère sculpta lui-même dans les bois les plus précieux de la Ngounié et les. plus rebelles au travail de l'homme, j'unissais dans une même prière les deux souvenirs. Ici, le vieux soldat, mort dans son lit, honteux de sa vieillesse; là-bas, le jeune Frère, glorieux martyr, enlevé à la fleur de l'âge. »

Un autre lieutenant nous écrit : « Quelle n'a pas été mon affliction en apprenant la fin si prématurée de ce bon-F. Bérard. La soudaineté de sa mort n'a sûrement d'égal que le vide qu'il a fait dans la Mission de Saint-Martin. Je vous prie de bien vouloir croire à l'assurance de mes sentiments les plus affectueux à l'occasion de cet te mort. Quel vent de tristesse est donc venu souffler sur cette pauvre Mission si bonne, si laborieuse et si regrettée! »

Un adjudant nous envoyait la lettre suivante : « J'ai appris la bien triste nouvelle fin mal, à ma rentrée d'une assez grande tournée. Inutile de vous dire combien j'ai été surpris et peiné. Ce bon F. Bérard, lui si allant, si actif, aimant, que dis-je, adorant le travail, quitte ce monde si jeune, au moment où, généralement, l'on est en pleine force. Cela paraîtrait peu croyable si l'évidence brutale n'était là. Vous ne pouvez ignorer combien j'estimais ce charmant compagnon de voyage que je connaissais depuis l906.

« Je le revois encore à bord de l'Afrique où en de longues causeries, il me dépeignait son bonheur et sa joie de revenir à Saint-Martin. Que de projets ne faisait-il pas pour l'embellir et le rendre plus prospère ! Il adorait ce petit coin de la Ngounié ou , hélas il repose à jamais. Que mes sympathies les plus attristées viennent s'ajouter à toutes celles que vous avez reçues en cette si douloureuse circonstance! Daignez accepter les souhaits que je forme pour que la chère Mission de Saint-Martin ne soit plus ainsi éprouvée. »

Un administrateur, protestant, nous écrivait : « J'ai reçu votre lettre du 18 mai m'annonçant la mort du F. Bérard. Vous ne sauriez -vous imaginer combien j'ai été affecté par cette nouvelle inattendue. J'aimais beaucoup le F. Bérard; c'était un vaillant, un travailleur et un brave coeur. Vous savez que je suis toujours resté attaché à la Ngounié et à ses hôtes et la figure du Frère était de celles dont l'aimais me souvenir. Vous n'ignorez pas que je n'appartiens pas à votre religion, que je ne suis, d'autre part, pas extrêmement pratiquant, mais je vous serais néanmoins reconnaissant de dire pour moi une prière sur la tombe du F. Bérard. S'il peut l'entendre, je suis persuadé qu'il en sera content.

Il serait trop long de citer d'autres lettres particulièrement touchantes de confrères, de commerçants et de sous-officiers. Tous avaient su apprécier les excellentes qualités de notre cher Confrère.

Et maintenant, regretté F. Bérard, reposez en paix dans cette terre africaine que vous avez arrosée de vos sueurs, près de cette chapelle que vous avez embellie et à; l'ombre de ce joli clocher que vous avez construit. Au ciel vous prierez pour ceux qui vous pleurent, pour ceux qui travaillent au salut des pauvres âmes en attendant la récompense promise au bon et fidèle serviteur. Votre souvenir restera vivant parmi nous et vos travaux nous rappelleront ces paroles du Livre de la Sagesse : Consummatus in brevi explevit tempora multa : placita enim anima erat Deo illius.
P. René GUYADER.

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