Le P. Jean SCHEER,
profès des vœux perpétuels, (le la Province de France,

décédé à Ngabé (District de Brazzaville), le 14 mars 1948, à 45 ans et après 24 années de profession.

C’était un combatif, un de ces caractères tout d'une pièce pour qui les obstacles sont des stimulants. Selon la parole du Maitre, il portait ses regards en avant; tout entier à son oeuvre. Penser, vouloir, exécuter, étaient devenus pour notre regretté P. Scheer une nécessité de nature,,

Jean Scheer était né le 25 décembre 1902. Simple coïncidence? ou mieux,admirable Providence qui, dès le premier jour, faisait du petit Jean un alter Christus. L'éducation chrétienne est un héritage de famille . L'oncle de Jean n'était-il pas prêtre? Une de ses soeurs est actuellement religieuse. Il est dans les habitudes de Dieu de choisir ses apôtres dans ces belles familles où le nombre des enfants est déjà un signe de prédilection. La famille de Jean était de celles-là. Avec quelle émotion, après la mort du vénéré Père, je rangeais les photos de ses frères, soeurs, petits-neveux et nièces pour les envoyer à ses bons vieux parents qui, trois mois auparavant l’avaient embrassé pour la dernière fois! Sa vocation fut l'éclosion normale de la sève familiale. Alsacien, Jean Scheer suivit le cours régulier de ses études cléricales dans nos maisons spiritaines d'Alsace.

1929 : Jean Scheer était devenu un jeune Père à barbe sévère. On le jugea apte à en imposer aux,peuplades du Congo. En novembre le Père Arriva à Brazzaville. Le Congo Brazzaville,les noms de Mgr Augouard, de Brazza… C’en était assez pour achever d’enflammer le cœur déjà brulant de notre jeune Père.

Mgr Guichard, successeur de Mgr Augouard et prédécesseur de S. Exc. Mgr Biéchy désigna le Père pour le Petit Séminaire de Brazzaville. Dieu sait ce que dut ressentir le P. Scheer qui envisageait les immensités de cette brousse congolaise. Dieu en agit souvent ainsi avec les âmes qu'il veut former d'une manière spéciale. L'obéissance et l'amour du devoir dominaient dans l'âme profondément religieuse du Père. Il se donna de suite tout entier. Rude besogne que de former des âmes sacerdotales avec nos petits Congolais encore bien primitifs. Le Père comptait avant tout sur la puissance de la grâce. Le temps a prouvé depuis qu'il avait raison. Chaque année voit nos prêtres indigènes se répandre à travers le Congo, pour collaborer à la grande oeuvre de la Rédemption, la plus grande affaire, le salut éternel du monde.

Le P. Scheer ne devait pas demeurer toute sa vie au Séminaire. Dieu l'attendait en brousse, en plein champ de bataille. En juillet 1931, il se voyait affecté à la mission de Boundji, dans l'Alima-Boundji, une des plus anciennes missions du Congo. Mgr Augouard avait décidé cette fondation en 1900, lors d'un voyage sur l'Alinia à bord de son bateau épiscopal. La population noire Mbochi n'a pas la réputation d'être des plus faciles. Méfiant par instinct, le noir observe longtemps avant de se donner. Et nul ne peut se flatter de posséder leur confiance... jusqu'à la fin. Le fossé qui sépare notre civilisation de leur état primitif accentue les difficultés de l'adaptation cependant nécessaire.

A l'arrivée du P. Scheer, le P. Prat rentra en Europe. Il était à Boundji depuis 1904. Le P. Epinette, arrivé à la même date, devait, trois ans plus tard, succomber à la fièvre. Il repose dans notre petit cimetière de sable blanc. Le P. Jeanjean lui succéda en 1907. C'est ce bon Père, resté en tutelle jusqu'en 1931, qui fut nommé supérieur et reçut le P. Scheer. Le P. Jeanjean, toujours supérieur, totalise soixante-sept printemps, dont quarante et un à Boundji.

Sous sa fine expérience, le P. Scheer se « lança ». Rien ne pouvait l’arreter sinon la mort. Il se lança à travers les tsét-tsé et les pistes marécageuses où vous enfoncez parfois jusqu'au coeur.

Dix-sept années d'activité fébrile. Débordant d'initiatives, le P. Scheer entreprenait sans cesse, soutenu par nu vigoureux tempérament alsacien qui lui interdisait de se reposer, encore moins de reculer et de désespérer. « Envers et contre tout, tenir et persévérer », telle pourrait être sa devise. Pour ceux qui ne le connaissaient que superficiellement, une certaine rudesse provenant de sa droiture foncière, pouvait cacher son coeur d'or. Il « fonçait », mais c'était par besoin de réaliser, de faire le bien; son activité était le débordement de son âme apostolique.

Les capacités du Père étaient multiples. Construction de bâtiments scolaires, extraction d'une carrière de pierres, montage d'un four à briques (malheureusement épuisé); utilisant un petit cours d'eau, il décida de procurer l'eau courante à la mission. A cet effet il construisit une roue à piston. Jamais de repos, le Père semblait partout en même temps : à l’école et au milieu des ouvriers, à la plantation et au catéchisme, au village pour une extrême-onction et à l'église pour un baptême. Les Mbochis n'ont pas oublié le Père déambulant à bieyclette pour la moindre course, en vue de gagner du temps.

Mais c'est surtout en brousse que le Père donna son plein rendement. 40.000 kilomètres carrés de superficie : en voilà assez pour le zèle le plus dévorant. Le Père « fonça , là comme ailleurs, visitant, conseillant., punissant et grondant nos chrétiens trop peu scrupuleux. Son grand souci était, selon les directives de Mgr Biéchy, d'intensifier la vie chrétienne dans les villages. Récitation du chapelet, réunion le dimanche autour du catéchiste. Ces derniers seront multipliés dans la mesure du possible, c'est-à-dire dans la mesure où le Père trouvera des jeunes gens assez dévoués pour accepler ,cette tache qui demande beaucoup d'abnégation, et n'est hélas! que faible­ment rétribuée, faute de ressources.

Dans cet espoir de recruter des bonnes volontés, le P. Scheer envoyait souvent les jeunes gens à l'école de la mission. Il songeait avant tout à sa brousse et désiraît former le plus possible de catéchistes capables au moins , d’enseigner les rudiments de la grammaire française. C'est actuellement le moyen efficace de gagner les enfants afin de leur enseigner le catéchisme

Les années passerent ainsi, le Père ne s'accordant aucun répit : 1929-1939 dix ans. Un retour au pays natal était légitime : le tour du Père était arrivé. Hélas, la guerre l'attendait; rentré en juin 1939, il cut juste le temps d’aller visiter sa famille, tandis que la mobilisation le guettait. Il fut affecté en Afrique, « à soit poste ». En novembre 1939, le P. Scheer revenait donc à Boundji, pour se relancer immédiatement dans sa chère brousse.

Il eut un Jour un tout petit accident : entrant dans notre chapelle de brousse d'Edou, dans l'obscurité, il heurta violemment sa jambe contre un banc. Le Père n'y prit pas garde, mais les jours suivants, il ressentit une vive douleur. Ce fut à ce point que le Père dut s'aliter, sans même pouvoir célébrer la sainte messe. Malgré les soins empressés de notre Mère infirmière, on dut faire appel au docteur. En brousse les docteurs ne se trouvent pas à chaque tournant de piste. Le Dr Gourtay, enfin alerté, parcourut en Auto les 200 kilomètres qui séparent Boundji de Fort-Rousset. Le docteur diagnostiqua une phlébite; il décida le transfert immédiat du malade à iFort-Rousset, afin de le suivre de plus près. Au bout de quelques semaines, soigné avec dévouement par le docteur, le P. Scheer put être ramené dans sa chère mission. On jugea cependant prudent de ratpatrier le Père pour un sérieux repos.

En juin 1946, le P. Scheer regagnait donc l'Alsace. Des soins et une nourriture plus riches étaient indispensables. Car en brousse le Père poussait la devise du « tout à tous » jusqu'à forcer sa nature à s'adapter aux quelques herbes indigènes et au manioc « chikouangue », base bien pauvre de l’alimentation des noirs. Il faut être naïf pour croire que le Père agissait ainsi par goùt.

Le P. Scheer pourrait-il revenir? Là était la question angoissante. Le Père vit docteur sur docteur durant plus d'un an.

Ses lettres lu P. Jeanjean se suivaient pleines d’espoir; en France, le Père pensait à Boundji et faisait divers projets pour monter une menuiurie modèle. Il nous écrivit même qu'il avait obtenu deux bicyclettes ... une Jeep. (Nous attendons encore la Jeep.)

Tout semblait aller si bien que le Père s'embarqua, de nouveau en novembre 1947. A cette époque, j'avais dû conduire le P. Jeanjean à Brazzaville. Notre bon P. Supérieur crachait le sang, ce qui nous inquiétait assez. ; le Père avait un certain espoir de voir le P. Scheer lui succéder; mais la Providence en avait décidé autrement. Le 17 novembre, le bruit d'un camion anima toute notre mission. Les enfants criaient. Que se passait-il ? Mon étonnement fui grand de voir descendre le P. Scheer. M. l'abbé Loubassou (prêtre indigène) et moi attendions le Père par le bateau de l'Alinma.

Vite, le couvert Et... sans préambule,sans allusion à la France d'où il venait, le P. Scheer se mit à parler du placement des catéchistes. On aurait cru qu'il revenait tout simplement d'une de ses tournées coutumières. Il n'avait pas changé. Le lendemain, malgré sa jambe encore douloureuse, il circulait à travers plantations et ateliers. Le Père se faisait illusion. Il n'était pas guéri. Le docteur lui avait évidemment interdit toute nouvelle tournée de brousse. Le P. Scheer, nommé Supérieur, devait se contenter des multiples travaux relativement sédentaires. A Noël, le P. Jeanjean revenait à son tour, sur la demande expresse du P. Scheer. Dieu voyait plus loin que ses pauvres serviteurs.

Le 20 janvier, le P. Scheer se sentit indisposé, et dut se coucher. Il avait 39° de fièvre. Un matin, il ne put achever le saint sacrifice et quitta l'autel avant la sainte communion. L'inquiétude augmenta les jours suivants, lorsque la Mère infirmière vit la constance de la fièvre : 39-40. Ou nous attendions la visite de Mgr Biéchy à cette date. Monseigneur trouva le Père alité et envisagea de prévenir de nouveau le Dr Gourtay, en passant par Fort-Rousset. Dans l'attente du docteur, la bonne Mère infirmière se jeta désespérément sur les quelques grammes de pénicilline qu'elle avait en réserve, la quinine n'ayant pu vaincre cette étrange fièvre. Hélas! la pénicilline demeura aussi impuissante.

Le dimanche 1er février, tandis que nous chantions le salut du Saint Sacrement, un camion faisait son entrée dans notre communauté. Le docteur était là. Il vit aussitôt le Père, et lui trouva nu paludisme d'accès très pernicieux. Comme en 1939, le docteur résolut d’emmener le Père à Fort-Bousset en attendant qu'il puisse supporter le voyage de Brazzaville par bateau sur le Congo. Le docteur se montra cette fois intransigeant sur la défense qu'il fit au P. Scheer de revenir à Boundji, au climat trop chaud et paludéen.

Triste journée que celle du 2 février. A 4 heures du matin, afin d'éviter la grosse chaleur, le Père fut étendu sur un matelas à même le camion, tandis qu'une bâche l'abriterait du soleil. Ambulance africaine bien missionnaire. Nous avons su par la suite que le Père avait extrêmement souffert par ce voyage sur nos pauvres routes congolaises.

Les adieux furent simples et touchants; adieux fraternels, spiritains, Le Père accepta le sacrifice de ne plus revoir sa chère mission, pour laquelle il se dévouait depuis dix-sept ans. « Je n'aurais jamais dù revenir, m'avouait-il. Qui sait si on ne va pas encore devoir me rapatrier? Il est pénible de se sentir anéanti tout en se sachant encore jeune. » Le Père avait 45 ans. Douleur atroce du missionnaire, tout entier à l'oeuvre jamais achevée de la Rédemption.

La Mission de Fort-Rousset hébergea le P. Scheer. Le docteur le visitait fréquemment, intensifiait les doses de quinine. La fièvre résistait. Le Père. semblait parfois perdre ses idées, à tel point qu'on lui administra le sacrement de l'extrême-onction. Le docteur appela d'urgence Mgr Biéchy, alors en visite à la Mission de Makoua (60 km. de là). Le P. Scheer était à l'agonie. Passerait-il la nuit? La forte constitution du Père opposa une résistance à la mort. Le lendemain matin le Père déclarait qu'il pouvait se lever. On l'en empêcha heureusement. Quelques heures plus tard, la fièvre reprenait de plus belle.

Un bateau arrivait à cette date. Le docteur jugea le Père capable de supporter ce voyage. Mais ce fut sur son lit qu’on dut le transporter au bateau. Le docteur tint à accompagner ce malade une partie du parcours. Un Père veillerait jusqu'à Brazzaville. Quelques jours plus tard nous recevions de brèves nouvelles : « Le Père semble se remettre doucement. On l'hospitalisera à Brazzaville. Il y a léger mieux. »

Hélas! A 200 kilomètres de Brazzaville, dans la nuit de samedi à dimanche, 14 mars, tandis que le bateau accostait à N'Gabé, le P. Scheer rendait son âme à Dieu.

Le 17 mars, nous apprenions la triste nouvelle par ce simple télégramme : « P. Scheer décédé, N'Gabé. » Ce fut une rude épreuve. Les voies lo Dieu sont bien au-dessus des vues humaines. Faute de camion pour amener le corps jusqu'à Brazzaville, le P. Scheer fut enterré à N'Gabé... sur le bord de la route.

Reposera-t-il un jour dans notre cimetière de Boundji, où il aimait aller prier sur la tombe des anciens?

Les noirs ont pris part au deuil de leur mission. Chaque jour nous arrive des demandes de service pour le repos de l'âme du Père, dont ils avaient su apprécier le zèle et le dévouement inlassables. Le sang des martyrs est une semence de chrétiens. Un missionnaire est toujours un martyr. Le P. Scheer a gravi son calvaire. Du haut du ciel, le P. Scheer continue de veiller sur ses terribles enfants.
Raymond GRYMONPRÉ Boundji, avril 1948.

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