LE F. MARIE-ANSELME VALLÉE
DE LA PROVINCE DE FRANGE
décédé à Miserghin, le 20 octobre- 1907.
(Not. Biog III p. 154-162)


Auguste Vallée, qui devait porter plus tard, en religion, le nom de F. Marie-Anselme, est né à Suse (Italie), le 9 juin 1848. Voici, d'après ce qu'il a raconté lui-même, bien des fois, la ma­nière dont il fut amené en Algérie : C'était, pendant la guerre italo -autrichienne,1859-1860. Ses parents lui avaient confié la garde de son petit frère, et il l'avait perdu. La crainte d'être battu par son père, qui était d'un caractère violent et emporté, le poussa à s'enfuir, et il n'eut plus ensuite le courage de rentrer chez lui.

Lorsque les soldats français évacuèrent le Piémont, il suivit le régiment du 2e zouaves, en donnant pour prétexte qu'il était abandonné de ses parents. L'officier qui commandait ce régiment lui permit de faire route avec ses hommes, lorsqu'ils retournèrent en Algérie. Après avoir débarqué à Oran, notre jeune fugitif continua, pendant quelque temps encore, à mener la vie de caserne avec les braves zouzous, qui le choyaient et le considéraient comme un enfant de troupe. On croit même qu'il fit avec eux le trajet d'Oran à Tlemcen. Finalement, la Préfecture s'occupa de lui et le plaça à l'orphelinat du P. Abram, à Miserghin.

Il a avoué bien souvent, au cours de sa vie, que son évasion de la maison paternelle lui a toujours laissé sur le coeur d'amers regrets. Par deux ou trois fois, et même peu de temps avant sa mort, il fit faire des démarches à Suse en vue de retrouver sa famille et d'en avoir des nouvelles, mais ce fut toujours en vain; jamais il ne put obtenir le moindre renseignement.

Auguste Vallée vécut parmi les Orphelins de Miserghin jusqu'à l'âge de vingt et un ans. Tout en suivant les cours de l'instrucLion primaire, il fut employé à la pépinière de l'Établissement. C'est là qu'il acquit les premières notions d'horticulture et d'arboriculture; il s'appliqua, surtout à la culture des fleurs, pour laquelle il eut toujours une préférence marquée. Il se perfectionna même si bien, dans toutes ces branches, qu'il put, dans la suite, suppléer le F. Marie­-Clément, directeur de la pépinière, lorsque celui-ci tombait malade on était obligé d'aller refaire ses forces au pays natal, ce qui n'arrivait pas rarement.

En 1869, M. Vallée entendit la voix de Dieu qui l'appelait à son service dans la vie religieuse. Il eut d'abord l'intention d'entrer dans l'Institut des Frères des Écoles chrétiennes; mais, sur les conseils d'un condisciple et ami, il se décida pour celui de N.-D. de l'Annonciation, fondé, comme on le sait, par le vénéré P. Abram.

Après deux années de postulat, il revêtit l'habit religieux, en 1871, et prit le nom de F. Marie-Anselme, par sympathie naturelle autant que par dévotion pour le saint Archevêque de Cantorbéry, originaire du Piémont comme lui.

Il dut faire trois années de noviciat. Les circonstances qui motivèrent cette longue attente sont assez curieuses pour être rapportées ici. Mgr Callot, premier évêque d'Oran, avait, à cette époque, jeté son dévolu sur la propriété du P. Abram, pour en faire sa maison de campagne et y établir son séminaire ; mais ses plans échouèrent devant la résistance énergique du P. Abram. Après la mort de Mgr Callot et la vacance du siège d'Oran, Mgr Lavigerie, archevêque d'Alger, émit à son tour la prétention de s'emparer de la propriété pour y installer les Pères Blancs, qui devaient garder les Frères de l'Annonciation à titre de domestiques ; mais il ne fut pas plus heureux que ne l'avait été son suffragant défunt. Fort de ses titres et de son droit de légitime propriétaire, le P. Abram opposa aux prétentions de l'Archevêque la même résistance énergique qu'il avait opposée précédemment à celles de Mgr Callot, et il resta maître du terrain, malgré l'inégalité de la lutte et la puissance, de ses redoutables adversaires. Le cardinal Lavigerie, on le sait, était habitué à voir tout plier devant lui. Il s'attendait d'autant moins à l'énergique, résistance du P. Abram que, lors d'une précédente visite, il lui avait apporté, en personne, le camail de chanoine honoraire de la cathédrale d'Alger. L'insuccès de sa démarche le mortifia tellement, qu'après son retour à Alger, au cours d'une conversation qui roula sur ce sujet, il avoua à son interlocuteur « qu'il eût mieux valu pour lui se casser une jambe que d'aller à Miserghin ». Et, de fait, il n'y remit plus les pieds. Le P. Abram, de son côté, malgré les invitations réitérées du Cardinal, n'alla jamais chercher à Alger ses lettres de chanoine, qu'on avait omis de lui apporter en même temps que le camail.

Comme bien on le pense, ces tentatives d'expropriation donnèrent lieu à une longue série de contestations et à de nombreuses difficultés ; de plus, elles ne tendaient à rien moins qu'à l'anéantissement de l'oeuvre du P. Abram. Aussi, le vénéré fondateur jugea-t-il prudent d'attendre la fin de l'orage pour admettre ses novices à la profession.

Par suite de ces circonstances, le F. Marie-Anselme ne put prononcer ses premiers voeux de religion qu'en 1874. Par contre, il eut le bonheur d'émettre ses voeux perpétuels dès l'année suivante 1875.

Grâce à son intelligence, à ses aptitudes naturelles et aux connaissances qu'il avait acquises tant à l'Orphelinat qu'au noviciat, on put dès lors lui confier les emplois les plus variés. C'est ainsi qu'il fut chargé tour à tour de la dépense et du réfectoire de la Communauté, de la musique et de la surveillance des grands. De 1880 à 1885, il joignit à cette dernière fonction celle de professeur de la première classe. De 1885 à 1888, il fut sous-­directeur de la pépinière, puis, de nouveau, chef et professeur de musique, en même temps que surveillant des grands.

Le F. Marie-Anselme se montra toujours bon religieux et bon confrère. Il était doué d'un caractère aimable, ouvert, facile et très gai. Musicien dans l'âme, et très habile instrumentiste, il dirigeait sa fanfare avec une véritable maestria, quoiqu'elle fût composée des éléments les plus hétérogènes, enfants de tout âge, Frères, ouvriers de la maison et du village, jeunes gens et pères de famille. Il la dirigeait aussi avec beaucoup de tact. Une querelle s'élevait-elle entre musiciens ? Par un bon mot, par un trait d'esprit lancé à propos, il savait la faire avorter, en l'étouffant immédiatement dans un éclat de rire général. Il aimait également à prêter aux chants d'église le concours de la voix puissante et sonore dont le bon Dieu l'avait doué.

Les enfants l'aimaient beaucoup et gardaient de lui le meilleur souvenir, après leur sortie de l'Orphelinat. Aussi, quand ils le rencontraient à Oran ou ailleurs, c'étaient des « bonjour, Frère Anselme » et des poignées de mains à n'en plus finir.

Au cours de l'année 1894, l'Orphelinat de Miserghin reçut, en même. temps, la visite de NN. SS. Dusserre, archevêque d'Alger, Laferrière, évêque de Constantine, et Soubrier, évêque d'Oran. Mgr l'évêque de Constantine venait surtout en vue de conclure avec le F. Marie-Liguori, successeur immédiat du P. Abram, une affaire déjà commencée par correspondance. Il s'agissait du trop fameux domaine dit de Ste-Hélène, d'une contenance de plus de 300 hectares et propriété de la mense épiscopale, dont Sa Grandeur désirait confier l'exploitation aux bons Frères de Miserghin ; elle mettait en même temps à leur disposition les bâtiments de son ancien petit séminaire, dans le but d'y établir un pensionnat. Le F. Marie-Liguori se laissa trop facilement séduire par ces offres et accepta l'oeuvre proposée. Il en confia la direction au F. Marie-Anselme, qui se mit en route pour Constantine, en novembre 1894, avec quatre autres Frères !

Hélas! en arrivant à Ste-Hélène, ils ne tardèrent pas à s'apercevoir qu'on venait de se lancer dans une entreprise plus que hasardeuse. Avant eux déjà, Mgr Las Cases, premier évêque de Constantine, y avait très malheureusement échoué et était devenu victime d'un irrémédiable embarras financier. Les bâtiments de l'ancien petit séminaire, depuis longtemps inhabités, étaient dans un tel état de délabrement qu'ils ressemblaient, plutôt à des ruines; de plus, ils étaient complètement vides ; il n'y avait ni mobilier, ni bétail, ni matériel d'exploitation -, les choses les plus nécessaires faisaient défaut; tout était pour ainsi dire à créer, et les ressources dont on pouvait disposer n'étaient rien moins que suffisantes à cet effet. Dans ces conditions, l'oeuvre semblait vouée d'avance à un échec à peu près certain.

Toutefois, le F. Marie-Anselme et ses compagnons ne se laissèrent pas décourager par ces sombres prévisions; au lieu de se perdre en lamentations et en récriminations aussi vaines que stériles, ils se mirent résolument à l'oeuvre, afin de faire honneur, dans la mesure de leur possible, aux engagements pris par le Supérieur Général de leur Congrégation. Ils commencèrent par se pourvoir de charrues et autres instruments aratoires ; ils se procurèrent aussi du bétail ainsi que des chevaux et des boeufs de labour. Les réparations les plus urgentes furent faites aux bâtiments, et l'on garnit ensuite la maison du mobilier nécessaire pour y recevoir des élèves.

Les importants travaux de culture effectués au cours de la première année furent très mal récompensés. Une grande partie des terres avait été retournée et ensemencée ; déjà, les récoltes s'annonçaient abondantes; encore quelques jours, et l'on allait pouvoir commencer la moisson, lorsque, dans les premiers jours du mois de juin, un furieux orage de grêle s'abattit soudainement sur la région et vint anéantir en un instant toutes ces belles espérances. Des experts, venus pour constater les dégâts, les évaluèrent à plus de dix mille francs. La gêne était déjà grande ; ce désastre l'augmenta et la rendit encore plus pesante.

Les quelques années qui suivirent furent peut-être un peu moins mauvaises ; mais elles n'améliorèrent quand même pas beaucoup la situation.

Les élèves n'affluèrent pas non plus au pensionnat; c'est à peine si, au milieu de toutes ses tribulations matérielles, le F. Marie-Anselme eut la consolation de se voir entouré d'un petit nombre d'enfants, qui vinrent. tout doucettement et à la longue, apporter un peu de vie et de gaieté dans l'établissement si éprouvé de Ste-Hélène.

Pendant ce temps, la maison de Miserghin faisait elle-même de très mauvaises affaires. On sait à la suite de quelles circonstances nous fûmes appelés, providentiellement, à sauver l'œuvre du P. Abram de la ruine irrémédiable dont elle était menacée. Le R. P. Libermann posa, comme conditions de notre acceptation, l'abandon, par les Frères de N.-D. de l'Annonciation, de leurs maisons de Constantine et de Montrond (Loire), dont la situation financière n'était rien moins que florissante.

Le F. Marie-Anselme et ses collaborateurs furent donc rappelés à Miserghin en décembre 1900. Ce ne fut pas sans un grand serrement de coeur qu'ils quittèrent cet établissement de Ste-Hélène, qui leur avait coûté tant de peines, de tracas et d'ennuis. Bien des fois, dans la suite, le F. Marie-Anselme se fit l'écho de ces regrets. « J'ai eu beaucoup de misères à Ste-Hélène, disait-il souvent, et pourtant je serais prêt à y retourner et à recommencer, s'il le fallait. »

Jean-Baptiste Sigrist.

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