LE P. JOSEPH RUNTZ
décédé à N.-D. de Langonnet le 28 février 1907.
MISSIONNAIRE D'HAÏTI (Notices Biog III p. 55-69)


Études et Noviciat.

Comme bon nombre de nos confrères, le jeune Joseph Runtz avait été attiré vers notre Congrégation par la parole apostolique du P. Horner. Il achevait sa troisième au petit séminaire de Strasbourg, quand il écrivit à la Maison-Mère pour solliciter son admission au Petit Scolasticat de N.-D. de Langonnet, dans le désir de se consacrer aux Missions. Il y arriva le jour de la fête de saint Michel, 29 septembre 1867, avec les meilleures recommandations du curé de sa paroisse. Né à Vendenheim, en Alsace, le 16 juin 1849, il avait alors 18 ans et quelques mois. Il se mit au travail avec courage, et, le 1er novembre 1868, il était admis, par les suffrages des scolastiques et le vote unanime des Pères, à revêtir le saint habit religieux, à l'issue de la retraite de rentrée, prêchée par un missionnaire émérite, le R. P. Lowenbruch.

Le nouveau scolastique était alors des plus heureux dans sa vocation. Mais, quelques années plus tard, il eut à soutenir de terribles luttes pour sa persévérance. Il était allé revoir ses parents après la guerre de 1870-71; et le souvenir de sa famille revenait souvent troubler son âme. Il se préoccupait de leur situation, et il se demandait s'il ne devait pas rentrer dans le clergé paroissial, en Alsace, afin de pouvoir, au besoin, venir en aide à son vieux père, ainsi qu'à un frère et à une soeur plus jeunes, qu'il avait laissés auprès de lui. Il écrivait plus tard à ce sujet au T. R. Père Général : « Durant une année entière, j'ai été sous le coup d'une tentation contre ma vocation; mais, grâce àla protection de la Très Sainte Vierge et de son glorieux époux, mon saint patr ' on, je suis enfin sorti victorieux de la lutte ; et, plus, disposé que jamais à persévérer dans cette belle et sainte vocation, malgré toutes les peines et toutes les difficultés, je viens, mon Très Révérend Père, me remettre entièrement entre vos mains. » (Lettre du 16 juillet 1874.)

M. Runtz terminait alors son Noviciat. Il avait été ordonné prêtre en octobre 1873. Il fut, selon sa demande, admis à la Profession, qu'il fit à Chevilly le 23 août 1873. Envoyé aussitôt en Haïti, il y a exercé pendant 32 ans un fructueux ministère, qui lui aura valu sans doute une belle couronne au ciel.



Voici le récit qu'a donné de ses travaux apostoliques le P. Cabon, dans le Bulletin religieux d'Haïti (avril et mai 1907).

Apostolat en Haïti.

C'est le 21 octobre 1874 que le P. Runtz arriva en Haïti. À cette date, les Pères du St-Esprit y desservaient les deux paroisses de Pétionville et de Ste­-Anne, à Port-au-Prince, et avaient la direction du Petit Séminaire-Collège de St-Martial, acceptée par eux en 1871 d'une façon toute provisoire. Le P. Runtz, dès son arrivée, fut nommé vicaire de Ste-Anne : il y devait travailler sous la direction du P. Moricet, administrateur de la paroisse depuis la mort du P. Maistre en 1873. C'est ainsi qu'il fut initié à cette vie apostolique au centre paroissial et. dans les mornes, qu'avaient pratiquée les PP. Marc Pascal et, Simonet, et que pratiquaient encore le P. François à Pétionville et ses confrères à Ste-Anne.

Les statistiques de cette dernière paroisse fournissent les renseignements suivants, qui permettent de juger du bien qui s'y fit, pendant le temps que le P. Runtz y fut attaché : Missions données : 13 en 1874; 25 en 1875 ; Visites aux chapelles : 53 en 1874 ; 70 en 1875.

La part du P. Runtz dans ces travaux fut considérable : sa jeunesse et son zèle lui fournissaient l'occasion de courses, bien souvent d'ailleurs et, compagnie de ses confrères du Séminaire, trop heureux d'employer leurs vacances à ce ministère. Le Père, cependant, ne devait rester que deux ans à Ste-Anne. Le Supérieur général de la Congrégation du St-Esprit avait décidé de remettre la direction du Petit Séminaire à Mgr Guilloux, pour ne plus conserver en Haïti que la desserte de paroisses et une oeuvre de Mission. Sur de vives instances, venues de haut, on retira cette décision ; mais le., Pères du Saint-Esprit durent opter entre les deux paroisses qu'ils administraient, pour n'en conserver qu'une seule. Ils choisirent Pétionville et quittèrent Ste-Anne. Le P. Moricet et son premier vicaire, le P. Finot, partirent en octobre pour la Guyane. Le second vicaire, le P. Runtz, avait été, depuis le mois d'août, nommé àPétionville, en remplacement du P. Aymonin, que la maladie forçait à rentrer en France. Il emporta de Ste-Anne un souvenir qu'il garda toujours précieusement.

Pétionville est le grand champ d'action du P. Runtz. S'il n'a pas fondé la paroisse, il y a travaillé pendant 30 ans, aidant d'abord le P. François, puis s'y dévouant à son tour, comme curé, depuis 1887.

Nous aimons à unir ici les noms de ces deux missionnaires, car à tous deux il faut donner le même éloge : d'avoir aimé de toute leur âme leur paroisse de Pétionville. Le P. François y a passé près de 18 ans, sur les 52 années de sa vie sacerdotale; et ceux qui l'ont entendu, aux dernières retraites qu'il a prêchées, se souviendront toujours du bon rire - entrecoupé, parfois des larmes les plus sincères - qui égayait son visage, quand il parlait de Pétionville. Le nom de sa chère paroisse revenait comme malgré lui dans presque toutes ses instructions de retraite, ainsi que dans ses conversations. Le P. Runtz fut son successeur; nous l'avons connu à l'oeuvre, et nous allons essayer, de redire ce qu'il fit.

Et, pour commencer par un trait de ressemblance qui le rattache au P. François et à ceux qui fondèrent la Mission d'Haïti, nous ferons remarquer que le zélé missionnaire savait, au milieu de ses peines, conserver cette gaieté parfois un peu bruyante, mais si bonne pour encourager, et qui révèle une âme forte. C'est même peut-être à cet excellent caractère qu'il dut de garder jusqu'au bout des amitiés qui lui furent d'un précieux secours dans ses travaux, et qui le consolèrent jusque dans les derniers jours.

Ces amis, nous ne voulons pas les nommer ici : quelques-uns l'ont précédé dans la tombe, d'autres, et des plus chers, sont ,encore là, - l'oeuvre du P. Runtz est aussi leur oeuvre; - ils l'ont soutenue de leur bourse et de leur concours dévoué. Ils ,ont leur part dans la reconnaissance que l'on conserve à l'ancien curé de Pélionville, pour le bien qu'il a su réaliser.

La paroisse de Pétionville, en 1876 comme aujourd'hui, s'étendait sur une surface « d'un parcours d'environ 12 heures -à cheval du nord au sud, et de 7 à 8 de l'ouest à l'est, à travers des mornes et des vallées d'un difficile accès ». C'est par cette description rapide que le P. François et, après lui, le P. Runtz aimaient à commencer les Bulletins de la Communauté, pour qu'on n'oubliât pas les difficultés qu'ils avaient à vaincre dans l'évangélisation de leurs ouailles.

Le P. François en était curé depuis 1870. Il avait succédé au P. Simonet, lequel, en 1866, avait pris la place du P. Aymonin. Mais le P. François, vieux missionnaire de Bourbon et de Maurice, était atteint de sa terrible goutte, qui parfois le clouait sur son lit pour plusieurs semaines. Bien qu'il eût toujours montré la plus grande activité, et qu'il conservât encore, malgré ses infirmités, toute la vigueur de son esprit et de sa volonté, il lui fallait un coopérateur jeune et robuste. Le P.Runtz lui fut adjoint comme auxiliaire. Il faillit cependant ne l'être que pour un jour. A la rentrée des classes, en février 1877, on le rappela au Petit Séminaire-Collège St-Martial, pour y remplir la fonction de surveillant d'étude. Ce poste paraît ne lui avoir plu que médiocrement, et le 3 septembre suivant il fut de nouveau envoyé à Pétionville.

Le P. François était parti pour la France en avril, et le P. Alphonse Meyer avait été chargé de l'administration de la paroisse. Le P. Meyer ayant préféré à cette fonction sa classe de septième au séminaire, le P. Runtz devint administrateur de Pétionville. Cette administration lui fut dévolue à trois reprises : la première fois, il la garda jusqu'au 11 janvier 1878; la seconde fois, il l'eut du 18 juillet 1881 au 18 mars 1882 ; la troisième fois, du départ du P. Pierre Lacombe, qui depuis quelques mois remplaçait le P. François, jusqu'à l'arrivée du P. Jaouen, de février au début de novembre 1886. A la mort du P. Eugène Lejeune, le P. Jaouen fut nommé supérieur du Séminaire-Collège, et le 23 janvier suivant (1887), le P. Runtz fut installé comme curé par Mgr Hillion.

Pendant ce temps, jusqu'à son départ définitif du pays 13 avril 1906, - le P. Runtz fit trois voyages en France : le premier, du 10 juillet au 13 novembre 1882; le second, du 23 juillet au 7 décembre 1892 ; le troisième, du 13 avril au 8 novembre 1902. Par ailleurs, à l'exception de séjours dans quelques paroisses qu'il administra en l'absence du curé, de voyages fréquents d'abord, plus rares ensuite, qu'il fut amené à faire dans le pays, il fut tout entier à sa paroisse de Pétionville.

Chapelles édifiées.

L'oeuvre la plus en vue du P. Runtz est la construction de son église paroissiale. Mais, tout en travaillant au centre paroissial, il augmenta le nombre des chapelles.

En 1876, Pétionville n'avait de chapelle rurale que celle des ,Cadets, bâtie en 1871 et bénite par Mgr Guilloux lui-même, le Il octobre de la même année. Vingt ans plus tard, cette chapelle était enlevée par le P. Runtz du penchant de la colline où elle avait été placée d'abord, et réédifiée sur le plateau qu'elle domine aujourd'hui, à l'extrémité Est de la paroisse.
(Le long récit de la construction est omis ici)

Le Père convertit le rez-de-chaussée de son presbytère en salle de fêtes, où se donnent pendant la saison de villégiature de petites séances récréatives. Et vraiment elle a bonne mine son église, qu'on la voie de la plaine à mi-côte du morne, ou qu'on l'aperçoive au détour du chemin qui mène de Port-au-Prince à Pétionville. Dominant le bouquet de verdure d'où émergent çà et là les toits des maisons dispersées de la ville elle rappelle, par les formes élancées de sa nef, par son clocher à la croix d'or, ces églises qui marquent à travers les campagnes de France les bourgs et les villages ; elle donne l'illusion, trop rare en Haïti, du pays des églises de granit et des clochers à jour. Et l'illusion devient intense, quand, aux jours de grande fête, à la St­-Pierre par exemple, on monte à la fraîcheur du matin vers Pétionville, et qu'on entend de loin les accords du carillon.

Le P. Runtz, qui avait rêvé pour le chef-lieu de sa paroisse ce charme de poésie, pouvait se vanter d'avoir réussi suivant ses espérances.

Bien spirituel effectué dans la paroisse.

La vie du cher Père fut sans doute beaucoup absorbée par les multiples sollicitudes que lui créait la construction de son église; mais, grâce à ses coopérateurs, le bien spirituel de la paroisse ne fut jamais mis au second plan. Tout ce qui entretient et développe la vie chrétienne d'une paroisse était pratiqué sous sa direction : visites régulières aux chapelles, catéchismes suivis au centre paroissial, fêtes destinées par leur éclat à réveiller les sentiments religieux dans les âmes, etc.

Depuis 1889, il avait le bonheur d'avoir à Pétionville une école des Frères et une école des Soeurs. Il en attendait les meilleurs résultats pour le progrès de sa paroisse; il suivait leur marche avec grand soin, et se montrait heureux de leurs succès. Son bonheur éclatait malgré lui, aux jours de première communion, quand il voyait les enfants des Frères et des Soeurs s'approcher pour la première fois du sacrement de l'Eucharistie, et quand il comparait ces premières communions à celles d'autrefois, où il n'avait guère que des personnes âgées; il semblait alors payé de toutes ses peines.

Que dire aussi de son abord accueillant qui lui conciliait les coeurs de tous ceux qui l'approchaient, et qui lui donna parfois. assez d'autorité pour ramener à Dieu, au dernier moment, des âmes qui paraissaient éloignées pour toujours de leurs devoirs religieux ? Entretenant avec tous de bonnes relations, sans y rien perdre de son prestige de prêtre, bien vu des chefs, de la société, et du peuple, il sut éveiller partout des bonnes volontés, et en tirer parti pour réaliser des projets qu’on peut dire grandioses, si l'on tient compte de la modicité des ressources ordinaires sur lesquelles il pouvait faire fond.

Aimable aussi pour tous ses confrères, il donnait à son hospitalité un caractère de franchise et d'abandon, qui attirait chez lui. Il fit si bien qu'à Pétionville il fut toujours l'autorité la plus aimée et la mieux servie.

État de fatigue. Décès.

Cependant, depuis plusieurs années, la santé du P. Runtz déclinait sensiblement. Que l'on songe à la somme de courage qu'il dut déployer pendant vingt ans, pour faire face aux multiples embarras qui menaçaient d'arrêter son oeuvre, à la constance qu'il montra pour varier ses moyens d'action, pour s'adapter aux circonstances toujours changeantes en ce pays, pour s'attacher à la poursuite de son but par des expédients si divers; et l'on comprendra que ses forces devaient enfin céder, "et que son esprit même fut comme terrassé par le fait d'une préoccupation si forte et si continue. À l'extérieur, il paraissait encore robuste, mais déjà depuis longtemps le surmenage avait miné son énergie.

Son voyage en France, en 1902, parut le rétablir; mais l'amélioration qu'éprouva son état ne se maintint pas devant les soucis que son retour lui imposait de nouveau. En 1905, on lui conseillait un nouveau voyage. Il voulut résister encore ; mais en 1906 force lui fut de céder. A son arrivée à Paris, il parut bien qu'il ne se remettrait jamais; et, après un séjour de quelques mois en Alsace, il fut envoyé à N.-D. de Langonnet (1).

(1) Dans cette pieuse solitude il retrouvait plusieurs de ses anciens confrères d'Haïti, les PP. Le Douarin, Wenger, Jarles, Audren, Sengelin, Dehaesenberghe, Kermabon, et les FF. Nicomède et Amédée. Il fut heureux de les revoir; mais il ne rêvait cependant encore que Pétionville ; et il comptait bien y retourner aux premiers beaux jours. (P. Le Douarin.)

Là, il fut frappé d'une première attaque le 1er janvier 1907. Il sentit lui-même que son état était grave, et demanda les sacrements, qu'il reçut des mains de son ancien vicaire, le P. Wenger. Cependant, au bout de quelques jours, fout danger parut conjuré. D'ordre du médecin, il garda la chambre pendant tout le mois de janvier ; en février, il put sortir, et ce mieux lui donna l'espoir de revenir en Haïti. Il fixait même déjà son voyage au mois de mai suivant. Toutefois sa vue baissait. Il dut solliciter un induit pour dire tous les jours la messe De Beata ou de Requiem. Cette faveur, il l'avait obtenue, et il devait en profiter pour la première fois le 1er mars, au commencement du mois consacré à honorer saint Joseph, son patron. Cette coïncidence lui causa une vive joie.

Le 28 février au matin, il assiste à la messe et fait la sainte communion, comme à son ordinaire, puis, à 7 heures un quart, il descend avec la communauté au réfectoire, pour le déjeuner. Le Benedicite à peine achevé, il s'affaisse sur lui-même. On s'empresse autour de lui, le P. Wenger lui donne une dernière absolution, et quand on le reporte dans sa chambre, il avait déjà rendu son âme à Dieu.

Sa mort fut connue à Port-au-Prince le jeudi 21 mars. Cette douloureuse nouvelle provoqua de nombreux témoignages de reconnaissance à l'égard du défunt. Ses amis ont même songé à ramener son corps en Haïti, pour le déposer dans l'église de Pétionville. Si la place de son tombeau est en effet à réserver dans cette église, son souvenir est et restera fixé dans le coeur des populations pour lesquelles il s'est dévoué durant trente années. C'est la plus douce récompense terrestre de ceux qui travaillent au bien des âmes, que ce souvenir; et, si nous souhaitons d'abord au P. Runtz la récompense qui ne pas-se pas avec la mémoire des hommes, nous croyons qu'il eût joui de cette reconnaissance des fidèles de sa paroisse, lui qui garda toujours pour le passé, pour ses prédécesseurs à Pétionville, le plus grand respect et la plus grande vénération.
Adolphe CABON.

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