Le P. Camille THRO
décédé subitement à Cannes, le 6 novembre 1954,
à l'âge de 60 ans et après 34 années de profession.

Carrière agitée que celle du P. Thro ! Il naquit à Guebwiller, le 24 juillet 1894. Il avait 16 ans, quand le départ du P. Flottat pour l'Afrique fit sur lui grande impres­sion et le décida à faire des études pour devenir missionnaire à son tour. Sur son chemin, il rencontra M. Xavier Scherer qui le fit entrer à l'école apostolique des PP. Jésuites à Thieu en Belgique. Il y passa six années coupées par la guerre 14-18 pendant laquelle il fut mobilisé dans l'armée allemande.

En 1919, il fit sa demande d'admission au Noviciat. « La semaine dernière, écrit­il le 6 juillet 1919, j'ai eu le bonheur de faire une petite retraite d'élection pendant laquelle je me suis décidé définitivement pour la Congrégation du Saint-Esprit, avec l'approbation de mon Père spirituel, à qui j'avais soumis toutes mes raisons pour et contre la Congrégation. Depuis lors, plus de trouble, plus d'agitation au sujet de ma détermination et je me sens vraiment dans la voie où le Bon Dieu me veut ». Le Supérieur de Thieu apostillait cette lettre: « Jeune homme à l'àme très délicate et fort généreuse; restera docile à toutes les inspirations du Saint-Esprit; on a confiance qu'il sera un novice, un scolastique, un missionnaire de haute vertu ».

Il fit son noviciat sous la direction du P. Lithard. Là encore, ses notes sont bonnes; mais la perspicacité du Maître remarque en lui un caractère susceptible de subir l'influence du milieu à un degré marquant; ce sera toute sa vie le faible de notre confrère.

Il fit profession, le 19 octobre 1920, à Neufgrange où il avait été transféré quand un second noviciat eut été ouvert dans cette commu­nauté; puis il entra à Chevilly. En 1922, sa santé fléchit, et on l'envoie en demi-repos à Saint-Michel-en-Priziac. En octobre 1924, cette santé pa­raissant rétablie, il reprend ses études à Chevilly. Prêtre le 28 octobre 1925, il fit sa consécration en juillet suivant et sortit de ses années de formation avec les notes qu'il avait eues en y entrant : caractère mo­bile, subissant les influences du dehors, rapports faciles avec les supérieurs et les confrères, santé déficiente par suite de fatigue cérébrale qui lui vaut de fréquents maux de tête. , Le 20 octobre 1926, il partit pour l'île Maurice. Nous le trouvons d'abord à l'île Rodrigues, sous la direction du P. Laffont; puis à l'Imma­culée Conception de Port-Louis, avec les PP. Hamonic et Sontag; enfin à New-Grove.

En 1936, il fut renvoyé en France : il passait par une crise de mécontentement que rien n'apaisait. Une seule mesure s'imposait: le placer dans un autre milieu. On lui confia l'économat de Neufgrange. Après l'évacuation, de septembre 1939 à juillet 1940, il revint de nouveau dans cette communauté où l'attendait la plus rude de ses épreuves.

Inculpé d'avoir facilité l'évasion d'un parachutiste anglais, qui fut malheureusernent pris par les Allemands; tombé ensuite dans un piège, en acceptant de fournir des recrues pour l'armée de de Gaulle, le P. Thro fut arrêté le 30 novembre 1943, à la paroisse d'Herbitzheim, voisine de Neufgrange, où il faisait du ministère depuis notre expulsion de 1941. Envoyé d'abord au fort de Queuleu, à Metz, où il subit un rigoureux in­terrogatoire, le Père commence sa rude vie de détenu dans les trop fa­meux camps d'extermination.

« C'est le début de ma détention, confie le Père, qui m'a laissé le souvenir le plus pénible, car la souffrance morale de l'isolement et la longue attente d'une exécution certaine à Brandenbourg ne furent que peu de chose à côté de cette appréhension de la nature qui halète sous la souffrance physique et qui s'attend à chaque instant aux pires bruta­lités, sans pouvoir les voir venir à cause des yeux bandés ».

Le 15 mars 1944, les détenus quittent Metz pour une destination in­connue. Le transport s'effectue, dans des wagons cellulaires et dure trois semaines. La nuit, on est entassé dans une chambre sans lu­mière et si on est arrivé trop tard au cantonnement, on se passera de repas. Le lendemain matin, il y aura un peu de pain avant le départ-

Le 5 avril 1944, c'est l'arrivée à la prison modèle de Brandenbourg. Un peu plus tard, le Père est transféré à Berlin, à la prison de Ploetzen­sée, pour comparaître enfin devant le tribunal du peuple. Le directeur de. là prison cherche à le persuader qu'il est un grand criminel, puisqu'il libérait des aviateurs assassins qui vont renouveler leurs attaques contre les populations civiles. C'est une affaire de haute trahison. Le jugement a lieu le 29 novembre. Quatre sont inculpés dans la même affaire d'é­vasion : un jeune homme de Sarreguemines chez qui était descendu le parachutiste, deux femmes qui ont aidé à la tentative, et le Père. Toute l'accusation fut portée au compte du Père. Quand la séance est enfin levée, le Père comprend le sort qui l'attend et il est heureux que la colère de ses bourreaux se soit acharnée sur lui seul: les autres au moins seront saufs. « Aussi quelle surprise, nous dit le Père, d'entendre tout à l'heure que la même sentence de mort frappe tous les quatre. Les femmes reçurent cette annonce comme la chose la plus naturelle du monde. Nous nous donnâmes l'accolade et je les bénis devant tous ».

On aimerait accrocher quelques anecdotes au vol des conversations, tel ce souvenir de Berlin. Car le P. Thro conservait une admiration re­connaissante à un aumônier rhénan très chic, qui s'était employé mal­gré les défenses, et en risquant cent fois sa vie, à aider les condamnés qui avaient essayé d'attenter à la vie d'Hitler. Il leur transmettait des messages, leur faisait passer la communion par des laïcs, quêtait des prières pour eux. Auprès du Père Thro, ces visites furent de bons mo­ments de réconfort, d'autant qu'elles étaient très dangereuses, et le Père sentait le prix de cette affection. L'aumônier le visitait avec l'assiduité d'un frère, et c'est par lui qu'il fut au courant des exécutions qui de­vaient avoir lieu. Le jour de l'exécution, il put suivre de sa cellule les cru­elles pendaisons. Il entendait qu'on relâchait les victimes, pour les remon­ter ensuite, et elles se débattaient pendant un quart d'heure avant d'é­touffer.

Et cet autre souvenir encore de la prison de Brandenbourg où le Père fut pendant de longs mois, menottes aux mains, et celles-ci fixées à la ceinture, dans une position d'immobilité absolue qui ne permettait même pas, la nuit, de tirer sur l'unique couverture qui eût protégé du froid glacial. Et le Père racontait comment il était parvenu, dans les derniers temps à tromper son gardien pour libérer une main. Lorsqu'on l'avait détaché pour qu'il puisse faire sa toilette, il eut l'idée d'enfoncer avec l'extrémité de la brosse à dents du papier, dans le cadenas des me­nottes, de sorte que la clé ne pénétrait plus jusqu'au fond. Elle entrait cependant et laissait au gardien inattentif l'impression d'avoir complète­ment fermé les entraves. Une fois seul, le détenu parvenait à desserrer collier et à retirer une main....

« Mais comment cela se fait-il que vous ayez pu échapper à la mort ? demandait-on au P. Thro.

- En effet, répondat-il, j'attendais chaque semaine... Tous les lundis, il y avait des exécutions, et à partir du 8 décembre nous pouvions être désignés; mais rien ne vint quand Noël et le Nouvel An furent atteints. Je sus plus tard l'explication : la maman du jeune lorrain condamné avec nous était venue en Allemagne, et au lendemain de notre condam­nation, elle avait eu le courage d'aller trouver von Meisner, ministre d'Etat, dont le frère venait d'être fait prisonnier par les Anglais. Elle lui représenta que s'il voulait la vie de son frère il devait nous sauver tous les quatre. Au dire de von Meisner, il ne manquait que la signature du décret... Mais il fut assez heureux pour prétexter un ordre inexistant du Führer et se faire remettre les papiers qu'il conserva »

Le séjour à Brandenbourg dura ainsi jusqu'au 19 février. Ce fut alors l'avance des Russes sur Berlin... Allait-on les exécuter?... Voici qu'on imagine de les transférer à Halle, qui leur offrit ses sous-sols hu­mides et glacials on revit les menottes rivées à la ceinture... Le 12 avril, les prisonniers sont confiés à la Gestapo et acheminés sur Torgau; c'est là qu'on revoit surgir - il y en a encore et partout - les SS dont on peut attendre le pire. Mais la tragédie tourne court. Après un copieux repas dans un restaurant, les détenus, abandonnés à leur, sort, sans pièce d'identité, reprennent la route. Ils seront accueillis dans un camp de prisonniers pour y attendre leur libération : 25 avril. Et le 18 mai 1945, l'avion atterrit sur le terrain du Bourget, chassant définitivement l'affreux cauchemar.

Le P. Thro revint à Neufgrange. Le 14 janvier 1948, cette magnifique citation lui était décernée : « Homme de valeur, vivant exemple d'energie, de courage, de patriotisme et de conscience humaine. Chargé à partir de septembre 1939 par l'autorité militaire de diverses missions de confiance en Belgique, a recueilli, caché, puis acheminé des parachutistes alliés et réfractaires. Arrêté en novembre 1943, a été interné et torturé puis condamné à mort, ayant pris toutes les accusations à son compte pour sauver ses compagnons et complices. N'a sauvé sa tête que grâce à l'avance des troupes aliées ». Et le P. Thro était promu au grade de chevalier de la Légion d'Honneur.

Les dix-huit mois de détention du P. Thro n'avaient pas peu contribué à détériorer complètement une santé déjà fragile. Le Père dut quitter l'économat de Neufgrange, où il s'était employé si activement à réparer les dommages causés par la guerre, et fut envoyé. à Grasse pour s'y reposer tout en assurant la direction de la petite rési­dence. C'était encore trop lui demander et il dut se remettre aux soins du médecin de l'hôpital de Guebwiller. Il revenait bientôt dans le Midi poursuivre sa convalescence. Le Père accepta encore une petite aumônerie à Cannes où son frère tient un commerce.

Le 5 novembre au matin, se sentant indisposé, il prévint les Sœurs qu'il ne pouvait dire la messe. Le mal ne fit que s'aggraver et les Sœurs jugèrent plus prudent de le faire transporter d'urgence à l'hôpital où il devait décéder aux premières heures du 6 novembre, emporté par une crise cardiaque. La mort, que le Père avait pu regarder en face pen­dant des mois, était revenue sournoisement chercher sa proie, et le Père ne put même pas être réconforté par les derniers secours de l'Eglise.

Les obsèques eurent lieu à la Cathédrale de Grasse où de nombreux amis vinrent témoigner à notre confrère leur profond attachement. Il repose maintenant dans le caveau de communauté au cimetière de la ville.

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