Le P. Joseph TREICH,
décédé à Adazi le 27 février 1960,
à l'âge de 77 ans et après 56 années de profession.
(BPF 110 p. 414-419)
La mission d'Onitsha, en Nigeria, voyait, dans l'après-midi du dimanche 28 février, une affluence de monde inusitée. Plusieurs milliers de personnes remplissaient la cathédrale, débordaient au dehors, s'entassaient sur le parvis et bloquaient les routes voisines. S. Ex. Mgr Charles Heerey, revêtu de la chape noire, entouré d'un nombreux clergé des diocèses d'Onitsha, d'Owerri, de Bénin, de Calabar, de la Préfecture d'Oturkpo, d'un fort contingent de Soeurs et de Frères, de missionnaires laïques, recevait à l'entrée de sa cathédrale la dépouille mortelle d'un de ses plus vaillants missionnaires qui eut à son actif la plus longue carrière apostolique, ici, en Nigeria.

Le P. Joseph Treich venait de s'endormir dans le Seigneur, la veille de ce jour, à l'hôpital de la mission d'Adazi. Sa dernière maladie avait débuté cinq semaines plus tôt. En se rendant à Adazi, il eut un certain pressentiment que c'était sa fin prochaine. Depuis plus d'une année déjà, les infirmités du vieil âge l'incommodaient. Plusieurs fois, il avait été admis à Adazi, où des soins dévoués et experts, de la part des docteurs et des Religieuses de la Mission, lui obtenaient un regain de vie. A l'hôpital, surtout au cours de cette dernière maladie, il reçut fréquemment la visite de son Ordinaire et de ses confrères, ainsi que des Soeurs et des Frères. Pour tous, il avait une parole aimable, intéressante. Tous ceux qui avaient le plaisir de faire sa connaissance estimaient et aimaient notre cher Père.

Sentant sa fin approcher, il pria ses confrères et amis les plus intimes de prendre leurs dispositions en prévision de son décès, de préparer à temps son cercueil. A la Religieuse du Saint-Rosaire qui le soignait, il recommanda tout particulièrement de ne pas oublier de faire sonner le glas en temps opportun. Chaque fois que son état empirait, que l'on redoutait une nouvelle crise, on ne manquait pas de lui renouveler l'Extrême-Onction. Notre malade savait apprécier cette délicate attention de charité, et, chaque fois qu'il se sentait de nouveau mieux, c'est au sacrement qu'il attribuait ces heureux effets. Au cours de sa longue maladie, le P. Treich ne cessa de nous édifier, par son humilité, son obéissance, surtout vers la fin, quand la faiblesse fut telle qu'il dût accepter d'être traité comme un enfant.

Ce fut le samedi 27 février qu'il mourut, plus rapidement que l'on ne s'y attendait. On avait appelé à son chevet le P. Carron, Supérieur religieux. Se trouvant en tournée, il accourut en hâte et eut encore le bonheur d'assister aux derniers instants de celui qui fut, en Nigeria, son premier Supérieur, qui l'initia au ministère apostolique. Le P. Treich expira paisiblement à la fin de la récitation des prières des agonisants, et après avoir reçu une dernière absolution. La Soeur et l'infirmière, agenouillées à la tête du lit, de chaque côté du mourant, lui rendirent le dernier service de lui faire baiser le crucifix; puis elles lui fermèrent les yeux. La tête du moribond retomba sur le côté : il entrait dans le repos définitif, un repos bien mérité, après 52 années de vie apostolique en Nigeria.

Les visiteurs furent nombreux à défiler dans la chambre mortuaire, priant pour le repos de cette âme. Son Excellence fut le premier; puis Pères, Frères, Soeurs, infirmières, personnel de l'hôpital, du Collège, étudiantes, instituteurs et institutrices, fidèles, tous se relayèrent sans discontinuer. Tous voulaient ainsi prouver, par leurs prières et leurs ferventes supplications, combien ils déploraient la perte d'un ami bien cher.

Comme nous l'indiquions au début de cette notice, la dépouille mortelle fut transportée d'Adazi à Onitsha, distant de 45 km., dans l'aprèsmidi du dimanche. Le P. Carron chanta l'office des morts en présence de S. Exc. Mgr Heerey et de plusieurs autres prélats et dignitaires ecclésiastiques de Nigeria. C'est encore le P. Carron qui célébra le Saint Sacrifice, tandis que les chants de la schola des Pères alternaient avec les ferventes prières de la foule. Tous pleuraient la mort d'un apôtre dévoué, d'un saint prêtre.

L'absoute fut donnée par Mgr Heerey, et le cortège se dirigea vers le cimetière des Pères, où Son Excellence récita les dernières prières et fit les ultimes adieux à l'un de ses plus braves ouvriers apostoliques. Le P. Treich, qui toute sa vie avait fait preuve de belle humilité, pouvait alors, du ciel, contempler le triomphe dont ses derniers restes étaient l'objet sur terre.

Il était né à Bolsenheim, petit village du Bas-Rhin, à 3 km. d'Erstein, dans la plaine d'Alsace, le 14 avril 1882. Orphelin de bonne heure, il fut placé chez les Soeurs de la Charité, à Schiltigheim près de Strasbourg. Il dut certainement rencontrer beaucoup de charité et de compréhension dans cet établissement, car il garda toute sa vie un vivant et profond souvenir pour les Religieuses qui avait pris soin de lui. Très tôt, la vocation missionnaire germa dans le coeur de cet enfant humble, docile et ouvert. L'aumônier de l'orphelinat, faisant apprendre à son élève les rudiments des grammaires française et latine, trouva en lui les meilleures dispositions.

Le jeune Joseph Treich commença ses études classiques à Seyssinet; il obtint la première partie du baccalauréat. Exempté du service mi­litaire, il fit son noviciat, sa philosophie et sa théologie sans autre interruption. Ordonné prêtre à Chevilly, le 28 octobre 1907, il fit sa consé­cration à l'apostolat le 12 juillet suivant et reçut son obédience pour le Bas­-Niger. Il arriva à Onitsha, fin octobre 1908, aux quartiers généraux de la Mission. Sous la direction de Mgr J. Shanahan, son Préfet apostolique, et des PP. Vogler, Bisch et Bindel, il entreprit son apprentissage de mission­naire. Tout en s'initiant au ministère, à la marche des écoles, il se lança dans l'étude de 1'igbo, la langue du pays, et les difficultés de cette langue ne parvinrent pas à le rebuter. Toute sa vie, il cherchera à en avoir une connaissance toujours plus parfaite. Il y réussit tellement bien qu'en 1946, alors que ses forces déclinant l'obligèrent à prendre sa retraite, il se mit sérieusement à la composition d'un dictionnaire de la langue igbo. Le travail, bien que fort poussé, restera cependant inachevé.

D'un physique solide et robuste, le P. Treich aurait pu être comparé au chêne de la forêt. Mais le climat extrêmement malsain de ces régions marécageuses et infestées de moustiques, climat meurtrier qui avait déjà emporté une demie douzaine de jeunes Pères français, ne manqua pas de miner sournoisement la santé du P. Treich lui-même. Une forte fièvre pernicieuse fut le premier avertissement. Mgr Shanahan appela le jeune, missionnaire à Onitsha, afin de lui prodiguer lui-même les soins nécessaires. Il sut si bien s'y prendre qu'il le tira bien vite de ce mauvais pas. Le remède employé n'était d'ailleurs pas banal : Monseigneur fit absorber du champagne à son patient! Et le P. Treich se retrouva bientôt complètement sur pieds; l'amélioration devait persister plus de 45 ans.

Survint la guerre de 14-18. Les hostilités entre la France et l'Allemagne valurent aux Pères d'origine alsacienne un internement à Lagos, capitale du Nigeria. Mais les jeunes Pères n'entendaient pas gaspiller dans l'inactivité les plus belles années de leur vie, loin de leurs chers Ibos. Le P. Treich réussit à faire comprendre aux autorités anglaises que les Alsaciens n'avaient nullement perdu leur nationalité française, et qu'ils étaient plutôt des alliés. Ils furent donc relâchés et purent réintégrer leurs missions respectives.

C'est alors qu'un nouveau champ d'apostolat fut assigné au P. Treich: la mission d'Anwa, dans l'arrière-pays de la province de Calabar. Il allait y rester quatre ans et y déployer sa belle activité missionnaire. Depuis plus de soixante ans, de puissantes sectes protestantes avaient évangélisé le territoire, avec la protection et les faveurs d'un gouvernement bienveillant et de considérables moyens financiers fournis par les protestants d'Angleterre et d'Amérique. Afin de prévenir tout empiètement éventuel, Presbytériens, Méthodistes et Baptistes s'étaient partagé la région en zones d'influence. Les catholiques, arrivés trop tard sur les lieux, se voyaient privés de tout territoire, et c'est par infiltration progressive qu'ils parvinrent à entrer dans le pays.

Le P. Treich et son jeune compagnon de lutte, le P. Biéchy, ne ménageaient pas leur peine pour atteindre le pays des Ibibios d'abord, afin de trouver quelques villages non encore occupés par les protestants. Calabar fournit les premiers catéchistes qui furent placés à la tête des postes et improvisés maîtres d'écoles. Malgré l'opposition ennemie, nos deux Pères, constamment en route sur les pistes de brousse, constataient, non sans une joie bien légitime, que leurs efforts étaient couronnés de succès. La demande d'instituteurs fut bientôt telle qu'on se posa sérieusement la question : ne valait-il pas mieux poursuivre le mouvement de pénétration, plutôt que de chercher à consolider le terrain déjà conquis. Le P. Treich était partisan de la consolidation; mais la Maison-Mère conseilla l'expansion la plus rapide. Le gros morceau fut attaqué. La région d'Anwa, sauvage et difficile d'accès, comportait encore bien des endroits restés vierges. On arrivait à point et de nombreux catéchistes furent installés. Le Père Treich et son jeune vicaire, missionnaire dynamique, firent tant et si bien qu'à la fin de la guerre Anwa comptait plus de 400 postes de brousse. Mais au prix de quels sacrifices !

En brousse, on couchait sur la dure, on n'emportait pour tout bagage que l'essentiel qui pouvait être porté par une seule bicyclette. A Anwa même, les Pères logeaient dans une masure entièrement construite en tôles de zinc : il y avait de quoi y suer ! Soucieux avant tout de fournir aux centaines de catéchistes les moyens d'existence, le P. Treich ne disposait pas de grand­-chose pour garnir sa table: pas de pain bien souvent, on se contentait de grignoter des tiges de manioc ou de maïs.

En contact permanent avec les enfants et les adultes des différentes régions du pays, le Père se mit à l'étude de l'Efik et ne tarda pas d'être en mesure de composer des cantiques en cette langue. Le voilà désormais en possession de deux langues pour se faire comprendre: fait unique pour l'époque.

Depuis quatre ans, le P. Treich jetait la semence évangélique aux quatre vents du pays ibibio. Les Ibios réclamaient de nouveau les fruits de son zèle. On lui enjoignit de remonter vers Onitsha, de faire du ministère à Ntéjé, puis à Adazi. Il fit le voyage à bicyclette, un parcours de 200 km. en deux journées!

Il retrouve ici son camarade de promotion, le P. Albert Bubendorff, qui était de la même consécration. Sous sa direction, le P. Treich travailla encore 6 ou 7 ans dans cette région perdue et montagneuse de Ndizogu et d'Okigwi. Ici, consolidation et expansion allaient de pair. Après le transfert de la mission de Ntéjé à Adazi, le P. Treich fut chargé de fonder la mission d'Uturu, à quelque dix kilomètres d'Okigwi, chef-lieu d'administration. Sainte-Croix d'Uturu, et, plus tard, vers 1940, Okigwi, sont les deux jalons les plus marquants de l'activité si riche et si variée du P. Treich. Sainte-Croix d'Uturu, poste de brousse dépendant alors d'Adazi, fut ouverte par le P. Bubendorff en 1925, mais ce fut le P. Treich qui en fit une mission, une sorte de mission-mère qui devait donner naissance à une demie ­douzaine d'autres missions.

La région est assez accidentée. En saison des pluies, les rivières, devenues torrentueuses, débordent, emportant les ponts sur leur passage. Le Père se trouvait donc souvent isolé; les vivres ne lui parvenaient que très irrégulièrement et les matériaux de construction se faisaient attendre. Mais pire que tout cela, le Père se retrouvait aux prises avec ses vieux adversaires des débuts, les Méthodistes, établis à quelques kilomètres de là, dans la vallée. Il était pour eux un intrus, et ils ne lui ménageaient pas toutes sortes de tracasseries; ils lui menèrent la vie dure, au point que le P. Treich en arrivait aux insultes.

Il logea d'abord provisoirement dans une case du village, avant de construire en dur une habitation de trois à quatre pièces au rez-de-chaussée. Cinq ans plus tard, il bâtit une église spacieuse, sans prétentions artistiques sans doute, mais d'une réussite cependant fort appréciée. La, construction de l'école ne tarda pas ensuite, et celle de plusieurs églises en brousse.

Avant de partir en congé en 1932 - le Père ne revint que deux fois en France durant les 52 ans de sa vie en Nigeria - son Supérieur d'Adazi lui fut adjoint comme second. De quel tact ne dut-il pas faire preuve pour que son ancien supérieur n'ait pas l'impression d'avoir démérité!

Le P. Treich était toujours animé du désir de faire un travail durable. C'est lui-même en personne qui examinait les candidats et les préparait à la réception des sacrements. En chaque station ou poste, il prenait soin d'établir le status animarum et de le tenir à jour. En fin psychologue, il savait que le noir a besoin d'être longuement suivi. Seul durant ces cinq premières années de fondation à Uturu, le Père souffrit beaucoup de cet isolement, conséquence de la pénurie du personnel. Malgré les lourdes charges et préoccupations auxquelles il devait faire face, le Père savait néanmoins se réserver un peu de temps libre pour faire visite à ses confrères, pour les voir en communauté, pour trouver le plus régulièrement possible un confesseur.

Approchant de la soixantaine, âge où les forces commencent à diminuer, il fut invité par ses supérieurs à se rapprocher davantage du chef-lieu. On lui proposa l'entreprise d'une nouvelle fondation, à Okigwi. Tout en se rendant bien compte des difficultés que cela comportait, vu son âge surtout, le Père accepta la proposition et se lança, comme toujours, corps et âme, dans cette entreprise. Peu de temps avant la dernière guerre, la nouvelle fondation était tellement bien avancée qu'on pouvait déjà y loger deux Pères. Avec beaucoup de ménagements pour les gens d'Uturu, le P. Treich fit le transfert de Sainte-Croix à Sainte-Marie d'Okigwi. Il ne restait plus qu'à consolider les bases de la nouvelle Mission.

Au début de la seconde guerre mondiale, les Pères allemands de la Préfecture de Makurdi furent internés d'abord à Unmahia avant d'être transférés en Jamaïque. L'Administrateur apostolique, Mgr Heerey, députa le P. Treich pour s'occuper de l'administration de ce nouveau territoire confié à ses soins. Les années de défricheur étaient passées pour le P. Treich, et il ne se trouva pas particulièrement heureux à ce poste. Grande fut sa joie lorsqu'il put, après deux années d'absence, regagner Okigwi.

Dès la signature de l'armistice, le Père n'eut d'autres préoccupations que de réunir les matériaux nécessaires à la construction d'une maison à deux étages, future résidence de la communauté d'Okigwi. Le travail achevé, et après avoir assuré l'avenir en installant les Soeurs du Saint-Rosaire chargées de l'éducation des jeunes, garçons et filles, le P. Treich songea sérieusement à céder la place à des confrères plus jeunes. Il pria son Évêque de le relever du supériorat et de lui accorder sa retraite. C'était en 1946.

Cette retraite de treize ans qu'il avait méritée à tant de titres ne fut en fait qu'une semi-retraite, car le Père n'en continua pas moins à rendre tous lu services dont il était encore capable, à Newi, à Port-Harcourt, à Enugu, à Ajalli. Il était un confesseur aimé et recherché. Tous ses confrères, d'ailleurs, le tenaient en haute estime et tâchaient de lui rendre sa retraite douce et agréable. Le P. Treich continuait d'édifier par sa patience et sa simplicité. Ses temps libres étaient consacrés à la prière, à la lecture, au perfectionnement de ses connaissances de la langue igbo. Causeur charmant, d'une conversation intéressante, il avait un répertoire étendu pour rappeler tel ou tel détail historique de la Mission du Nigeria. -Les découvertes scientifiques l'intéressèrent jusqu'à la fin de sa vie, et l'on s'étonnait de l'étendue de son savoir en quantité de domaines.

En quittant l'hôpital d'Adazi pour suivre le cortège, une des Soeurs me disait: « Combien le bon Père Treich va nous manquer désormais! » Oui, nous la regretterons longtemps cette figure si sympathique de notre cher disparu. Sa compagnie enjouée nous fera bien défaut, tout autant que ses conseils avisés. Nous n'aurons plus le plaisir de lui offrir boîtes de cigares et tabac. Par contre, il nous restera le devoir bien doux de nous inspirer, dans nos activités, de sa simplicité, de sa patience, de sa générosité, de son esprit de sacrifice.
Ant. Stiegler Port-Harcourt

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