Le Fr. ADELARD Rothbletz, décédé a Neufgrange, le 29 avril 1951,
à l'âge de 77 ans et, après 59 années de profession,

Le 19 mars 1888, à 5 heures du soir, un jeune homme de quinze ans, blond, trapu, l’œil droit un peu torve et défigurant un peu un beau visage, sonna à la porterie de notre maison de Cellule. Un voyage de deux jours n'avait pu entamer son excellente forme.

En gare de Gannat, pourtant, il avait éprouvé quelques difficultés à se faire renseigner; il venait d'Alsace et ne possédait que de vagues rudi­ments de français. Un ecclésiastique auquel il s'était adressé, coiffure à la main, avec le beau salut chrétien de son pays, l'avait planté là; une religieuse ensuite ne fit pas mieux. Une boulangère, heureusement, le tira d'embarras, lui servit un bon café chaud avec un casse-croûte et le mit dans le train de Pontmort: la parabole du Bon Samaritain venait de se rééditer.

Le nouveau postulant raconta les incidents du voyage à son bon ange qui, entre temps, tâcha de régaler son protégé avec les copieux reliefs du repas de midi. Au soir de sa fête, Saint Joseph avait conduit à bon port l'orphelin jean-Michel Rothbletz: cette faveur ne fut jamais oubliée.

Tout est bien qui finit bien, et, pour notre adolescent, cette nuit-là tournait une page d'enfance plutôt douloureuse. Ce n'était plus un enfant tout naïf qui venait de nous arriver du fond de sa province; à quinze ans, Michel avait déjà beaucoup souffert et observé bien des choses.

Il était l'aîné de sept enfants. A une époque et dans un accident dont nous ignorons tout, il avait perdu l'usage de l’œil droit. Une épreuve plus cruelle encore lui avait été réservée: la mort de sa mère fut un malheur pour lui et une catastrophe pour sa famille. Le coup fut même si terrible pour le père qu'il se mit à boire et abandonna bientôt Elsen­heim pour aller travailler à Colmar. C'était le signal de la désagrégation de la famille. La grand'mère et une tante prirent les enfants à leur charge; mais les faibles ressources ne leur permirent pas longtemps de les garder tous ensemble.

Michel fut placé comme serveur dans un restaurant de Strasbourg; ambiance peu édifiante, travail astreignant et contraire à ses goûts, im­possibilité de pratiquer ses devoirs de religion, privation surtout de la messe dominicale.

Ce milieu hostile mûrit pourtant une vocation déjà plus qu'en germe. Dans son village, avant sa première communion, des propagandistes avaient essayé d'entraîner à Lyon ce garçon sérieux et bien doué. Deux de ses camarades s'étaient laissés persuader; Michel, lui, ne se sentait nulle inclination vers le sacerdoce; il était allé prier devant la statue de Saint Antoine et avait refusé de partir.

C'est ainsi qu'après sa première communion et sa scolarité, il était venu à Strasbourg.. Or, vers le 20 janvier 1888, le curé de Saint-Pierre­le-Vieux reçut la visite du jeune serveur qui expliqua si bien, son cas et fit si bonne impression que M. Hilt prit des renseignements auprès du curé d'Elsenheim, les envoya à Chevilly, ajoutant qu'il s'engageait à «soigner » lui-même le trousseau et fournirait l'argent pour le voyage; que c’était malheureusement tout ce qu'il pouvait faire.

De son côté, le curé d'Elsenheim n'avait pas le cœur moins haut placé que son éminent confrère de Strasbourg. Voici du reste un extrait de la lettre de recommandation que son paroissien put présenter de sa part à « Monsieur le Supérieur ».

« ... Je suis heureux pour ce pauvre enfant d'avoir trouvé en votre Congrégation un asile; il manifeste de bonnes dispositions. L'an dernier, il a fait sa première communion d'une manière édifiante et je crois que c’est à cela qu'il doit les secours vraiment providentiels qui lui ouvrent la porte de votre Congrégation.

« Peut-être trouverez-vous dans l'enfant des aptitudes, nécessaires aux études. J'en serais heureux pour lui; il serait par là en état de faire plus de bien et ma paroisse en aurait plus de profit. »

Vraiment, il y avait de la flamme au cœur de ces curés! De part et d'autre, on se résignait mal à voir ce Rothbletz, malgré ses beaux talents. choisir la profession de frère coadjuteur...

Revenons à Cellule.
La matinée du 20 mars fut occupée par la visite de la maison. Après le dîner, à la reprise du travail, on passa. à Michel un tablier, insigne des porteurs d'eau au service des plâtriers. A l'aide d'une espèce de joug posé sur les épaules, il s'agissait de monter une échelle avec deux seaux. On n'a jamais entendu le Frère Adélard vanter spécialement la suavité de ce joug.

En vue de la prise d'habit, le directeur se mit à compulser, pour Michel les Bollandistes; il n'alla pas plus loin que le premier volume, en exhuma un Saint Adélard, vague abbé de Corbie, et en fit le patron céleste du jeune novice.

Trois années passèrent, et ce fut le premier engagement du Frère Adélard par sa profession qui eut lieu le 25 octobre 1891.

Sujet allemand aux termes du traité de Francfort, le Fr. Adélard ne tenait aucunement à se donner l'air d'un déserteur. Refuser de com­paraître devant une commission militaire allemande signifiait l'abandon de sa nationalité, sans pour autant obtenir la nationalité française; c'était le renoncement à revoir l'Alsace; et de plus, en cas de guerre, cela en­traînerait tracasseries et ennuis cuisants que plus tard nombre de ses confrères alsaciens apatrides eurent à regretter amèrement.

Le directeur prétendait que le problème ne valait pas la peine d'être résolu; Adélard, plus clairvoyant, porta le cas devant le Provincial et eut gain de cause. Il trouva, à Colmar, un major bienveillant qui le félicita de se destiner aux colonies anglaises et le déclara inapte au ser­,vice militaire.

Le noyau de cette personnalité était d'un grain solide, de franche coulée. La valeur et le charme de cet homme venaient de ce que, sans le savoir, il s'acceptait tel qu'il était, sans fausse honte de ses origines, repoussant tout empiètement sur la zone strictement personnelle. Ainsi, il n'eut pas accepté, qu'on massacrât son beau nom en le traduisant par « Rouge-Eclair », comme c'était la manie d'alors. Ce fond nullement problématique donnait au jeune homme son regard clair et ferme, sa mine épanouie, ses manières aimables et non en dernier lieu sa voix de baryton, une voix sonore faite pour chanter et pour exprimer son bon sens et l'exubérance de sa richesse intérieure. Avec lui, on était en face d'un homme et cet homme était entièrement sympathique, n'avait et ne pouvait avoir d'ennemi.

Adélard revint donc à Cellule, fier de son petit succès et, le 25 octobre 1.894, se consacra à l'apostolat, reçut son obédience pour Zanguebar, dit adieu à ses confrères, et retourna à Colmar préparer son premier grand départ.

Le 12 novembre déjà il s'embarquait à Marseille avec trois autres confrères et le novice frère Marie-Paul de Monjour, un fils de f amille, mais d'une gaucherie telle que le long voyage s'en trouva fort agrémenté.

Mgr Allgeyer avait demandé du personnel pour son école d'esclaves, à Bagamoyo. Adélard y passa en qualité de surveillant, sous les ordres du P.Etienne Baur. Lorsqu'ils parlent de cette oeuvre, les bulletins de ce temps ressemblent à des communiques de victoire. L’œuvre, il est vrai, était intéressante, mais le Fr. Adélard n'approuvait pas tout: méthodes barbares, installations primitives, hygiène inconnue, sanctions dracon­niennes purgées au cachot. L'esprit des esclaves, fatalement, était loin d'être excellent, et les évasions étaient nombreuses.

C'est avec beaucoup d'humour que le cher Frère aimait raconter une expédition à main armée dans les montagnes, sous son commandement et au cours de laquelle il obligea le terrible Kingo à lui rendre un groupe de fugitifs. A qui s'étonnait du courage qu'il avait montré à cette occa­sion, il répliquait simplement: « En ce temps là, j'étais jeune; on m'aurait envoyé en Enfer pour en ramener le diable, j'y serais allé. »

Au bout d'un an, ses qualités d'organisateur et son franc parler l'en­voyèrent à Morogoro. Le Supérieur était alors le P. Oberlé, parent du P. Gommenginger, assisté du jeune P. Munsch. Adélard fit merveille dans la plantation de caféiers. De partout, les colons allemands s'adressaient à lui pour l'achat de leurs plants. « Les boîtes de cigares ne m'ont jamais manqué alors », disait le Frère.

Son enthousiasme pour la jeune colonie devint communicatif ; un de ses frères entra chez nous sous le nom de Francois-Xavier, connu sous le nom de « Fix »; trois autres émigrèrent en Deutsch-Ost-Africa, et se firent valoir comme chefs d'atelier. On trouva un Rothbletz à Dar-es-Sa­lam à la tête de la meilleure menuiserie, un autre à Arusha, et un plan­teur à Korogwe. Fix lui-même, sorti de chez nous, fit affaires d'or comme fonctionnaire du Gouvernement, engagé pour la construction des stations de Tanga à Moshi. Le planteur fut tué au début de 1914 au cours d'un combat, et une de ses sœurs se maria à un alsacien, à Dar-ès-Salam.

Lorsqu'en 1897 le P. Schmidt alla fonder l’œuvre des esclaves affranchis à l'île de Pemba, Adélard lui fut donné comme coadjuteur. Le climat ­mauvais, les moustiques implacables épuisèrent les réserves du cher Frère: une bilieuse fut le signal d'alarme

En 1901, la rentrée était urgente. Le retour se fit en compagnie du Fr. Damase sous les ordres du P. Joseph Karst, ancienne connaissance de Bagamoyo, où le Père était légendaire sous le nom de « Lete Punda », « Amène l'âne! », car le Père ne se déplaçait guère autrement que sur sa bête.

Adélard, pas plus que son Supérieur, ne se doutait alors que leurs deux tombes ne seraient séparées que de dix pas à peine dans l'enclos du cimetière de Neufgrange.

A Chevilly, l'état de santé de notre cher Frère fut déclaré sérieux; la tuberculose menaçait. Après une courte visite en Alsace, le Frère partit pour Misserghin qu'on venait d'acquérir et qu'on jugeait favorable à ce genre de malades. Au bout d'un an, il constata que les forces lui reve­naient. En janvier 1903, il reprit le bateau mais cette fois à destination du Bas-Niger, sans savoir qu’il allait être mêlé à l’histoire de trois fondations fameuses.

Le Fr. Adélard était accompagné du Fr. Eucher. Tous deux ve­naient d'être accordés par la Maison-Mère au R. P. Lejeune, préfet aposto­lique, pour la station du Sacré-Coeur, à Old-Calabar dont l'établissement avait été négocié entre le P. Mac-Dermott, récemment arrivé d'Amérique, et Sir Ralph Moore, gouverneur de la Southern Nigeria. Cette érection était appelée à un développement rapide. A leur arrivée, cependant, les deux frères trouvèrent comme Supérieur le P. Léna et non le fondateur. Le P. Mac-Dermott était officiellement retourné en Europe à la recherche de fonds pour son oeuvre Ce brillant missionnaire se serait montré, paraît-il, par trop indépendant

En juillet 1904, Adélard fut appelé à Onitsha. Le P. Shanahan avait besoin d'un homme de confiance pour se rendre dans la Bénoué où le P. Joseph Lichtenberger venait de fonder un poste, à Dékina, au mo­ment où cette région était sur le point de se soulever. En dépit d'une première répression, la situation restait précaire et dangereuse. Les chefs haoussa interdisaient entre temps le moindre contact avec les Européens.

En pirogue, les deux confrères croisèrent le fondateur de la station obligé, pour raison de santé, de retourner en France. A Dékina, ils trou­vèrent le P. Herry installé dans deux cases provisoires dépourvues de tout mobilier. Sans les officiers anglais, «d'une amabilité charmante » la vie des missionnaires eût été insupportable. aucun indigène n'osant les approcher.

Lors d'une tournée, l'ex-gouverneur de l'Uganda, Sir Francis Lugard nommé haut-commissaire, leur avait promis des esclaves affranchis Au bout de trois mois, il en arriva une douzaine, de quatre à treize ans

Rapport du P. Shanahan, envoi du P. Brey ; liquidation de la station ; retour à Onitsha avec les affranchis

A la mission de la Sainte-Trinité, à Onitsha, durant dix-huit mois le Fr. Adélard eut le temps de construire une maison en attendant que le jeune P. Duhazé fut suffisament formé pour fonder lui-même une station.

Sans tarder, celui-ci découvrit à cette fin, lors d'une tournée, un magnifique emplacement dans l'importante agglomération d'Ozukulu. Il demanda au Fr. Adélard d'être l'ouvrier de la première heure. Faisant d'une pierre deux coups, en bon normand, le P. Duhazé promit de con­sacrer la chapelle et la comunauté à Saint Michel Patron du Frère et de son pays. Les travaux allèrent bon train, et, le jour de la bénédiction, les indigènes affluèrent vers la chapelle. Prédicateur de circonstance, le P. Léna leur expliqua en termes émouvants le tableau de l'Archange ter­rassant Lucifer. Quinze jours durant, ce fut une interminable procession vers le lieu.

Michel Rothbletz, en religion Fr. Adélard, était bien payé de sa peine.

Il pouvait prendre son congé en France. Le 21 décembre 1909, il débarquait à Liverpool; le 28, il renouvelait ses vœux pour cinq ans, à Chevilly, faveur qu'il avait demandée avec une extraordinaire humilité. Juillet 1910 le voit à Fribourg où l'accapare le soin des malades, nom­breux alors en cette communauté.

L'emploi d'infirmier ne dura pas: au mois d'août, un télégramme de Mgr Le Roy le rappelle à Paris. La raison: un petit service à rendre à la ferme, à Castle-Head, en Angleterre, rien qu'un coup de main. « Mais, Monseigneur, ferme et plantation ne sont pas la même chose! - Oh! ce n'est que pour quelques semaines, trois mois au plus. -- Pourtant, je n'y entends rien. - Vous aurez grâces d'état, mon cher Adélard! »

Rien n'y fit; on connaissait le procédé devenu classique, et les trois mois duraient encore au mois d'août 1914.

Après la déclaration de guerre, on laissa aux étrangers de Castle ­Head 48 heures pour choisir le lieu de leur internement. Le P. Rimmer, supérieur, sollicita pour eux les maisons d'Irlande: il n'y avait pas de place.

Le P. Husser se plaça à Leicester-Park; les FF. Eucher et Vivien optèrent pour un couvent des Religieuses de Saint-Joseph de Cluny. Adélard entraîna dans son sillage le Fr. Athénodore, un allemand. «Lais­sons aux deux, lui dit-il, le paradis chez les Soeurs; dans un an d'ici, ils verront bien ce qu'il vaut; nous, allons chez les Trappistes; c'est plus sûr et plus durable.»

C'est ainsi que deux Frères spiritains débarquèrent un soir d'août an Mount St Bernard Abbey, à Coalville, où l'Abbé leur offrit l'hospita­lité parmi ses treize moines, tous anglais.

Les ennuis avec la police ne tardèrent pas. Contrôle tous les quinze jours, et à chaque coup une nouvelle accusation: tentative d'évasion, signalisation avec les espions, infraction à la limite de circulation. Le clou fut une invraisemblable histoire de zeppelin qui avait lâché des bombes, s'était arrêté au-dessus de l'Abbaye, dont l'équipage était des­cendu à l'aide d'une échelle de cordes, avait bu le champagne avec les deux Frères et chanté le « Deutschland uber alles » ! C'était vraiment trop fort, cette fois, et trop bête. Adélard se moqua gaiement des policiers: l'Abbé intervint lui-même, et après une interruption de deux ans, le courrier redevint normal par la voie de Genève.

Dans la suite pourtant, une nouvelle tracasserie sérieuse. On les fit appeler pour leur signifier qu'ils iraient dans une usine d'armement. Courageusement, Adélard refusa net, invoqua les articles de la Haye. Une deuxième fois, l'Abbé s'entremît et ce fut pour les deux trappistes malgré eux la paix jusqu'à la fin des hostilités. Le rapatriement cepen­dant se fit attendre jusqu'en juin 1919, tellement les esprits restaient sur­chauffés.

A la Maison-Mère, Mgr Le Roy les accueillit avec le sourire. « Allez chez vous, leur dit-il, vous n'êtes plus trappistes. » Mais Adélard préféra attendre à Paris ses deux frères de l'Est-Africain, prisonniers en Egypte.

Entre temps, le P. Salomon l'employa à la cuisine comme marmiton. Le P. Krieger lui apprit un jour que ses deux frères étaient arrivés à Verrières avec le Fr. Vendelin. Mgr Le Roy fit un mot pour le comman­dant du camp et, le lendemain, les trois Rothbletz fêtèrent leur libération.

Le 10 août, le Frère avait fait sa demande des vœux perpétuels. « J'ai maintenant 46 ans, écrivait-il, dont plus de 30 passés dans la Congrégation et il me semble qu'il est temps que je me donne à Dieu pour de bon et pour toujours. » Le R. P. Pascal jugea que la Trappe avait fait du bien au cher Frère, et Adélard Rothbletz fut admis aux voeux perpétuels.

Il dut payer cette faveur d'un gros sacrifice. A son retour d'Alsace, le Supérieur Général lui apprit qu'on l'avait « créé » cuisinier à Chevilly. Toute objection était inutile; comme dix années auparavant, les grâces d'état devaient être efficaces. La tuile était de taille. « J'en ai pleuré toute la nuit», avouait-il.

L'épreuve, heureusement, ne dura pas longtemps; des amis influ­ents et intéressés pensaient à lui. Six mois plus tard, tandis que le Frère faisait un brin de sieste à la cuisine, des coups violents furent frappés à la porte, aux fenêtres. Cet esprit tapageur n'était autre que le P. Fou­asse. « Je vous présente l'économe de Misserghin, et vous, cher Adélard, vous êtes chargé de la pépinière. Cela vous va?. . J'ai roulé le Général, et le Provincial n'en sait rien. Tâchons de filer avant que le P. Benoît ne rentre de Belgique! » Le conseil, trouvé bon, ne fut pas répété.

Revenu à Misserghin, le Fr. Adélard fut officiellement sécularisé, et bientôt le nom de Monsieur Michel fut connu dans toute l'Oranie. Ceux qui, là-bas, l'ont vu à l’œuvre, savent que sa réputation n'était pas surfaite. D'octobre à mars surtout, la vie était très dure. Deux années durant, le nouveau chef de la pépinière s'abstint de toute remarque ou mesure nouvelle, se contenta d'observer malgré l'impatience du bouillant économe.

Bientôt les ouvriers, espagnols et arabes, sentirent leur maître, crai­gnirent son oeil perspicace, apprécièrent son bon sens et son esprit de justice. L'homme veillait à tout, agrumes, huile d'olive, satisfaisait sur place les clients, réglait les expéditions, n'oubliait pas la chapelle dont il était le sacristain; son secret était le calme et l'ordre réfléchi; on eût dit de cet homme un peu massif qu'il était muni de plusieurs paires de bras.

En 1932, il se sentit vieillir et demanda son changement. - C'est ainsi qu'en septembre, il arriva à Neufgrange. En lui, la communauté fit l'ac­quisition d'un élément de bonne humeur. L'état du personnel d'alors le place a la porterie et à la laiterie. Est-ce un oubli qu'aucune mention ne soit faite de la sacristie et de la chapelle, ou bien de la fameuse Pfaff , la ma­chine à repriser les bas que l'on entendait ronfler pendant des heures ?

On sait qu'avant la guerre, la communauté de Saint-Joseph ressem­blait à une ruche, comptant un effectif normal de 170 personnes. Que de visiteurs sonnaient alors à la porterie! Le frère, pendant la journée, les dimanches et les jeudis notamment, ne quittait guère son plateau: r'était un pendule vivant entre la cuisine et les parloirs. Aux moments libres, une pipe dans sa chambre à coucher le délassait, ou bien sa binette, qui faisait la chasse aux mauvaises herbes aux abords de sa juridiction.

Les évènements de septembre 39 vinrent interrompre cette retraite active. A Saverne, Adélard s'installa comme portier: très vite, là encore, il fut connu et aimé. En janvier, il eut à subir une opération au talon; au mois d'août, avec les débris de la communauté, il retourna à son an­cien poste de Neufgrange.

Au moment de l'expulsion par les Nazis, le 26 juin 1941, il fit montre d'une attitude très digne devant les Allemands qui lui proposaient une honorable retraite en Alsace: « Je suis religieux, leur dit-il; j'ai servi ma Congrégation pendant un demi-siècle; à mon âge, je ne brûle pas ce que j'ai adoré. »

Le lendemain, un camion l'emmenait vers Nancy avec les autres confrères. Un séjour de quelques semaines à Chevilly suivit, puis un ordre de son Provincial l'envoya à Gastins, dans la Seine-et-Marne, com­me cuisinier d'un presbytère spiritain encore à installer. C'était aller au devant de privations de toutes sortes: pénurie de nourriture, loge­ment dans un réduit sous l'escalier, soins matériels tombant à sa charge. Le vieillard eut à souffrir surtout du froid. C'est lui qui avait aussi à sonner l'unique cloche de la pauvre église, ce qui lui occasionna une hernie qui l'incommoda beaucoup par la suite. Pour les gens de Gastîns, le digne frère était le « curé qui ne faisait pas la messe ».

Le jour de l'arrivée des Américains, tard dans la soirée, le P. Le Botmel voulut lui faire arroser la « Libération ». Adélard n'en avait cure.

A cette époque, ses 72 ans commençaient à lui peser; l'asthme surtout ne le quittait guère; il accepta néanmoins le poste de cuisinier au second étage de la Maison Provinciale qui venait de s'installer.

En 1946, cela ne marchait plus. Le Fr. Eustache vint le remplacer et, pour la troisième fois, Neufgrange l'accueillit, cette fois avec les témoignages de la plus vive sympathie.

A la fin du premier hiver, une grave pneumonie mit ses jours en danger; sa vitalité et les soins du médecin triomphèrent. Contre toute attente, à Pâques, le frère avait repris ses fonctions à la sacristie et bientôt sa chère Pfaff accompagna de nouveau de son rythme les classes de son couloir.

En août 1950, il alla passer une quinzaine de jours chez sa soeur, à Elsenheim, et chez son frère, à 'Colmar. A son retour, il se traîna pénible­ment de la gare au couvent: le cœur décidément était usé.

Bientôt commença la série interminable des nuits blanches. A partir de onze heures, le repos devenait pénible au lit; il était obligé de se lever et c'était le tête-à-tête avec son Dieu, sur son fauteuil, jusqu'au matin. Un séjour à l'hôpital et la respiration à l'oxygène produisirent une légère amélioration.

L'usure était irrémédiable. Le malade passa par des hauts et des bas, ne voulut pas cependant abandonner la vie commune et, moins encore son travail. Avant les exercices, on le voyait, fidèle comme une horloge, traîner sa semelle dans la galerie vitrée, chapelet à la main, drapé dans sa pèlerine verte usée comme lui. La lecture de livres sérieux, la belote, jetèrent un peu de distraction dans son existence amoindrie. Pour gravir l'escalier, il ne refusait plus le bras du passant qui se mettait sous le sien.

C'était l'époque des oreillons chez les jeunes. En passant près des chambre des consignés, il ne manquait jamais d’ouvrirla porte, de plaisanter avec les malades.

Au début de la dernière semaine, avant le petit déjeuner, une attaque le terrassa devant sa table. Le P. Supérieur lui proposa les derniers sacrements qu'il accepta sans grande conviction de l’imminence de sa fin.­

Pendant la syncope des trois derniers jours, à de rares moments de lu­cidité, alors qu'il ne pouvait plus que balbutier, il resta réaliste, rappe­lant à l'infirmier qu'il ne fallait pas oublier de donner de l'eau à ses fleurs. Le chapelet ne le quitta plus; ses confrères le veillaient et priaient avec lui. Le dimanche 29 avril, doucement, il s'endormit, pendant les vêpres.

Sa mort fut ressentie comme un deuil, qui frappe une famille. Pour laisser le temps à sa propre famille d'arriver, il ne fut enterré que le mercredi 2 mai. Personne ne vint car sa sœur elle-même mourut dans le courant de cette semaine. Des confrères de Saverne et de Wolxheim étaient là pour l'accompagner à sa dernière demeure, à l'ombre des cyprès de notre cimetière.

Ainsi se termina cette vie si bien remplie. Si nous en avons retracé avec amour le détail de certaines étapes, c'est que cela nous a semblé une dette de reconnaissance et une preuve aussi que la prétendue humble vocation du frère coadjuteur permet, elle aussi, l'épanouissement d'une forte personnalité.

Puisse aussi cette notice être un moyen de sauver de l'oubli, ne fût-ce que pour un bref délai, la pieuse mémoire d'un fidèle serviteur, auquel son Maître veuille accorder, un peu plus vite, le repos promis dans la joie.

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