LE F. AIGNAN SCHNEIDER
décédé à N.-D. de Langonnet le 7 juin 1907.
Notices Biographiques III p. 111-114


Joseph-Antoine Schneider naquit le 6 juin 1835, à Wielandsweiler (Wurtemberg), d'une famille d'agriculteurs honnêtes et chrétiens. L'un de ses frères se fit Franciscain dans un couvent de Bavière, sous le nom de F. Evrard; un autre, M. l'abbé Gebhard Schneider, est curé-doyen de Stuttgart et prélat romain.

Après des études primaires et professionnelles, faites à Hiltensweiler et à Wielandsweiler Joseph s'appliqua à la culture des champs paternels jusqu'à l'âge de 26 ans, où il entra dans la Congrégation mois d'octobre 186t. C'est à N.-D. de Langonnet qu'il passa les deux années de son postulat et de son noviciat ; c'est là aussi qu'il prit l'habit religieux, qu'il émit ses premiers voeux le 29 septembre 1863, sous les auspices de saint Michel Archange ; qu'il les renouvela en 1866, et qu'il eut enfin le bonheur de les émettre à perpétuité le 11 novembre 1871.

Le 30 septembre 1865, le cher F. Aignan fut envoyé à Carlan, succursale de St-Ilan, pour y remplir les fonctions de cuisinier; deux mois ne s'étaient pas écoulés qu'il fut rappelé à Langonnet, pour remplir les mêmes fonctions à la colonie agricole de St-Michel-en-Priziac. C'est là, sur ses fourneaux, que le bon religieux a passé 39 ans de sa vie, jusqu'au jour où les tristes événements qui sont dans la mémoire de tous l'obligèrent à descendre à l'Abbaye le 1er mars 1904. Ici encore, le vieux serviteur fut rivé aux fourneaux, non plus en qualité de chef, mais comme simple auxiliaire, ce qui fut loin de le contrarier; il était tout aussi content de travailler en sous-ordre, pourvu qu'il fît la volonté du bon Dieu et rendît service à la Communauté : il appréciait même d'autant plus cette position qu'il était plus libre pour ses exercices de piété.

Dire que le F. Aignan fut heureux, humainement parlant, de son emploi de­ cuisinier, ne serait probablement guère exact. Un jeune homme de trente ans, habitué au grand air des champs, ne devait guère goûter d'agrément à se trouver toute la journée enfermé dans une cuisine; mais l'homme de Dieu avait promptement fait taire l'homme naturel : avec son grand esprit de foi et d'obéissance, il s'était attaché à l'emploi que la sainte volonté de Dieu lui avait assigné ; il était devenu très habile, et dans toute la contrée on parlait dans le clergé de certains petits gâteaux dont le F. Aignan avait la spécialité et que l'on retrouvait volontiers les jours de fête...

Quelques semaines avant sa mort, notre bon Frère parlait de son long séjour à St-Michel. « Ah oui ! disait-il, j'y ai eu bien des tracas, bien des misères, au commencement surtout; j'y ai pleuré bien des fois... Je ne savais que très peu le français et pas un mot de breton, et je me trouvais constamment en relation avec les enfants, et fréquemment avec des ouvriers bretonnants employés dans la maison ; je croyais que je ne pourrais me faire à cette vie. A la longue, cependant, je m'y étais si bien fait que malgré les peines, les difficultés attachées à mon travail, et peut-être même à cause. de ces difficultés, j'affectionnais tellement l'oeuvre de St-Michel, que s'il fallait recommencer, et que ma santé nie le permît, je voudrais encore, de bien grand coeur, être cuisinier ; et je crois que je réussirais mieux que je n'ai fait, car je lirais et étudierais soigneusement les livres qui donnent des recettes culinaires. »

Aux yeux de ses supérieurs et de ses confrères, le F. Aignan était un religieux exemplaire, obéissant, pieux, parlant peu, mais faisant beaucoup de besogne. Dans les grandes commu­nautés, le cuisinier, par le fait de ses fonctions, est bien sevré en fait d'exercices spirituels faits en commun. Dès le commen­cement de la journée, à peine a-t-il assisté à une messe mati­nale, il doit quitter l'église pour aller allumer son feu et préparer le déjeuner. La plupart des autres exercices coïncident avec le temps qu'il doit consacrer à la préparation des repas, et cette préparation n'est pas une petite affaire. Pour l'oraison,. l'examen, la lecture spirituelle, il y a bien des motifs d'ab­sence : malaises, oublis, surprises, affaires, etc., mais pour l'exercice qui, suit l'Angelus, tout le monde sur le pont...,, et si le cuisinier est en retard d'une demi-minute ; s'il manque un bifteck, une côtelette, un oeuf un beignet, tout le monde l'a vite aperçu... et des chuchotements, des murmures- Pauvre cuisi­nier! Mais le cher F. Aignan savait dans son esprit de foi, d'une part, suppléer aux exercices de piété manqués ; d'autre part, obliger tout le monde avec une charité, une douceur, une pa­tience, une serviabilité inlassable, ne critiquant personne, excusant l'intention quand il ne pouvait louer l'action.

La population dont il était comme le père nourricier n'était pas insignifiante : 500 bouches et même plus étaient ouvertes devant lui, au moins trois fois le jour : en outre, le cher Frère n'ayant ordinairement aucun confrère avec lui, pour le seconder dans le travail et la surveillance, était dans l'obligation de faire tout par lui-même, avec le seul concours d'enfants qu'on lui donnait comme aides. Par son humeur égale, son air toujours content, sa bonté, le chef avait bientôt gagné la confiance du petit monde qui l'entourait. Ses bons procédés à leur égard, qui, au besoin, n'excluaient pas la fermeté, attachaient ces jeunes gens à leurs occupation, et ils ne se faisaient pas tirer l'oreille pour le travail. Il n'était pas rare de voir le F. Aignan garder le môme enfant pendant 7, 8 ans et au delà; quelques-uns même restaient après leur libération. Cet attachement des jeunes colons, pour leur patron n'était pas passager; témoin, entre autres, ce brave Mathurin qui, après 20 ans de séparation, écrivait, du fond de l'Océanie, au vieux bon Frère pour le remercier de ses bontés à son égard et lui rappeler avec bonheur les douces années passées dans sa cuisine de St-Michel.

Mais avec les années et les misères, les forces diminuent et les maladies augmentent. On dit que notre cher Frère avait trois maladies mortelles : maladie de coeur, hydropisie, albuminurie, sans parler de ses quatorze lustres bien achevés. Il continuait toujours, à l'Abbaye, sa vie douce et charitable de St-­Michel, toujours prêt à rendre service avec grâce et bonne humeur, ne sortant jamais de la communauté, édifiant tout le monde

Vers le milieu de l'année 1906, le bon vieillard était parfois obligé d'interrompre son travail -, il était à bout de forces et pouvait à peine respirer. Au mois d'octobre, il fut enfin contraint de garder l'infirmerie ; vers le milieu de ce mois béni' du Rosaire, on crut qu'il pourrait, d'un moment à l'autre, succomber à l'étouffement, et le 19, après le souper, il reçut les derniers sacrements et renouvela ses voeux en présence de la communauté. Cependant six d'entre nous, qui auraient pu croire assister à ses funérailles, devaient le précéder dans la tombe ; il se remit un peu, put au printemps venir quelquefois entendre la sainte messe à l'Oratoire Saint-Roeb, et recevoir la communion quotidienne, ou à l'oratoire, ou à l'infirmerie.

Le 6 juin, le R. P. Supérieur recevait encore une lettre du vénérable abbé Gebhard Schneider, chanoine et curé-doyen de Stuttgard, frère de notre malade. Ne pouvant en raison de son âge entreprendre le long voyage de Langonnet, il aimait à recevoir souvent des nouvelles du cher malade.

Nous voici au 7 juin, minuit un quart : la fête du Sacré-Coeur de Jésus vu réjouir nos âmes ; le Frère qui veille à l'infirmerie appelle le R. P. Hassler, notre supérieur; il se lève en un instant, arrive : tout est fini : Jésus était venu ouvrir son Coeur à l'âme douce, pacifique, humble et pure de son dévoué serviteur. Ce jour-là même le F. Aignan Schneider comptait juste 72 ans. Et factus est in pace locus ejus!
Cyprien LE DOUARIN.

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