Le Fr. MATHIAS Schmitt,
décédé à Mulhouse, le 12 septembre 1957,
à l'âge de 82 ans et après 62 années de profession.
BPF n° 91 p.468-473


Un jour de 1890, arrivait à la Maison-Mère un jeune homme d'une quinzaine d'années, accompagné d'un agent de police. Que se passait-il ? oh ! rien de grave. L'agent avait trouvé le jeune homme, abandonné dans la rue et pleurant à chaudes larmes. Comme il ne parlait pas le français, l'agent le conduisit 'au poste de police le plus proche, et là, le commissaire eut vite fait de tirer la chose au clair. Le jeune homme s'appelait Joseph Schmitt, était né à Mulhouse le 25 août 1875. Arrivé à Paris, il n'avait pas trouvé à la gare de l'Est les personnes qui auraient dû l'accueillir. Il déclarait vouloir être missionnaire chez les Pères du Saint-Esprit. C'est sur ce dernier renseignement que le commissaire le fit aussitôt conduire au 30 de la rue Lhomond.

Il fut admis au Postulat des Frères à Chevilly. Tout en apprenant le jardinage, il se mit à l'étude du français, et put bientôt suivre avec profit l'enseignement donné aux postulants. Mais à cette époque, on n'était pas admis à la profession avant, d'avoir vingt ans. Notre postulant dut donc attendre jusqu'au 8 septembre 1895. Il s'appelait désormais le Frère Mathias.

Un mois après sa profession, il reçut son affectation pour le Gabon., Le 25 octobre, il arrivait à Bordeaux pour s'embarquer sur un paquebot des Chargeurs Réunis. Le voyage dura 32 jours.. Débarqué à Libreville en fin novembre, Mgr Le Roy, alors Vicaire apostolique du Gabon, l'affectait le lendemain même, à la station du Fernan-Vaz, fondée huit ans auparavant ' non sans l'avoir chaudement félicité de sa bonne mine et de sa robuste santé.

Le Fr. Mathias était vraiment le bienvenu. On venait d'entreprendre une plantation de caféiers et de cacaoyers, en vue d'acquérir quelques ressources, car les allocations étaient faibles en ce temps-là, et chaque station devait chercher à se suffire. C'est donc avec une certaine impatience que la station du Fernan-Vaz attendait L’arrivée d'un jeune Frère capable d'entretenir et de développer la plantation. Les années précédentes, Monseigneur Le Roy avait bien reçu de nouvelles recrues, mais qui ne purent tenir sous le climat tropical et qui furent rapatriées en hâte ou moururent sur place au bout de quelques mois.

Au Cap-Lopez - aujourd'hui Port-Gentil le P. Bichet, son supérieur, vint chercher à bord le Fr. Mathias pour le conduire à terre et de là en pirogue - trois jours de voyage à la pagaie ou à la voile - à la Mission de Sainte-Anne du Fernan­Vaz, où il aborda le 8 décembre, fête de l'Immaculée Conception.

Le Frère, se mit aussitôt au travail avec cette ardeur qui le caractérisa jusqu'à la fin de sa vie. Il se mit d'abord à abattre les arbres de la forêt et à les tronçonner avec une équipe de 80 manoeuvres. Ce n'est que deux ans après qu'il commença à tracer des allées et à mesurer les -15 hectares de terrain destinés à la plantation. Les jeunes plants qui attendaient en pépinière depuis un an furent mis en place. Et ce travail dura six ans.

Puis vint la récolte. Le cacao cueilli, séché, mis en sac et vendu aux commerçants du Cap-Lopez, alimenta longtemps la caisse de la Mission et permit d'entretenir de nombreux internes des deux sexes, dans les deux écoles, et de subvenir aux frais du ministère extérieur dans les lagunes du Fernan-Vaz et d'Iguéla, ainsi que dans le Rembo-Nkomi et le delta de l'Ogooué.

Le Frère Mathias était heureux, et ce n'est pas lui qui était tourmentée par cette curiosité qui pousse parfois plus d'un au désir du changement d'horizon. Sainte-Anne du Fernan-Vaz lui suffisait. A l'entendre parler, on en était convaincu : il lui avait consacré sa vie. Jamais d'ailleurs ses supérieurs ne songèrent à le relever d'une fonction où il faisait si bien l'affaire. Mis à part quelques retours en France pour raison de santé, toute la vie du Fr. Mathias s'écoula ainsi au service de la Mission Sainte-Anne. Ce simple fait n'est-il pas à lui seul un éloge et un témoi­gnage de l'estime que lui gardaient ses supérieurs et ses confrères ? A côté des travaux d'entretien et de récolte, qui allaient s'amplifiant d'année en année - car le succès couronnait ses efforts - le Fr. Mathias s'occupait encore du jardin potager et d'une importante basse-cour, sans compter tous les menus travaux d'intérieur. La Mission avait souvent besoin de faire des déplacements jusqu'au Cap-Lopez. Pour ces voyages, elle utilisait un petit bateau à moteur, et le Frère était tout fier d'en avoir été promu commandant de bord. Son arrivée au Cap-Lopez était chaque fois saluée par des manifestations de joie; car il y apportait tout un chargement de fruits, de légumes, de moutons destinés au ravitaillement. Tout cela paraît aujourd'hui de bien peu d'importance; mais il faut se reporter à cinquante ans en arrière. Quand le petit bateau à moteur fut cédé à la Mission de Libreville, où il pouvait rendre de plus appréciables services, le Fr. Mathias n'eut plus qu'une pirogue à sa disposition et les voyages ne furent plus de tout repos. Il fallait compter de 30 à 35 heures de «ramage » pour joindre Fernan-Vaz au Cap-Lopez, et cela, sans escale, car l'itinéraire s'effectuait dans l'en chevêtrement des criques du delta et se terminait par la traversée d'une baie souvent houleuse.

Vingt ans durant, la vie du Frère fut ainsi partagée entre les travaux de la plantation et les voyages au long cours.

Monotone, cette vie ? Que non pas. Le Frère Mathias savait l'agrémenter. C'est ainsi qu'en marge de son travail, le Frère eut l'occasion d'élever et d'apprivoiser un éléphant. En 1897, les Pahouins des environs d'Asséwé, ayant réussi à capturer un petit éléphant à la chasse, vinrent le proposer au P. Bichet pour la somme de 150 frs. Le Père accepta et, le lendemain, il se rendit sur les lieux et chargea l'animal dans un grand boat pour l'amener à la mission.

Là, on l'enferma dans un enclos durant six semaines. Puis le Frère Mathias commença à le dresser et réussit en peu de temps à le faire travailler. Attelé à une charrette, Fritz - c'était le nom qu'on avait donne à l'animal - transportait à travers les allées de la mission, et les bois de construction débités par les scieurs de long, et les cabosses de cacao récoltées dans la plantation.

Le Fr. Mathias ne ménageait certes pas ses soins à son élève, et Fritz se prêtait docilement au travail. Il y mettait même parfois tant d'ardeur et de force que harnais et chaînes étaient sans cesse en réparation. Mais le travail fini, Fritz se plaisait à manifester son amour de l'indépendance. Que de fois les indigènes du voisinage venaient se plaindre des incursions et des dégâts causés dans leurs plantations. En réalité, les ravages n'étaient pas bien importants. Disons plutôt que Fritz «maraudait» avec précaution. Pourtant, à chaque plainte, le Fr. Mathias se faisait un devoir d'y mettre ordre. Armé d'une chicote, d'un pas pressé et avec une certaine allure militaire, il se rendait sur les lieux du désastre; mais jamais Fritz ne se fit prendre en flagrant délit. Il se tenait sur ses gardes, le gaillard, et dès qu'il entendait ses poursuivants, il se réfugiait lentement dans la forêt voisine d'où il revenait au galop vers la mission. Quand le Fr. Mathias était de retour, le brave animal paissait le plus tranquillement du monde aux abords de la Mission. Comment le Frère aurait-il pu sévir en de telles circonstances. Et c'était à qui des deux déjouerait la ruse de 1’autre, car sur, ce point, il serait bien téméraire d'affirmer que le « dressage » opéré par le Frère fût complètement réussi.

Fritz, dont la renommée s'était répandue dans tout le Gabon et bien au ­delà, vécut ainsi 15 ans au service de la Mission du Fernan-Vaz.

Le roi des Belges, Léopold Il, n'écrivit-il pas un jour au P. Bichet, quand il apprit qu'au Fernan-Vaz on faisait travailler un éléphant, pour le prier de bien vouloir recevoir le capitaine Laplune et le renseigner sur la manière d'élever un éléphant d'Afrique ? C'était sans doute le premier exemple d'éléphant domestiqué au centre de l'Afrique, depuis les temps anciens où les armées du célèbre Hannibal franchirent les cols des Alpes à dos d'éléphant pour descendre en Italie et marcher sur nome.

Quand arriva la guerre de 1914, les circonstances changèrent, les difficultés commencèrent. Le personnel des missions n'était plus renouvelé, les ressources s'amoindrissaient. Pour maintenir les oeuvres il fallait s'ingénier sur place pour tenir le coup.

Le Fr. Mathias cumula les fonctions. Sans être spécialisé, il entreprit tous les travaux nécessités par les circonstances : travaux de menuiserie, de charpente, de serrurerie, de forge et autres. Ce n'était pas des oeuvres d'art, mais c'était tout de même du travail bien fait, comme le Frère aimait que tout soit fait.

Il entreprit encore la taille des palmiers à huile qui avaient poussé çà et là parmi les caféiers et les cacaoyers. Il put ainsi récolter de magnifiques régimes de palmes. L'un de ces régimes, poids vérifié, atteignit jusqu'à soixante-et-onze kilos! Cette nouvelle industrie venait à son temps, tant au point de vue ravitaillement qu'au point de vue finances. Les palmistes étaient en effet très recherchés à la fin de la première guerre mondiale, et surtout dans les années qui suivirent.

Comment, peut-on penser, le Frère Mathias s'arrangeait-il pour mener à bien tant d'occupations si différentes ? Évidemment, il se faisait aider par les indigènes. Ordonné, ponctuel, le Frère savait distribuer à chacun sa besogne. Ses ouvriers le connaissaient, l'estimaient et l'aimaient; ils savaient, par expérience, que le Frère était juste, compréhensif et bon. Une remontrance était-elle nécessaire? le Frère savait la faire sans détour, avec une franchise parfois un peu crue; il ignorait la colère et ne frappait jamais. Au contraire, il était doux, et, sous une écorce d'apparence rugueuse, très sensible, s'apitoyant sur les misères de chacun et venant en aide à tous dans la mesure du possible. Le racisme, pour lui, n'existait pas. Il vit passer plusieurs générations, et on ne peut s'étonner qu'il fût connu dans toute la région : jeunes et vieux le considéraient et le vénéraient un peu comme un vieux patriarche. Et cette sympathie lui venait autant des européens que des indigènes. Toujours très gai d'humeur, sa franchise parfois naïve plaisait à tous.

La Mission Sainte-Anne, située au fond d'une lagune assez longue, était l'escale tout indiquée pour ceux qui venaient de Port-Gentil. On s'y reposait volontiers une journée entière, et le Fr. Mathias accueillait tout te monde avec son bon sourire et son amabilité coutumière. Aux repas, on le prenait volontiers comme cible pour des plaisanteries et d'innocentes taquineries : son fort accent mulhousien s'y prêtait, et le Frère ne s'en offensait pas. La rancune lui était inconnue. Quant à la malice! ....

Un jour, était arrivé d'Amérique un soi-disant « savant » qui se donnait fièrement le titre de docteur. Il venait en Afrique étudier, ni plus ni moins, le langage des singes, et sur diverses recommandations, il était venu demander l'hospitalité à la Mission Sainte-Anne. Parmi son attirail d'études se trouvait une grande cage de fer destinée à lui servir d'abri lors de ses observations en forêt.

Comme son séjour se prolongeait démesurément, et que le « docteur » ne se pressait pas d'aller en forêt, le Fr. Mathias lui dit un jour : « Les gorilles sont venus cette nuit dans notre plantation; vous ne pouvez manquer une si belle occasion. Je vais faire transporter la cage, et ce soir, je vous conduirai ». Ainsi fut combinée la veillée d'études du docteur ès-singes. De fait, à la tombée de la nuit, le Frère conduisit le « savant », l'installa dans sa cage, et s'en revint à la Mission. La veillée fut de courte durée; à son tour, le docteur revenait, dare-dare à la Mission, et pas content du tout. Il battait en retraite, vaincu par les assauts répétés - non pas des gorilles, de la panthère ou des serpents - mais .... des moustiques. Cette fois, le Fr. Mathias était heureux : il avait « possédé » le docteur. Comme on le voit, les malices du bon Frère n'étaient pas méchantes.

On ne peut pas dire que le Frère ait été un grand chasseur. Il lui, arrivait bien de tirer un boeuf ou quelque autre pièce d'importance pour améliorer le menu de 250 bouches que nourrissait la Mission. Il préférait la pêche. Le lac était à 50 mètres, et, son travail fini, le Frère profitait d'un instant de loisir pour tendre ses filets. Le résultat était rarement miraculeux, mais d'un bon profit tout de même. - Pourtant, les tortues> d'eau déchiraient les filets, et les crocodiles faisaient fuir le poisson. Un jour, le Frère avait découvert un petit lac qui, disait-il, devait être poissonneux. Il ne s'y rendit qu'une fois et renonça à tout jamais d'y tendre ses filets. En effet, à peine avait-il, hissé sa pirogue à l'eau qu'il rebroussa chemin et jura qu'on ne l'y reprendrait plus ! Il avait récolté dans ses habits une bonne demi-douzaine de sangsues!

La vie du Fr. Mathias est remplie de petites anecdotes de ce genre, et il savait toujours faire contre mauvaise fortune, bon coeur. Où puisait-il donc cette constante égalité d'humeur ? Dans l'accomplissement généreux et consciencieux de son devoir d'état. Car le Frère Mathias fut un bon religieux, très régulier dans ses exercices de piété. Aux jours, de grande presse, il savait toujours ordonner et mesurer son temps. Ce n'était pas un mystique, non; mais le dimanche restait pour lui le jour du Seigneur, prêtant son concours pour tenir l'harmonium.

Après la deuxième guerre, le Frère constata avec chagrin que la plantation dépérissait. Il savait certes par expérience que tout être végétal ou animal, suit un cycle auquel tous sont soumis : croissance, épanouissement, dépérissement. Il comprenait aussi que lui-même était arrive au dernier stade,

Son grand désir avait toujours été de mourir au service de la Mission Sainte­Anne. Il dû pourtant venir à Libreville pour raison de santé; et lorsqu'il fut rétabli, ses supérieurs crurent bon de l'y laisser pour jouir d'une retraite bien méritée. En bon religieux, il se soumit; mais bientôt la nostalgie de Sainte-Anne s'emparait de lui. Le Frère dépérissait,, et il fallut bien l'autoriser à retourner au Fernan-Vaz. Il y vécut encore plusieurs années et son désir d'y finir ses jours aurait été exaucé si un mal mystérieux ne l'avait contraint à nouveau à consulter le médecin. Affaire de quelques jours, pensait-il. Mais le service de santé jugea différemment des soins spéciaux nécessitaient un retour immédiat en métropole.

Rentré en France, par avion, au courant de l'été, le Frère se préparait à, revoir le pays natal lorsqu'il fut pris de vomissements et de douleurs internes qui l'obligèrent d'abord à rester quelques jours à l'hôpital. Enfin, accompagné d'un confrère, il put gagner sa chère Alsace. A Mulhouse, il fut admis aussitôt à. la clinique St-Damien, le 15 juillet., Quelques semaines plus tard, il était opéré; mais le chirurgien s'était bien rendu compte que tout espoir d'amélioration était vain. Le Fr. Mathias allait mourir comme il avait vécu, très simplement.

Le 6 septembre, l'aumônier lui avait proposé l'Extrême-Onction; le Fr. Mathias était d'accord, mais voulait que la cérémonie se fit le 8 septembre, 62ème anniversaire de sa profession religieuse. Ce fut également le jour de sa dernière communion; les jours suivants, il ne pouvait plus avaler. Jusqu'au bout, il conserva sa parfaite lucidité, offrant à Dieu le sacrifice total de ses plus chers désirs, et tout particulièrement ce grand regret de, ne pouvoir reposer au Fernan-Vaz.

Le 12 septembre, le cher Frère Mathias, rendait sa belle âme à Dieu et allait recevoir la récompense. de ses soixante-deux. années passées à Sainte-Anne du Fernan-Vaz. On l'inhuma au cimetière de Blotzheim, où plusieurs de ses confrères et quelques missionnaires du Gabon l'accompagnèrent. Il y avait également parmi la foule, le docteur Schweitzer lui-même, son illustre compatriote qui était autrefois étudiant à Mulhouse, tandis que le jeune Joseph Schmitt était à l'école primaire sous la direction de l'oncle du Docteur.

62 ans d'Afrique ! 62 jans de Gabon ! et chose plus extraordinaire, 62 ans de Fernan-Vaz ! Cela valait bien, de la part des hommes, une certaine reconnaissance. Et cette Croix de Chevalier de la Légion d'Honneur, que reçut le Fr. Mathias en 1950, était parfaitement bien méritée. Mais nous .sommes persuadés que le cher Fr. Mathias a obtenu sans difficulté une récompense plus belle et plus durable dans l'éternité ....

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