LE P. ALBERT SAINT-CLAIR
DE LA PROVINCE D'HAITI décédé à Port-au-Prince, le 11 novembre 1908.

(Notices Biog III p. 448-459)

Rarement membre de la Congrégation aura eu des funérailles aussi magnifiques et aussi touchantes que celles faites à ce cher confrère, brusquement emporté par une attaque d'apo­plexie, au Collège de St-­Martial, son unique champ d'action durant ses trente années de vie religieuse. Toutes les autorités de la ville, tous les rangs de la société de Port-au-Prince se trouvaient réunis, confondus dans la foule immense et recueillie, venue pour prier auprès de sa dépouille ; et tout ce que le Séminaire compte d'anciens élèves on d'amis avait voulu, par sa présence, dire sa reconnaissance au religieux disparu. Il ne les avait pas aimés en vain!

Né à Cayenne, le 23 novembre 1853, le jeune Albert Saint-Clair se fit remarquer de bonne heure par les heureuses dispositions de son caractère, et aussi par sa piété et son amour du travail. Orphelin dès l'âge de 5 ans, il fut élevé avec grand soin par sa tante maternelle, que nos Pères de Cayenne tenaient en grande estime et que lui-même aima à l'égal d'une mère. Puis, comme tous les enfants de son âge, il fréquenta les cours de l'école primaire, et déjà bien apprécié de ses maîtres, il se vit appelé à prendre rang parmi les enfants de choeur, pour le chant des offices et le service des messes. Ces souvenirs lui furent toujours chers, et, plus tard-, volontiers, il aimait à les faire revivre dans des conversations pleines d'abandon avec ses confrères. Il avait des dispositions particulières pour la musique. Tout jeune enfant, il étudiait le piano; et il aimait à dire que sa tante devait le mettre sur ses, genoux, pour qu'il fut à la hauteur du clavier. A 9 ans, les petits succès d'Albert dans les classes lui valurent son entrée au collège de Cayenne, dirigé par les Frères de Lamennais. Il Y passa trois ans seulement, mais à son départ, 29 avril 1865, le F. Marcellin-Marie,. Directeur, pouvait lui remettre ce flatteur témoignage : « La conduite d'Albert, durant son passage au collège, a toujours été irréprochable. La douceur de son caractère lui a mérité l'affection générale de ses petits compagnons d'étude, son travail et sa soumission, l'estime de ses professeurs. » Dévouement et bonté, c'était bien le fond de sa nature, et ses premiers maîtres l'avaient parfaitement jugé.

Peu de jours après sa sortie du collège, le jeune Albert prenait le chemin de la France. Sa bonne tante et le P. Guyodo, pressentant en lui les germes d'une sérieuse vocation, l'avaient confié à Soeur Sidonie, qui devait le conduire à Toulon, puis à Paris, et de là, à N.-D. de Langonnet, pour y faire ses études. Il y arriva le 3 juillet 1865. Quelques mois plus tard, il y faisait sa première communion, le ler novembre 1865 ; et pour les fêtes de Noël de la même année, il était reçu Postulant Scolastique. Cependant ce changement subit et l'éloignement de son pays et des siens, ce climat tout nouveau, ne laissèrent pas que l'éprouver beaucoup; et les débuts, il le disait lui­-même plus. tard, lui furent extrêmement pénibles. Mais le fond de piété qui était en son âme, les grâces de sa première communion et aussi les prières, sans doute, de sa bien chère tante, le firent se ressaisir bien vite ; dès lors, son travail, sa conduite furent irréprochables. Aussi bien, moins de trois ans après, et malgré, son jeune âge (il n'avait que 15 ans), fut-il admis à revêtir le saint habit religieux, le jour de la Toussaint. Au dire de ses condisciples, relatait le P. Pellerin, son directeur d'alors, if passait « pour le modèle de tous les Postulants". Ces bonnes dispositions, Albert Saint-Clair les manifesta tout le temps de son Petit Scolasticat; et elles lui valurent, à la fin de ses études secondaires, juillet 1872, la faveur d'émettre en privé ses premiers voeux de religion.

M. Saint-Clair entra au Grand Scolasticat, alors à N.-D. de Langonnet, en septembre 1872. Tout en suivant les cours de philosophie et de théologie, vu ses aptitudes spéciales pour la musique, il eut pour fonction de diriger la préparation des chants liturgiques; il était également chargé de tenir l'orgue de la grande chapelle. C'est aussi M. Saint-Clair qui composa les différentes mélodies du drame touchant d'Andalouma, oeuvre de notre T. R. Père, alors M. Le Roy. En septembre 1876, M. Saint-Clair alla à Chevillv faire son Noviciat. A N.-D. de Langonnet, il avait reçu la Tonsure et les Ordres Mineurs. Il fut ordonné Sous-Diacre et Diacre à Chevilly ; le 23 décembre 1876, il recevait l'Onction sacerdotale, avec les confrères de son année, dans la chapelle de la Maison-Mère, des mains de Mgr Delannoy; enfin, le dimanche 26 août, en la Fête du St Coeur de Marie, il faisait sa Profession religieuse. Au soir de ce beau jour, où, pour la première fois, on chanta le chant de départ actuel dont il avait fait la musique, il émettait en privé ses voeux perpétuels. Le lendemain il recevait son obédience pour St-Martial d'Haïti : il s'y dépensera sans mesures, -et jusqu'à son dernier jour !

Quand le P. Saint-Clair, 14 octobre 1877, débarqua à Port-au-Prince, le Petit Séminaire n'avait pas encore atteint son plein développement; il s'organisait, et les Pères, à qui il était confié, commençaient alors à voir l'avenir s'assurer pour eux, par suite de l'acceptation définitive de l'oeuvre par leurs Supérieurs Majeurs. Le personnel était restreint, 12 ou 13 professeurs; les élèves déjà nombreux, 250 à 300 . le travail abondant. Au début de 1878, le P. Saint-Clair fut chargé de la 5e; et, comme il l'écrivait à la fin de l'année, dans une lettre de direction au R. P. Général, il lui échut encore en partage plusieurs classes de musique vocale et instrumentale, de nombreuses confessions an collège et au dehors, la rédaction du journal, des procès-verbaux des Conseils et Chapitres de la Communauté; enfin l'aumônerie d'un Externat des Soeurs de St-Joseph. Son seul regret, en cette circonstance, c'était, ajoutait-il encore dans la même lettre, « de n'avoir pu s'occuper aussi bien qu'il l'aurait voulu de toutes ces fonctions, n'étant pas habitué à en avoir autant à la fois. » Plus tard, quand l'épuisement de ses forces obligea le P. Schleweek à rentrer en France, le P. Saint-Clair prit la classe de 411, mais sans rien retrancher de ses autres occupations. Des circonstances analogues lui donnèrent la classe de seconde, au départ du P. Taragnat ; enfin, il eut la rhétorique en octobre 1881, à la nomination de ce dernier comme Supérieur ; et de 1882 à juillet 1886, il fut professeur de rhétorique et de philosophie, les deux classes se faisant alors en même temps.

Ce qu'il fut comme professeur, nous ne pourrions le mieux dire que ceux qui furent ses élèves, et ils l'ont excellemment dit sur sa tombe, par la bouche de l'un des plus éloquents d'entre eux. A ce témoignage, nous ajouterons que le P. Saint-Clair fut toujours aimé de ses enfants, et il les aima toujours, pour leurs qualités, sans doute, et l'agrément de leur commerce, mais plus encore pour la trace qu'il trouvait en eux de l'éducation qu'il leur avait donnée. Il aimait à les revoir, plus tard, devenus hommes, chefs estimés de famille, serviteurs appréciés de l'État ; et bien qu'il ne fût pas d'ordinaire très expansif, c'était toujours avec un véritable plaisir qu'il présentait à ses jeunes confrères un ancien, inconnu d'eux, dont il faisait revivre le passé, et avec lui le séminaire de ses premières années.

Les élèves de rhétorique ne furent pas les seuls à éprouver les bontés du P. Saint-Clair. Il eut, comme Vice-Préfet de discipline, de 1884 à 1888, puis comme Préfet, de 1888 à la fin de 1892, et de 1901 à 1904, une part active à la direction générale du Petit Séminaire. Il y voyait un moyen assuré de faire le bien en s'appliquant à diriger les élèves, grands et petits; il estimait que pour réussir dans un pareil travail, le plus sùr moyen, avec toutes les ressources que peuvent inspirer la prudence et le zèle, est encore la prière. Il la recommandait volontiers à ses confrères qui le consultaient dans leurs embarras. « Mettez le bon Dieu de votre côté, aimait-il à dire, et vous réussirez. » D'autre part, dans ses petits sermons aux élèves, les dimanches ou les fêtes, c'était du même principe qu'il s'inspirait toujours. Dans un langage simple et du ton le plus familier, il leur signalait un défaut à éviter, leur recommandait une vertu à pratiquer; mais tout cela n'allait pas cependant, sans une certaine distinction qui donnait du relief à ses conseils, longuement médités et travaillés.

Ces fonctions nombreuses et difficiles n'absorbaient pourtant pas l'infatigable activité du P. Saint-Clair. Il fut, peu après soli arrivée, chargé tout ensemble du théâtre et de la musique instrumentale. Or, la musique était à réorganiser entièrement. Il se dévoua à cette tâche, et l'on sait s'il a réussi, malgré les difficultés de toutes sortes qu'il eut à surmonter, surtout le changement incessant du personnel de ses musiciens. Vraiment artiste, il voulait en tout quelque chose d'achevé; et pour cela, il ne se donnait pas de relâche. Modeste en même temps, il se gardait bien de rien entreprendre qui surpassât les forces de ses élèves, si bien qu'il eut toujours le succès le plus enviable, de tenir groupés autour de luises anciens musiciens, toujours dociles et confiants en son talent. Il eut à ce titre, toute une période de gloire, celle où son jeune orchestre de collégiens rivalisait d'ardeur avec la brillante fanfare du Palais, habilement dirigée par un de ses amis, ancien élève du Conservatoire, le Général Occide Jeanty.

Mais si toutes ces charges n'avaient point altéré la robuste santé du P. Saint­Clair, elles n'avaient point non plus affaibli en lui le désir de revoir la Guyane et les siens. Cette faveur' sollicitée depuis plusieurs années, il l'obtint enfin, et en août 1889-, après 17 ans d'absence, il put s'embarquer pour Cayenne. En même temps qu'il y arrivait, la nouvelle y parvenait aussi de l'élection du R. P. Emonet comme Supérieur général. A ce sujet, dans une lettre de remerciement au T. R. Père qui lui avait octroyé ce voyage, il ajoutait : (f Tout le monde ici se félicite de savoir que le Préfet Apostolique de Cayenne est aujourd'hui le Supérieur général de la Congrégation. On n'a qu'un regret; c'est celui de vous avoir perdu pour la Guyane. » Si le P. Saint-Clair eut grand plaisir à fouler à nouveau le sol natal, il fut particulièrement heureux de rencontrer à Cayenne, beaucoup des anciens Pères qu'il avait connus tout enfant, et à qui il devait sa vocation et son entrée dans la Congrégation. Toute sa vie il garda un culte spécial au T. R. P. Emonet et au cher P. Guyodo, de si sainte mémoire. Une autre de ses joies, dans ce voyage et dans ceux qu'il renouvela plus tard en 1894 et 1904, ce fut, dans les escales, de s'arrêter à la Guadeloupe, à la Martinique et à la Trinidàd, pour y voir nos confrères et les oeuvres à eux confiées. Le souvenir de ces visites, le bon accueil que partout il avait reçu et la prospérité alors de nos Maisons des Antilles, tout cela, il se plaisait à son retour à le redire à ses confrères; c'était le bonheur de l'enfant tout heureux des succès de la Congrégation, sa mère !

A son second retour de Cayenne, en 1895, époque où des nécessités de famille, des influences diverses, essayèrent de le retenir en son pays, pour l'attacher au clergé séculier, le P. Saint-Clair fut nommé économe du Petit Séminaire, et il garda cette charge jusqu'au déclin de ses jours, février 1904. Il s'y adonna de tout coeur. Ses goûts, en vérité, ne le portaient pas à s'occuper des mille détails matériels, qui sont du ressort de l'économe; il le faisait cependant, sans perdre de vue les intérêts plus essentiels. Quand il n'arrivait pas à contenter tout le monde, loin de se décourager, il renouvelait au contraire sa bonne volonté, et malgré ses soucis incessants, il restait toujours pour ses confrères, aimable, plein de prévenance, prêt à leur rendre service en tout. Au temps des vacances particulièrement, ce lui était un plaisir de leur procurer, pour leurs courses dans les mornes, un bon cheval fourni par ses amis. Fallait-il organiser une promenade pour la Communauté, soit au bord de la mer, soit dans quelque site, frais et ombreux, le P. Saint-Clair se mettait ­aussitôt en quête pour trouver l'endroit favorable, préparer toutes choses; au besoin, il s'improvisait cuisinier; alors, il servait à tout son monde un menu ,organisé sur place, et rendu plus appétissant encore par la gaîté dont il s'avait l'assaisonner. Dans ces circonstances, il avait pour l'aider un de nos bons amis, un ancien des premiers jours, comme lui enlevé brusquement, en janvier 1908, au lendemain de son élection comme député de la Capitale, le bon M. Victor Cassagnol. Longtemps les Pères et les Frères de St-Martial se rappelleront les bonnes heures passées en son aimable compagnie, les promenades en mer dans le canot qu'il dirigeait, les succulentes matelotes dont il avait le secret, l'inédit de ses bons mots et ses chansons. pour rire, dont tous en choeur reprenaient le refrain.

En sa qualité d'économe, et plus encore d'ami de tout le monde, c'était au P. Saint-Clair qu'incombait le devoir de faire payer les feuilles d'appointements de la Communauté. A cet office peu agréable, le Père allait pourtant du meilleur coeur du monde, réitérant sans se lasser les voyages et les longues stations dans les bureaux. Jamais en ces circonstances, sa persévérance ne s'est démentie; il attendait assis dans un coin, disant son bréviaire on récitant son -chapelet, le tout avec une patience qui faisait l'admiration des employés et les disposait tous en sa faveur. Jusqu'à ces derniers temps, le P. Saint-Clair" avait encore gardé de ses anciennes fonctions d'économe, le soin de catéchiser tous les jours les serviteurs de la maison, et de les préparer à la première communion. Le matin, de bonne heure, et les après-midi, il les réunissait tous dans une pièce à leur portée, et là, assis au milieu d'eux, il donnait en créole, avec une patience et un entrain admirables, l'explication des vérités de notre sainte religion ; il faisait réciter les prières, et entremêlait le tout de réflexions et d'exemples qui gravaient la doctrine dans les esprits et touchaient le coeur de cet intéressant auditoire. Aussi, tout ce personnel de serviteurs était-il généralement à ses ordres ; et dans sa courte maladie, a-t-il tait montre d'un généreux dévouement, en ne le quittant pas, et en le pleurant comme un père.

La bonté, et une bonté serviable, telle était aussi bien la marque distinctive de sa physionomie, au dehors comme au dedans de la Communauté. Quand il s'agissait d'obliger, rien ne lui paraissait impossible. Que de fois son talent d'organiste et de chantre ne l'a-t-il pas fait mettre à contribution, pour des amis, des anciens, à des messes de mariage, à des obsèques et anniversaires divers 1 Que de malades en danger n'a-t-il pas visités, confessés et ramenés à Dieu, par sa bonté et son esprit de foi l Avec cela, religieux obéissant et soumis, le P. Saint-Clair portait jusqu'au scrupule la fidélité à exécuter les intentions de ses Supérieurs ; et pourtant, il avait l'esprit très droit et jugeait très sainement de tout. Non seulement le fond de la chose prescrite, mais encore la façon de la faire, jusqu'aux moindres détails, avaient à ses yeux une grande importance. De même, quand il avait une décision à prendre, à la place des Supérieurs, il consultait minutieusement pour s'assurer qu'il interprêtait comme il faut toutes leurs intentions ; et il est à remarquer que, dans ce cas, sa longue expérience lui faisait émettre d'abord l'avis le plus sage, et auquel ses conseillers se rangeaient toujours; aussi bien, les deux fois qu'il eut, par intérim, à diriger la Communauté, le fit-il à la satisfaction de tous.

A cette soumission aux ordres de ses Supérieurs, le P. Saint­-Clair ajoutait une grande condescendance pour tous ses confrères. Quoique le plus ancien de la Communauté, il était très respectueux des droits de chacun et se gardait avec soin d'empiéter sur leurs attributions. Il les mettait parfaitement à l'aise, par la façon dont il laissait à chacun des fonctionnaires la liberté de régler ce qui était de son ressort; il évitait même d'invoquer en Faveur de son opinion les usages de la Maison ; et quand on lui demandait son témoignage sur les vieilles traditions, il lui arrivait de répondre : « On a fait comme vous dites, mais parfois on a fait d'autre façon ». Il n'avait jamais de parole dure on offensante, ce qui ne l'empêchait pas parfois de défendre son opinion avec animation.

Doué d'un remarquable talent pour raconter, le P. Saint-Clair intéressait au plus haut point, quand en récréation et pendant les loisirs des vacances, il entreprenait le récit de quelque événement politique ; il en avait retenu les détails avec une grande précision, et, il mettait à sa narration souvent répétée un charme toujours nouveau. Parfois même, malgré la différence d'âge, il ne dédaignait pas de se livrer à des amusements un peu bruyants avec ses jeunes confrères. Mais, s'il semblait pour un moment perdre sa gravité habituelle, il la retrouvait bientôt ; et, après avoir ri un instant de bon cœur, il redevenait l'homme dont tout l'extérieur inspirait le respect. Cette affection pour ses confrères, était chez lui la première des affections. Il avait de nombreux amis et souvent il avait occasion de les visiter ; mais à toutes les compagnies, il préférait celle de ses confrères, surtout aux longues récréations des vacances.

Nul mieux que lui ne sut inspirer le support mutuel des défauts; nul mieux que lui ne s'employa à faire cesser les malentendus qui pouvaient se produire dans la Communauté. Il était toujours prêt à oublier les fautes de moindre délicatesse dont on avait usé à son égard, comme aussi à reconnaître ses torts et à présenter simplement ses excuses. Jamais ces qualités qui rendent la vie commune si agréable ne se sont démenties en lui; elles avaient leur source dans son grand esprit de foi et aussi dans son grand amour pour la Congrégation. C'est cet attachement qui lui faisait suivre avec intérêt tes progrès de nos Missions, de nos Œuvres, dans le Bulletin mensuel.

Il voyait en bien tout ce qui se faisait parmi nous ; aussi n'omettait-il aucun soin pour donner de l'éclat aux fêtes de la Congrégation, chargé qu'il était de la musique et du chant. La Congrégation était vraiment sa famille, et il en ressentait vivement toutes les joies et toutes les tristesses. Son attachement au Pape et à l'Église n'était pas moins effectif. Bien que le travail en ces dernières années lui fût devenu difficile, par suite de son extrême corpulence et d'une fatigue générale qui l'avait beaucoup déprimé, il employa, néanmoins, dans les derniers temps qu'il vécut, ses loisirs à étudier l'encyclique pontificale sur le Modernisme ; il en fit un résumé qui témoignait de son application dans cette étude ; et il lui suffit que le Pape eût cru nécessaire de dénoncer ces erreurs en cours, pour qu'il fût de son devoir de les connaître. Ce même respect l'inspirait dans ses relations avec les autorités ecclésiastiques de l'archidiocèse. Les dissentiments entre la Communauté et l'Archevêque ou ceux qui tenaient sa place ne furent jamais pour lui l'occasion d'un blâme de leur conduite. Il ne parlait en publie de ces difficultés, que pour calmer ceux qui suspectaient la bonne foi ou les intentions des personnes en charge. Souvent mandé auprès des malades, il n'eut jamais de difficultés avec les cures, tant il prenait soin ou de demander leur agrément pour exercer son ministère, ou de les prévenir après l'avoir exercé, quand il en avait été empêché. Cette délicatesse, A la pratiquait avec ses Supérieurs.

Très connu en Haïti, en raison de son ancienneté, très affectionné pour sa bonté et aussi pour son origine créole, rarement un ancien du Séminaire, nouvellement arrivé de la Province à Port-au-Prince, aurait manqué de venir àSt-Martial saluer son ancien professeur on préfet; dans ces circonstances, le 13. Saint-Clair se faisait un devoir de conduire au P. Supérieur ces élèves des premiers jours, pour lui concilier leur affection et leur estime, mettant ainsi toute son influence au service de l'autorité et de l'œuvre à laquelle il s'était dévoué.

Cependant avec le travail et les années, le P. Saint-Clair sentait son activité et ses forces aller diminuant. Depuis 1904, il vivait même dans une sorte de retraite, très 1aborieuse parfois, il est vrai, occupé de la direction de la musique et du chant au dedans, et chargé, au dehors, des démarches plus délicates près des autorités. Plus tard, sur la fin de 1906, et de l'avis du docteur, il dut monter à Pétionville, où il passa trois mois dans le repos absolu, la fraîcheur et l'observance d'un traitement que sa nature créole lui faisait souvent battre en brèche. Quand il revint au Séminaire, il sembla reposé, mais son état ne s'était guère modifié ; et lui-même, tout en se sentant vieillir, ne semblait pas se douter du mal dont il était menacé. Toutefois la fin fut plus prochaine qu'on ne le pressentait.

Le dimanche 8 novembre, vers midi et demi, le P. Saint-Clair était frappé d'apoplexie. Ce jour, devait avoir lieu la réception solennelle de Mgr l'Archevêque à son retour d'Europe, et la musique du collège avait été priée de prêter son concours à la cérémonie. Le P. Saint-Clair, déjà bien fatigué, l'avait préparée de son mieux pour cette occasion. Quand il se vit atteint, il n'eut, jusqu'au soir, d'autre pensée que celle de sa musique qu'il n'avait pu diriger. Le lendemain lundi, vers 4 heures et demie du matin, il sembla avoir quelque peine à s'exprimer; et on jugea prudent de lui donner les derniers sacrements. La journée cependant fut assez bonne, et donna quelque espoir de rétablissement. Le mardi, le mieux de la veille s'accentua d'abord ; mais vers le soir, l'état du malade s'aggrava; et, dans la nuit, à 11 heures, il cessa de donner signe de connaissance. Il expira vers 4 h. 20, le mercredi matin, 11 novembre 1908, au moment où trois de ses confrères venaient de terminer la messe qu'ils avaient dite à son intention, et où trois autres montaient à leur tour à l'autel.

Les obsèques eurent lieu le soir même. Mgr Pouplard, curé de la cathédrale de Port-au-Prince, avait offert au P. Supérieur de les célébrer dans son église ; car la chapelle du Séminaire eût été beaucoup trop petite pour la foule des amis désireux de rendre leurs hommages au cher défunt. L'office achevé, et l'absoute donnée par Mgr l'Archevêque, le collège prit la route du cimetière où la tombe du P. Saint-Clair était creusée au milieu de celles de ses confrères. Ses restes furent salués, une dernière fois, par la parole émue de M. Georges Sylvain, ancien élève du Séminaire, délégué à cet effet, et aujourd'hui ministre d'Haïti à Paris. La musique du Palais lui lit son dernier adieu, aux accents de la Marseillaise, unissant ainsi à tous les regrets le souvenir de la France,- au beau renom de laquelle il avait travaillé trente-et-un ans, en ce pays, en travaillant pour le bon Dieu.

Voici le texte des paroles prononcées par M. Georges Sylvain :
MESSIEURS,
Mes anciens camarades du Collège St-Martial m'ont demandé d'accompagner de quelques paroles d'affectueuse reconnaissance la couronne qu'ils viennent déposer sur la tombe de notre bien-aimé maître et ami, le R. P. Saint-Clair. Au risque de ne pouvoir maîtriser l'émotion qui nous oppresse tous, en cette solennité douloureuse, j'ai accepté simplement, comme ils me l'ont offert, d'être l'interprète de leurs regrets.

Ces regrets, nous ne sommes pas les seuls à les éprouver. Je ne crois pas que dans toute l'étendue de notre République, il y eût une figure plus universellement populaire que celle du P. Saint-Clair. Avec son teint bronzé, le signalant comme un congénère, ses yeux lumineux et doux, sa voix d'un timbre si rare, harmonieuse sans effort, son sourire jeune, l'ensemble de .ses traits empreints d'une cordialité franche, il n'avait qu'à se montrer pour provoquer la sympathie. On n'avait qu'à l'approcher pour être aussitôt conquis au charme et à la sûreté de son commerce, à l'égalité de son caractère, à la bonté qui en faisait le fond transparent.

Les pères et les mères de famille avec lesquels il a si longtemps collaboré, pourraient certes témoigner en faveur de ses qualités d'éducateur. Religieux, il imposait, dans ce siècle d'irrévérence, l'estime et le respect, par la dignité de sa vie, calme, droite et pure. ,Professeur, artiste, il était au dehors, malgré sa modestie, réputé à l'égal des meilleurs.

Mais c'est surtout dans cette maison, où il s'est dépensé tout entier, dont il était devenu l'âme et la tradition vivante, que sa perte sera sensible. Envoyé à Port-au-Prince dès sa profession religieuse, il a exercé parmi nous, pendant trente-et-un ans, ce rude labeur du professorat, cumulé souvent avec les plus pénibles besognes que puisse comporter l'administration d'un grand Institut.

Je vois ici, venu de tous les points de notre -ville, un concours vraiment consolant de disciples fidèles -, mais si les générations, dont le P. Saint-Clair a cultivé l'esprit et formé le coeur, avaient pu se grouper toutes autour de son cercueil, la place eût été trop petite pour les contenir. Il constituait entre elles

comme un chaînon naturel, un centre d'attraction, dont on continuait de subir docilement l'influence. Après avoir donné aux plus anciens de ses élèves la fleur de son intelligence et de sa pensée, il était resté pour eux un type de frère aîné, confident toujours consulté, dont la vue à elle seule rassérénait et réconfortait.
Et voilà que pour jamais il nous a quittés! ...

Lorsqu'ainsi, Messieurs, sonne l'heure de la séparation dernière, qu'est-ce qui contribue à en tempérer l'amertume? La conscience d'avoir, dans le temps départi à chacun, honnêtement, intégralement accompli notre tâche. Et qu'est­-ce qui subsiste de notre passage? Uniquement le souvenir du bien ou du mal que nous avons fait.

Or, celui-ci fut, en vérité, un élu de Dieu qui, s'étant ouvert à la vocation religieuse, à l'époque où l'âme exhale son premier parfum d'enthousiasme et de générosité, a eu la chance de se garder, jusqu'au bout, fidèle au rêve de sa vingtième année. Il est mort à la place qu'il s'était choisie, aux lieux où il a vécu utile, honoré, riche d'œuvres et de bénédictions!

Gardons pieusement sa mémoire, comme celle d'un homme de coeur qui a beaucoup aimé notre pays, et lui a rendu le service inappréciable de dresser, en des temps difficiles, à la pratique du beau et du bien, la- jeunesse en qui se résume tout notre espoir d'un meilleur avenir.
P. B.

Page précédente