LE P. AUGUSTE NUSSBAUMÉR
Décédé à Strasbourg, le 12 novembre 1910
(Notices Biog V p. 82-87)


Encore une victime de la maladie du sommeil! Le nombre des Pères et Frères qui y succombent s'est sensiblement accru ces dernières années. C'est une forme de martyre, que cette mystérieuse maladie contractée sur nos champs de travail de l'Afrique équatoriale, et conduisant sûrement à la tombe, par une série d'anéantissements intellectuels et physiques douloureusement émouvants. Ce martyre aura son efficacité réversible sur nos Missions et nos oeuvres.

Auguste Nussbaumer naquit le 30 septembre 1869, à Hessenheim (diocèse de Strasbourg), de parents foncièrement chrétiens. Bien que parti tout jeune du loyer familial, il en gardait un profond souvenir. Il aimait à évoquer les soirées où, après le travail pénible des champs, la famille, père, mère et enfants, se réunissait, autour de la table, pour le repas du soir. On lisait ensuite quelques pages du « Goffiné », et la soirée se terminait invariablement par lé chapelet et la prière du soir : c'était là un de ces loyers chrétiens d'Alsace, qui ont été la pépinière, de tant de vocations religieuses. Le P. Jean Voegtli, en relation de voisinage et de cousinage avec les Nussbaumer, dirigea le jeune Auguste vers la Congrégation du Saint-Esprit, et le lit admettre, en 1880, au petit Scolasticat de Mesnières.

Le petit Alsacien de onze ans y eut d'a bord des jours nostal­giques où il regretta sa plaine d'Alsace. Dépaysé, ignorant le français, il devint pair surcroît maladif. Plus d'une fois, il pleura, mais son énergie et l'étoile de sa vocation lui firent surmonter tous les obstacles : il resta pieux, fut régulier et fit, somme toute, de bonnes études classiques. Ses directeurs, constatant sa régularité et son attachement à sa vocation, l'admirent à l'oblation en 1885, et aux voeux privés, qu'il renouvela jusqu'à sa profession.

Durant son scolasticat, à Chevilly, interrompu par une année de maladie pendant laquelle il dut prendre du repos à Saint-Ilan, il fut tout uniment pieux et régulier, Il se livra d'une façon assidue à la lecture des « écrits de notre Vénérable Père ». Les lettres spirituelles lui firent surtout une impression profonde. A son insu, Dieu le préparait a réaliser, au déclin de sa vie, ces leçons de sacrifice total et d'immolation complète, que 1e Vénérable Libermann rappelait avec instance à ses fils spirituels.

Le P. Nussbaumer termine sa formation religieuse à Grignon. Il y fait sa profession le 15 août 1893. Après avoir revu l'Alsace et embrassé sa famille, le Père s'embarque à Marseille le 20 octobre, à destination du Gabon. Mgr Le Roy, alors Vicaire apostolique de Libreville, après l’avoir utilisé quelque temps à Donguila, lui donne son obédience pour Saint-­Pierre-Claver des Adoumas. La mission de Lastourville était à plus de 900 kilomètres de Cap Lopez et des côtes, loin de toute autre station, isolée du bas du fleuve par de longues régions de rapides et de tourbillons, qui rendaient le ravitaillement difficile et coûteux. Les envois d'Europe arrivaient rarement, chavirés par les pagayeurs, pillés par les riverains ou confisqués par des agents gouvernementaux peu consciencieux. C'était à Saint-Pierrê-Claver la pauvreté, quelquefois le dénuement. La bonne humeur, l'esprit de sacrifice de la communauté et l'ingéniosité à trouver les ressources sur place faisaient soutenir et prospérer cette oeuvre difficile

Le P. Nussbaumer arriva à Lastourville sans encombres : il avait voyagé avec un Administrateur, avait franchi les rapides sans chavirage personnel, avait dormi à la belle étoile sur les sables de l'Ogowé, et arrivait après trente-trois jours de navigation.

Il fut chargé de l'oeuvre des enfants. Sa tache d'instituteur fut relativement aisée : les petits Adoumas et Ndumous de l'école apprenaient assez vite, lecture et français, mais c'était autre chose pour les discipliner et leur, inculquer des habitudes de travail, de tempérance... Plus d'une fois, au milieu de la nuit, le Père dut se lever pour administrer des vomitifs à ses élèves, qui avaient des indigestions de bananes.

Malheureusement la santé du Père devint vite mauvaise. Son estomac faible souffrit rapidement du régime alimentaire de la communauté : on ne pouvait même pas, malgré tous les désirs, lui donner le paululum vinum propter stomachum de saint Paul la fièvre ne le quittait plus.

Aussi fut-il obligé, aux premiers mois de 1895, de descendre les rapides de l'Ogowé et de reprendre, bien malade., le chemin du bàs-fleuve. A Lambaréné, où il fut provisoirement placé, sa santé se raffermit, et le P. Lejeune lui confia l'évangélisation des villages fâns des environs de la Mission. Ce fut son premier contact avec ce peuple frustre : il s'y attacha.

En 1896, nous le trouvons à Saint-Paul de Donguila. On lui confie la direction de l'oeuvre des enfants : soixante petits pahouins, vrais primitifs, sortis hier de leurs villages. Il se dévoue à cette oeuvre apprend bien la langue fâns et du matin au soir suit ses élèves. En classe, il leur enseigne la lecture, l'écriture et le catéchisme. Au travail manuel c'est un plaisir de voir le Père et son jeune monde charriant des pierres, du bois, ouvrant à travers les fourrés des larges chemins.

A Donguila, le P. Stalter eut le don de dilater l'esprit apostolique du P. Nussbaumer, et celui-ci a gardé, toute sa vie, l'empreinte profonde et le souvenir de celui qu'il considéra comme son maître. De Saint-Paul, il aima tout, les oeuvres et les confrères, l'esprit et les méthodes. Quand Mgr Adam,, en octobre 1899, l'appela à Ndjolé, pour prendre la direction de Saint-Michel, il obéit, mais avec regret.

Saint-Michel était une jeune station dans un centre commercial intense, à côté de la mission évangélique de Talagouga qui, établie la première, avait une école florissante de garçons et de filles, une multitude d'adeptes, des ressources assurées et une influence acquise.

Le personnel de Pères et de Frères qui avaient fondé la Mission de Saint-Michel, et commencé l'évangélisation, avait été appelé à d'autres postes ou, fatigué, était rentré en France. Le P. Nussbaumer comprit qu'il fallait conquérir, d'arrache-­pied, de l'influence chez ces Fâns distraits et prévenus.

L'année 1900, il visita en pirogue tous.les villages fâns du bas Ogowé, jusqu'à Sam-Kita, et la basse Abanga jusqu'aux lacs, abordant même les villages où les protestants avaient des catéchistes, au grand émoi des ministres qui voulurent faire intervenir l'Administration, et interdire aux Pères l'accès de ces villages. La connaissance de la langue et du droit indigène, les soins donnés aux malades lui acquirent une vraie notoriété qui lui servit à installer des postes de catéchistes et à recruter quelques enfants. Il aimait à passer, en causerie, le soir, dans l'abègne ou corps de garde, de longues heures avec les Fans, qui interrogeaient, parlaient, discutaient; et il glissait adroitement des idées morales et des vérités chrétiennes, au milieu de ces bavardages intarissables.

Et pour établir la famille chrétienne et contrebalancer l'influence protestante, surtout agissante sur et par les femmes, il insista, auprès de Mgr Adam, pour avoir une fondation de Soeurs. Sa préparation et la construction de la maison des Soeurs, l'aménagement de leur enclos, occupèrent l'année 1901-1902. Avec quel zèle et quelle ténacité ne chercha-t-il pas à recruter les élèves des Soeurs ! Et se faire confier une fillette par un pahouin, pour être instruite et mariée chrétiennement, est d'une rare difficulté, au début d'une chrétienté.

Peu à peu, les oeuvres intérieures se développaient; il était heureux quand il les voyait progresser ; mais que d'heures de souffrances n'a-t-il pas eues, quand le vide se faisait à la Mission et qu'il fallait recommencer sans se décourager!

Fils de vaillants cultivateurs d'Alsace, le P. Nussbaumer a été un fervent du travail physique, si pénible sous le soleil équatorial. Il était doublé d'un Trappiste, et ses confrères admiraient son courage, quand ils le voyaient, aux heures les plus chaudes de la journée bêchant, défonçant un sol marécageux, le corps, inondé de sueur : belle leçon de travail pour ses chrétiens et catéchumènes, dont l'oisiveté et l'inertie ont besoin d'être combattues!

En 1901, le P. Nussbaumer demanda et obtint de faire ses voeux perpétuels. c Je n'ai jamais éprouvé, écrit-il au T. R. Père, la moindre tentation de jeter un regard en arrière et d'abandonner l'oeuvre pour laquelle je me sens encore plus d'attrait qu'à mon arrivée en Afrique... , Et pourtant les épreuves et les souffrances ne lui manquaient pas!...

En mai 1903, très anémié et souffrant de l'estomac, il rentre en France pour refaire sa santé, y fait un séjour d'un an et revient, médiocrement rétabli, reprendre sa place à Saint-Michel.

Quatre ans encore il travaille, il lutte, il souffre surtout, gardant toujours intact son amour des Fâns et son esprit apostolique; mais la maladie du sommeil - quoique personne ne s'en doute - commence à se manifester: insomnies morbides et somnolence, 1es bizarreries inexplicables dont souffrent les noirs et quelquefois ses confrères; le Père d'ailleurs essayait de racheter tout cela par de bons procédés, et son dévouement à 1a Mission et aux oeuvres resta entier.

En juillet 1908, Mgr Adam le trouvant très, fatigué, quoique le Père n'en convint pas, le déchargeait-de la direction de Saint-Michel et l'emmenait avec lui. Les indigènes chrétiens et païens le virent partir avec regret,. Il accompagna Monseigneur allant en tournée dans la Ngounié; mais à Saint-Martin il tomba ma­lade. On le crut un moment perdu, la fièvre bilieuse dont il fut atteint céda peu à peu aux bons soins des confrères de Saint­-Martin, puis de Trois-Épis, puis de Lambarané. On l'évacuait, autant que son état le permettait, vers un poste médical et vers Libreville. Ce furent des étapes pénibles. A Saint-François, un mieux se déclara, et le Père ne voulut pas, craignant le froid (on était en novembre), gagner l'Europe. Il préféra aller attendre les beaux jours au Fernan-Vaz. Là, il essaya de se rendre utile, mais la souffrance l'emportait et désormais ce sera une voie de souf­france avec des étapes et des répits, un vrai, chemin de croix, commencé à Saint-Martin en août 1908, pour finir à sa mort deux ans plus tard.

En mai, il arrive à Bordeaux et à Paris. On l'envoie à l'hôpital Pasteur où les observations faites amènent la constatation du « trypanosoma gambiense ». Mais le Père refuse de se croire atteint du sommeil ". Il ne veut pas aller s'enfermer dans la cellule vitrée qui deviendrait pour lui une prison : il lui suffit de l'air d'Alsace et du repos pour guérir. C'est ce qu'il dît et écrit. Il va donc respirer l'air du pays natal, revient à Paris, repart pour l'Alsace. En juin 1910, il se fixe auprès de l'aumônier du couvent de - Saint-Marc, et lui prête son concours. Son état s'améliore sensiblement; il est heu­reux d'en informer la Maison-Mère, demandant un emploi provisoire en attendant de reprendre bientôt le chemin des missions. Il reçoit, comme réponse, son obédience pour Gentinnes, mais au retour, à Saverne, fin septembre, il est terrassé par le mal – et s'alite pour ne plus se relever. c Bientôt, écrit le P. Kolher, nous constations, alarmés, ce que nous avions observé chez le P. Kol­fel: agitations fiévreuses, Sommeil prolongé suivi d'un réveil pé­nible, les yeux ne s'ouvrant que péniblement et ne jetant que des regards vagues...

Le P. Aloyse Kuentz lui administra les derniers sacrements. On essaya une dernière tentative pour le sauver. Un spécialiste de Strasbourg, désireux d'essayer un traitement qu'il croyait efficace, fit transporter le malade à l'hôpital civil de Strasbourg : on crut, un moment, à l'efficacité du spécialiste. Ce fut une courte illusion. Le 1er novembre, le malade communia une dernière fois et ne sortit plus d'un état comateux qui prolongea jusqu'au 11 novembre, un samedi soir, jour de sa mort.

Ses funérailles eurent lieu à Hessenheim, à la demande de sa famille. Le R. P. Supérieur de Saverne, qui à plusieurs reprises avait visité le malade à l'hôpital, se fit un pieux devoir d'assister à son enterrement.

A Ndjolé, au service funèbre célébré pour le repos de son âme, Européens et Noirs assistèrent en grand nombre; et bien que le temps efface rapidement les souvenirs dans le coeur des Fàns, il se trouva des chrétiens pour se cotiser et faire dire des messes pour son âme, et cela spontanément : il fallait qu'il eût tracé un sillon bien profond !

Lui aussi n'oubliait pas ses Fâns. Parmi les.quelques papiers laissés par lui: lettres d'ordination et actes de voeux, il n'y avait que des photographies jaunies - Mission de Ndjolé, enfants de ses écoles, fillettes des Soeurs, carte reçue de là-bas... et c'est tout. Celui qui s'attache ainsi à un peuple et à une mission, oubliant « la maison de son père », est vraiment missionnaire.

Ses os ne reposent pas en terre gabonaise, selon son désir, mais il a contracté, au service de l'apostolat, sur les lacs et les marais de l'Ogowé, le terrible « sommeil » qui l'a emporté. Et son sang, goutte à goutte, s'est décomposé sous les atteintes du trypanosome envahissant. Sine effusione sanguinis non fit redemptio. Que ses longues souffrances et sa mort fassent germer des chrétiens fâns.
L. MARTROU.

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