Frère MARIE-CLEMENT Rodier
(1839-1904)

L’inventeur de la Clémentine


Il est le seul Frère spiritain à se trouver dans le dictionnaire Larousse, et, pardonnez du peu, c’est dans les noms communs. « Clémentine : n.f. (du nom du F. Clément, qui obtint le fruit en 1902). Mandarine d’une variété à peau fine, fruit du clémentinier. » (Petit Larousse 1998, p.225). Pour le même fruit hybride du bigaradier et du mandarinier, le Petit Robert, lui, renvoie à un « Père Clément ».

Quand nous nous délectons avec ce petit fruit sans pépins, qui nous vient désormais d’Espagne, d’Israël ou de Californie, nous sommes bien évidemment loin de penser à ce petit frère Marie-Clément qui inventa la savoureuse mandarine dans un coin d’Algérie (française) peu connu, appelé Miserghin.

Il s’appelait Vital Rodier. Il était né le 25 mai 1839 dans un coin reculé du Puy-de-Dôme appelé Malveille, dans ce coin du Livradois où se situe Saint-Germain-L’herm. Un Vital à Malveille, quelle ironie ! Ce n’est point là qu’il pouvait espérer grand avenir. Mais l’avenir qu’il décida de poursuivre ne fut point grand aux yeux de beaucoup. Il voulut d’abord se faire chartreux à Valbonne, mais l’austère régime des moines le rebuta, et il s’en fut rejoindre un de ses oncles qui était Frère de l’Annonciation à Miserghin, en Algérie.

Cet institut de frères où il pénétrait, était originaire de Montpellier, et avait été fondé par un abbé Montels qui se préoccupait, comme beaucoup d’autres alors, des trop nombreux orphelins. A la mort du fondateur, le jeune institut fut confié à un ancien vicaire de Saint-Chinian, professeur d’histoire ecclésiastique au grand séminaire. Il s’appelait Louis-Théodore Abram, avait 38 ans, et eut l’idée en ces années qui suivirent la conquête de l’Algérie de transporter ses orphelins sur une terre ouverte à toutes sortes d’initiatives. A force de démarches tenaces, il obtint une concession de 30 hectares à Miserghin, village e colonisation à 21 kms au sud-ouest d’Oran. Il s’y installa en 1849 avec ses orphelins et ses petits frères de l’Annonciation.

Deux ans plus tard, on lui accordait en plus les 12 hectares d’une pépinière étatique. La ténacité du Père Abram, jointe à l’immense bonne volonté de ses petits frères, transforma le domaine en une grande exploitation agricole, doublée d’ateliers où se formaient les orphelins venus de France et d’Algérie. Relancée et développée, la pépinière de Miserghin devint célèbre grâce à l’imagination et au travail de plusieurs religieux aimant l’arboriculture et les activités en dérivant.

On planta beaucoup ? Des vignes et des agrumes surtout. La pépinière eut vite de nombreux clients : on y pouvait acquérir toutes sortes d’arbres. C’est à cette pépinière que travaillait, notamment, le Frère Marie-Clément Rodier. « On peut dire que rien n’a été planté sans lui dans les 20 hectares de la pépinière et les 35 hectares du vignoble. C’est lui qui a introduit dans le pays plusieurs centaines d’espèces d’arbres forestiers, fruitiers ou d’ornement, sans compter une merveilleuse collection de rosiers qui comprenaient près de 600 variétés des plus rares… Il obtint même et développa plusieurs variétés de plantes et de fruits, entre autres une espèce de mandarine, qui fait l’admiration des connaisseurs, et que les orphelins de l’établissement baptisèrent du nom de Clémentine.»

L’origine ou l’hérédité de ce fruit désormais populaire, est assez mystérieuse. Les sociétés savantes et la tradition spiritaine hésitent en se contredisant ou en se complétant. Les botanistes l’ont découvert sur le tard alors que le Frère Marie-Clément en faisait déjà exploitation. Son invention reste floue. Elle remonterait à une époque située entre 1892 et 1900. La pierre tombale du Frère la situait en 1894, mais des auteurs, tous sérieux, sont loin d’être d’accord sur cette date.

La modalité est non moins mystérieuse. La tradition, spiritaine ou non, en fournit deux, généralement retenues. « Il y avait sur le terrain, au bord de l’oued Miserghin, un arbre non cultivé qui avait poussé là parmi les épines ; ce n’était pas un mandarinier, ni un oranger ; ses fruits plus rouges que les mandarines étaient d’une saveur délicieuse et de plus n’avaient pas de pépins ; c’est ce que devait apprendre au Frère Clément un jeune arabe qui en avait dégusté ; intéressé par ces fruits, notre arboriculteur prit sur lui la décision de faire des greffes avec des greffons de l’arbre miraculeux. L’opération réussit ; on multiplia alors les greffes et au nouvel arbre on donna le nom de clémentinier. »

« Une autre version nous est donnée par le fils d’un employé qui vivait à la pépinière au temps du Frère Clément. Celui-ci aurait suivi le travail d’une abeille en train de butiner ; l’abeille passe d’un bigaradier sur un mandarinier ; que peut-il sortir d’un tel mélange de pollen ? Le Frère attache un ruban rouge à la fleur du mandarinier et surveille la production ; il prélève le fruit à maturité, fait un semis et obtient la clémentine… »

Peu importe en somme, si notre curiosité scientifique ne peut être satisfaite ; la curiosité historique est unanime pour attribuer l’invention de la clémentine à Vital Rodier, devenu Frère Marie-Clément quand il entra chez les Frères de l’Annonciation.

Pourquoi alors le placer sur notre site spiritain ? Serait-ce de la récupération indue ? Pas totalement. Car après la mort du Père Abram en 1892, son institut connut de grandes difficultés d’ordre économique. Le diocèse d’Oran s’en émut et sur le conseil du Saint-Siège sollicita la Congrégation du Saint-Esprit pour examiner et soutenir l’institut chancelant. Mgr Le Roy, alors supérieur général des spiritains, proposa la réunion des petits frères avec les siens. Après des tractations à rebondissements, le projet fut entériné. Par un décret de 1901, Rome supprima l’Institut du Père Abram et autorisa ses membres à entrer dans la Congrégation du Saint-Esprit. Presque tous s’y décidèrent. Ils refirent un noviciat, sur place, à Miserghin, et devinrent spiritains en février 1902.

L’inventeur de la clémentine devint donc spiritain. Il mourut en 1904.

Lors du départ des religieux, après l’indépendance algérienne et la nationalisation de l’orphelinat, les tombes de tous les spiritains décédés à Miserghin ont été nivelées et recouvertes d’un gazon sous lequel ont disparu leurs noms et avec eux, la brève évocation de leur présence et de leur dévouement. La sœur trinitaire qui m’a communiqué en 1993 cette information a précisé que les restes du Père Abram et ceux du Frère Marie-Clément avaient alors été placés dans l’ossuaire de leur couvent.

C’était là l’histoire douce-amère de la clémentine et de son inventeur le Frère Marie-Clément, qui ne devint spiritain que sur le tard, après sa très féconde invention.
René Charrier
(d’après Les Frères Courage, Mémoire Spiritaine, Etudes et Documents 1, Paris 1994 p.62-69)

le F. Marie-Clément (Vital Rodier)

Né à Malveille, commune de St-Germain-l’Herm, le 25 mai 1839, le F. Marie-Clément (Vital Rodier) appartenait à l'une de ces vieilles familles de la catholique Auvergne, d'une foi aussi ferme que la roche volcanique du pays. A l'âge de 13 ans, il se rendit auprès d'un oncle, prieur de la Chartreuse de Valbonne, et y fit deux années d'études. Il s'essayait en même temps à la vie des Chartreux ; mais sa santé ne pouvant se faire à leur austère régime, il profita du passage d'un autre de ses oncles, religieux de N.-D. de l'Annonciation, pour le suivre à Misserghin.

Admis à la profession dans cet Institut le 31 mai 1859, il y émit les vœux perpétuels le 13 novembre 1866. La famille Rodier fut admirablement représentée à Misserghin. On y vit à la fois jusqu'à dix de ses membres : sept religieux, deux religieuses, et un vénérable patriarche, qui, après avoir donné à I'œuvre du Père Abram ses quatre fils et ses deux filles, obtint de mourir au milieu de ses enfants et de reposer au cimetière de la communauté.

Le F. Marie-Clément contribua considérablement à la prospérité de la splendide propriété de Misserghin ; on peut même dire que rien n'a été planté sans lui dans les 20 hectares de la pépinière et les 35 hectares du vignoble. Il faut avoir vu la province d'Oran dénudée et aride, pour comprendre les immenses services que rendit et rend encore à la colonie la pépinière créée par l'humble religieux. C'est lui qui a introduit dans le pays l'oranger, le mandarinier et plusieurs centaines d'espèces d'arbres forestiers, fruitiers ou d'ornement, sans compter une merveilleuse collection de rosiers, qui comprenait près de 600 variétés des plus rares ; c'est grâce à ses essais et à ceux de ses cousins que la culture de la vigne, jusqu'alors réputée impossible en Algérie, y a pris un développement si considérable. Il obtint même et développa plusieurs variétés nouvelles de plantes et de fruits, entre autres une espèce de mandarine qui fait l'admiration des connaisseurs, et que les orphelins de l'établissement baptisèrent du nom de Clémentine. Cette appellation fut approuvée et divulguée, par la Société d'Agriculture d'Alger, qui, sur un rapport des plus élogieux lu par le D Trabut, décerna à la Clémentine une médaille d'or grand module.

Sans avoir une instruction bien développée, le Frère Marie-Clément était arrivé par le travail et l'expérience a devenir comme un dictionnaire vivant de toutes les plantes utiles de l'Algérie ; sa conversation, quoique très simple, surprenait et charmait les plus savants visiteurs. Il avait acquis ces multiples connaissances par une étude suivie, méthodique, et par d'innombrables essais, dont il consignait les résultats dans ses cahiers. Ainsi, depuis près de 40 ans, il avait l'habitude d'enregistrer jour par jour la température moyenne, et la quantité d'eau tombée à Misserghin. Ce qui faisait en même temps aimer et respecter cet excellent Frère, ce qui lui donnait une autorité extraordinaire sur les 30 ou 40 ouvriers constamment soumis à ses ordres, c'était sa bonté, sa régularité, sa piété. Quoique d'une santé très délicate, et malgré des occupations qui, à certains moments de l'année, auraient abattu le plus solide, il ne manquait aucun des exercices de la vie religieuse ; et, quand ses occupations l'avaient empêché de s'y rendre avec la communauté, il y suppléait en son particulier, dès que cela lui était possible.

D'accord avec le pieux fondateur de l'œuvre, qui avait pour lui une grande affection, le F. Marie-Clément avait fait de sa pépinière un vrai lieu de pèlerinage. Un grand et beau calvaire se dresse au fond de la principale avenue ; et aux extrémités d'une allée transversale s'élèvent, d'un côté, une gracieuse grotte de Notre-Dame de Lourdes, et de l'autre une statue de St-Joseph, placée sur un rocher artificiel et encadrée de lierre. Les illuminations à la grotte de N.-D. de Lourdes et surtout les processions de la Fête-Dieu étaient pour le bon Frère des occasions de montrer son ingéniosité et son esprit de foi. Tous les habitants du pays, et des étrangers venus de fort loin, admiraient les immenses reposoirs qu'il élevait en l'honneur du Très Saint-Sacrement.

Dès qu'il fut question de la réunion des Frères de N.-D. de l'Annonciation à notre Institut, le F. Marie-Clément embrassa ce projet avec ardeur, et il fit tout ce qu'il put auprès de ses confrères pour, en amener au plus tôt la réalisation, en vue surtout de leur bien spirituel, qu'il mettait au-dessus de tous les intérêts matériels. Aussi fut-il au comble du bonheur, quand il lui fut donné de renouveler parmi nous ses vœux perpétuels, le 15 juin 1902.

Une lettre que nous recevons de l'Algérie complète ainsi les renseignements précédents du P. Brunet.

Ce qui nous a surtout frappés chez le bon F. Marie-Clément, c'est son profond et sincère attachement à sa nouvelle famille religieuse, puis sa patience durant sa longue maladie. Quand il entra dans notre congrégation, il se donna vraiment corps et âme, sans restriction ni arrière-pensée. Que de fois il s'est plu à rappeler les relations amicales du P. Abram avec le P. Brichet, comment leur Règle fut approuvée grâce à ce dernier, et comment, en ces derniers temps, ce fut encore des Pères du St-Esprit que la Divine Providence se servit pour les sauver d'une ruine irrémédiable ! Nos Pères étant tous nouveaux dans le pays, il se faisait un plaisir de leur expliquer ce qu'il croyait pouvoir les intéresser davantage. Les primeurs et les fruits les plus rares de la pépinière leur étaient toujours réservés, autant il dépendait de lui. Les missionnaires faisaient-ils une commande de graines ou de boutures, il était heureux de leur être agréable. Ce bon Frère n'avait qu'un regret, celui de voir fermer sa chère communauté de Misserghin.

Que dire maintenant de ses pieuses dispositions ? Jamais on n'a vu malade plus patient, et plus facile à soigner. Jamais la moindre plainte, jamais une réclamation : il ne voulait pas qu'on se dérangeât pour lui. On avait installé à sa portée un cordon de sonnette pour appeler l'infirmier. Jamais il ne s'en est servi, ni de jour, ni de nuit, même quand à bout de forces il ne pouvait plus se rendre le plus petit service. Il a gardé toute sa connaissance jusqu'au bout, et s'est éteint doucement, après une courte agonie, comme une lampe qui n'a plus d'huile. Le P. James, hospitalisé aussi à Misserghin, était venu lui donner une dernière absolution, avec l'indulgence de la bonne mort. Le malade fit encore sur lui le signe de la croix pendant que le prêtre prononçait les paroles de la bénédiction finale, se croisa les mains sur la poitrine et expira quelques instants après. C'était la veille de la Présentation de Marie au Temple, le 20 novembre, à5 heures du soir. Espérons que la Sainte Vierge lui aura obtenu la grâce de célébrer cette fête au Ciel. Le cher Frère a été bien regretté de tous ceux qui l'ont connu. Tous les ouvriers de la pépinière et plusieurs personnes du village se sont fait un pieux devoir de l'accompagner à sa dernière demeure. Il repose au cimetière particulier de l'établissement, à côté du P. Morawietz.

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