Mgr François Xavier VOGT
Évêque de Celenderis, Vicaire apostolique de Bagamoyo, puis de Yaoundé
mort à Yaoundé le 4 mars 1943, à l'âge de 72 ans.


En face d'une vie si pleine comme est celle de Mgr Vogt, vicaire apostolique en Afrique depuis 1906 jusqu'à 1943 - trente-six ans d'épiscopat, - faut-il s'arrêter à ses années de formation pour y découvrir l'annonce de ce qu'il sera un jour? Ceux qui l'ont connu, il y a soixante ans, ont gardé dans leur souvenir l'image d'un tout jeune homme, à la face rieuse, bien qu'il eût déjà vingt ans. Dans sa soutane, il lui manquait un peu de la gravité ecclésiastique; il aimait encore à s'amuser; mais on le savait intelligent, studieux, capable de réussir eu tout.

Il était né à Marlenheim (Alsace), le 3 décembre 1870; on lui donna le nom de Xavier; c'était une consécration, du moins un bon présage. Dès qu'il sut parler il répondit qu'il serait missionnaire à ceux qui lui demandaient ce qu'il deviendrait quand il serait grand; autour de lui, dans sa famille, au presbytère, on l'encourageait. A quatorze ans il prit parti, ses classes primaires achevées : il entrerait chez les Jésuites. Au moment de partir, cette combinaison échoua. Quelques jours après, le P. Clauss, alors malade dans sa famille, passa par Marlenheim; il s'empara aussitôt du jeune candidat à l'apostolat et le dirigea sur la Maison des Petits­Clercs de Saint-Joseph de Beauvais. Xavier Vogt y arriva en janvier 1885. Peu après, le 25 mars, le P. Clauss mourait : il.avait prêté son concours à une excellente recrue.

Xavier Vogt, comme beaucoup de ses compatriotes, dut recommencer ses études à la française, ce qui le mit en retard; il lui fallu deux ans et demi pour être à même de faire bonne figure en quatrième; il allait avoir dix-sept ans. C'est alors seulement qu'il fut compté an nombre des aspirants à la Congrégation; il entra en effet an petit scolasticat de Notre­ Dame de Langonnet, où il fil sa quatrième et sa troisième. Mais ce petit scolasticat fut supprimé aux vacances de 1889, avec le collège qui y était annexé, pour bien des motifs, en particulier parce que, le nombre des élèves du collège diminuant, l’œuvre avait peine à se suffire, et parce qu'il fallait trouver un abri aux philosophes que les locaux de Chevilly ne pouvaient recevoir. On dispersa les petits scolastiques à Merville, à Mesnières, à Cellule, où l'on pouvait sans peine les recevoir. Quelques-uns furent envoyés à Castelnaudary. Au collège, que la Congrégation avait accepté dans cette ville en 1887, avait été adjoint un alumnat pour les élèves qui se préparaient à l'état ecclésiastique. On crut bon d'y placer quelques autres destinés à la vie religieuse. Les études y étaient fortes; le personnel venait en grande partie du collège de Pondichéry, où il avait fait ses preuves; le P. Corbet le dirigeait avec une rare compétence. Les espérances étaient grandes; les déboires le furent davantage. Mais les élèves n'eurent pas à s'en soucier. Xavier Vogt y prépara le baccalauréat ès sciences et fut reçu en 1893. Comme on lui trouvait des aptitudes pour l'enseignement, on résolut de le faire tra­vailler à la licence ès sciences à Paris. Il passa ainsi deux ans à la Maison-Mère, s'appliqua avec ardeur pour aboutir à un échec. Ce lui fut un soulagement : il éviterait désormais, pensait-il, d'être retenu dans un collège; il serait envoyé en mission, ce qui restait son plus cher désir.

Mais il était dans sa vingt-cinquième année et n'avait pas commencé ses études ecclésiastiques. Il avait pris l'habit religieux à Langonnet, le 19 mars 1888. Il était de ces vieux scolastiques chevronnés revenus aux études, faisant parmi les jeunes figure d’ancêtres qui savaient les traditions et racon­taient les histoires du passé. Xavier Vogt ne se souciait pas d'être traité en ancien; il voulait brûler les étapes; il essaya de convaincre le P. Grizard et le P. Pascal qu'il pouvait, en une année de temps, faire deux années d'études. Le P. Pascal répondit par un refus : « Ce serait contraire à vos vrais intérêts. » La nécessité fait loi; cette première année de théologie fut écourtée. Mgr Le Roy fut élu supérieur général le 24 mai 1896; des changements eurent lieu; au collège d'Epinal on eut besoin d'un professeur de sciences : M. Vogt y fut envoyé et y acheva l'année scolaire. Il revint à Chevilly, non pour poursuivre ses études, mais pour faire son noviciat. Le noviciat achevé, il émit sa profession religieuse le 2 janvier 1898 et suivit le mouvement accéléré donné à la formation de plusieurs de ces jeunes profès pour qu' ils ne fussent pas trop en retard. Il fit sa Consécration à l'Apostolat le 11 juillet 1900; il était Prêtre depuis le 28 octobre précédent. -

Il avait ardemment désiré être missionnaire en Afrique; ce fut le poste de professeur de sciences à Epinal qui lui échut à la distribution des obédiences. Il se soumit, mais se réserva de rappeler à chaque occasion quels avaient été ses attraits de tous temps et quelles promesses lui avaient été faites, plus ou moins explicites, par son supérieur général. A Epinal, il réussit. « J'ai eu le P. Vogt comme élève à Cas­telnaudary, écrivait le P. Kroell, son supérieur; alors déjà il était pieux, et travailleur. Je le retrouve aujourd'hui avec ses anciennes qualités et je ne puis que louer Dieu de m'avoir donné un confrère aussi dévoué et aussi attaché que lui à son supérieur. »

An bout d'un an il cessa d'être professeur parce qu'il était difficile de maintenir au poste de professeur un sujet qui n'était pas Français; on le nomma économe. A la même époque, il céda aux instances de ses parents, fatigués des formalités qu'il leur fallait remplir à chaque instant pour leur fils, en qualité d'expatrié, et reprit sa nationalité d'Alsa­cien-Lorrain, citoyen de l'Empire d'Allemagne.

Le R. P. Acker, provincial d'Allemagne, eut vent de cette démarche et crut par là avoir acquis pour ses oeuvres un confrère de valeur. « Si je ne me suis pas fait naturaliser Français, répondait le P. Vogt, ç'a été pour éviter le service militaire et, surtout, pour conserver l'espoir d'aller en mission. En demandant à redevenir sujet Alsacien-Lorrain, je n'ai en aucune façon pensé à la province d'Allemagne; je ne me doutais même pas que ma démarche vous serait connue. Je suis religieux et ne suis pas venu chercher à faire ma propre volonté, mais, comme je l'ai dit à Mgr le T.R. Père, tous mes goûts me portent vers les missions. Pour le temps que je devrai passer en Europe, je préfère être dans un scolasticat, où la vie est plus religieuse et plus apostolique; mais, pour ce dernier point, je n'ai pas d'observation à faire; je suis entre les mains des supérieurs. J'ai demandé, redemandé, et demanderai encore à aller en mission, comme Monseigneur me l'a conseillé, et j'abandonne tout à Dieu. »

Dans cet esprit il accepte, aux vacances de 1902, de passer à Knechsteden pour y être professeur au petit scolasticat. Il eut vent bientôt que le P. Acker voulait l'attacher à la Province en le nommant assistant provincial et local; il craint même qu'on ne lui extorque son consentement avant que la nomination soit faite. Il proteste au nom de ses désirs de mission, il demande un ordre formel du supérieur général pour dire oui. On finira par le nommer économe, ce qui paraît un acheminement vers une charge plus importante dans la Province et le liera davantage. Il insiste sur son incapacité : « Vous avez autrefois traduit pour nous le paratus ad omnia , par bon à tout et propre à rien, écrit-il à Mgr Le Roy. Je crains bien que cette traduction ne soit la seule bonne pour moi; mais enfin j'ai bonne volonté, il me semble que je ne suis pas un paresseux. »

En haut lieu on ne le pensait pas. Au contraire, on parlait déjà de lui pour remplir un poste éminent en Afrique. « Il faudrait plaindre la Congrégation si elle était réduite à prendre pour une telle position un homme comme moi! Me permettez-vous de vous le dire? Je ne sais de qui on rirait le plus, de Votre Grandeur ou de ma petite personne. »

On songeait pourtant à élever le P. Vogt à l'épiscopat. Il était déjà maître des Novices Frères et assistant du R. P. Provincial.

Mgr Le Roy était, sans contredit, l'un des esprits les mieux renseignés sur les questions de l'Afrique orientale; il avait résidé près de dix ans dans ces pays, il en avait étudié les vastes régions ainsi que les moeurs et les langues des habi­tants. Avant lui, aucun missionnaire parmi nous, sauf peut­être le P. Duparquet, n'avait réalisé pareil effort. Il avait suivi de près les compétitions politiques qui s'exerçaient dans le domaine du Sultan de Zanzibar; il en avait conclu qu'il n'était plus à sa place pour avoir pénétré trop profondément les rivalités des puissances européennes; il n'avait désormais qu'à disparaître; il disparut en effet, nommé vicaire apostolique du Gabon.

Dès ce temps, il avait proposé qu'on divisât en deux le Vicariat du Zanguebar, en Zanguebar anglais d'une part et en Zanguebar allemand d'autre part. Rome avait hésité pour n'avoir pas à prendre l'initiative de tracer la limite entre les zones d'influence des deux puissances colonisatrices; et quand Mgr de Courmont eut donné sa démission, en 1896, le Supérieur général ne parla plus de séparation; Mgr Allgeyer succéda à Mgr de Courmont sans que rien fût changé à i'étendue du Vicariat.

La tâche était rude pour le nouveau vicaire apostolique Bien secondé, il y suffit. Mais il devenait de plus en plus évident qu'il était temps de nommer deux évêques. Mgr Allgeyer en convint sans peine et, au début de 1905, ce fut chose faite.

Mgr Le Roy adressa la demande d'érection du nouveau Vicariat le 25 avril 1905; le bref d'érection est daté du 11 mai. La désignation du titulaire ne se lit pas attendre Le 25 juillet 1906, Mgr Vogt fut nommé évêque titulaire de Celenderis et vicaire apostolique du Zanguebar Central, plus tard de Bagamoyo.

Le sacre du nouvel évêque eut lieu le 14 octobre, à Knechtsteden, comme il convenait, avec tout le faste possible, fait par le Cardinal Fischer, archevêque de Cologne, assisté de Mgr Allgeyer et de Mgr Adam. Nous ne pouvons citer ici la lettre où le consacré raconte à Mgr Le Roy les prévenances qu'on eut pour lui; elle déborde de reconnaissance pour tous, mais elle mentionne aussi les craintes de quelque discordance qu'on avait eues avant les fêtes; il n'en fut rien. Huit jours après, accompagné du R. P. Acker, Mgr Vogt, était à Berlin. Il y faisait visite au directeur des Colonies et au secrétaire de ce dernier; il était accueilli par eux avec beaucoup d'égards et recevait d'eux quelques directives. Il fut aussi admis à l'audience de l'Empereur et du Chancelier; il comptait que cette démarche lui donnerait du relief auprès des employés du Gouvernement en Afrique Orientale Allemande. Enfin, après avoir passé à Rome, il s'embarqua à Naples pour Bagamoyo, le 24 novembre. Notons qu'il avait pris part au Chapitre Général de 1906, à titre de Supérieur du District de sa Mission; il avait été en effet nommé à cette charge dès sa désignation comme vicaire apostolique.

Il est vraisemblable que Mgr Le Roy insinua à Mgr Vogt les méthodes qu'il avait lui-même pratiquées au Gabon et qu'il estimait s'imposer en mission : emploi d'auxiliaires indigènes pour parer au manque de missionnaires européens, en particulier emploi de catéchistes bien formés dans tout le territoire de chaque station, visite fréquente de toutes les résidences, choix par le vicaire apostolique lui-même de l'emplacement des divers postes de missionnaires, afin de subvenir aux besoins pressants, etc...

Le vicariat était en pleine évolution. Les troupes allemandes occupaient le pays, des postes fortifiés étaient érigés, les centres principaux étaient occupés, des révoltes éclataient : la dernière datait de 1905; des tribus entières avaient été décimées, parfois presque anéanties.

Des colons arrivaient; ils se répandaient partout à la recherche du mica; ils commençaient des plantations; pour leurs travaux, ils recrutaient des ouvriers qu'ils payaient grassement; ils ne pouvaient regarder que d'un oeil jaloux les terrains de Missions, établis depuis longtemps et souvent en grande prospérité.

Au nord, le Gouvernement construisait sa ligne de chemin de fer qui devait aboutir aux Grands Lacs, en concurrence avec la ligne anglaise du Kenya. Sur ce point se donnaient rendez-vous les missionnaires protestants, anglais et allemands; la mission catholique n'était pas en état de les combattre efficacement.

Le massif du Kilimandjaro était sérieusement occupé par nos confrères, mais là encore l'opposition de diverses sectes hérétiques serait dure à vaincre; l'ouest n'était pas encore exploré, région d'avenir qui sollicitait l'ardeur des mission­naires; enfin, le sud souffrait d'une crise financière qui faisait douter de l'avenir; en même temps les Noirs arabisants de la Côte s'infiltraient dans les populations déjà baptisées et, les ramenaient aux pratiques ancestrales. Il fallait au nouveau chef du vicariat un coup d’œil, sûr, une résolution prompte, une volonté ferme. Mgr Vogt, Askafu Xaveri, comme disent encore les vieux, se mit à l’œuvre dans la claire vue des nécessités présentes. .

Dès sa première entrevue avec les supérieurs des stations, à Bagamoyo , le nouvel évêque se fit remarquer par ses fortes qualités; il était pieux, zélé, apôtre dans l'âme, en même temps que tout chez lui annonçait le coup d’œil de l’administrateur. Sa grande dévotion au Sacré-Coeur de Jésus, son attachement filial au Saint Cœur de Marie par l’Archiconfrérie de Notre-Dame des Victoires, sa confiance sans borne en saint Joseph et, enfin, soit ardent désir de la gloire de Dieu, animaient son action d'un grand esprit surnaturel qui engageait ses missionnaires à le suivre sans calcul ni hésitation. Avec ses confrères, il était bon et simple; dès son arrivée - en conformité avec les vues de Mgr Le Roy, - il rédigea pour leur usage un petit Directoire, d'après les lettres-circulaires de ses prédécesseurs et les avis les plus autorisés des Pères en charge; on y vit très justement une preuve de son souci d'étendre le règne de Dieu dans le vicariat selon des traditions éprouvées et, en même temps, de fortifier la vie religieuse dans les stations en ramenant à la pratique de toutes les observances.

A peine à son poste, il éveilla l’attention de ses missionnaires sur la collaboration précieuse que pourraient leur offrir les indigènes à titre de catéchistes ou de maîtres d'écoles de brousse. Il fut compris et cette institution a donne origine à des centres d'évangélisation qui ont eu grand effet.
Il arrangea les différends surgis au sujet des terrains de Missions.

Quand la main des autorités allemandes était trop dure à l'égard des gens, il n'hésitait pas à prendre la défense de ces derniers, par exemple pour faire lever les sanctions excessives. Il allait parfois jusqu'au Gouverneur et, souvent, il obtint gain de cause. Il s'occupa en même temps d’administration générale.

En ce temps, la limite sud du vicariat était le 7e degré de latitude, ligne idéale, difficile à reconnaître et à observer sur place. En outre, elle coupait en deux des tribus bien homogènes dont nous nous occupions depuis de longues années. A ce sujet, Mgr Vogt provoqua avec le prélat bénédictin de Dar-es-Salam, une conférence qui aboutit à une entente heureuse : les limites des districts établies par le Gouvernement colonial furent admises comme limites des juridictions ecclésiastiques, eu sorte que les montagnes de 1'Uruguru et de Vidunda furent entièrement attribuées au vicariat de Bagamoyo, avec les stations de Tunungo, Malonibo et Mgeta, sises sur le 7e degré, peut-être même un peu au nord, qui restèrent à Mgr Vogt, bien que le territoire de leur paroisse s'étendît au loin dans le sud. D'autre part, il y avait une immense contrée à l'intérieur du vicariat, un pori, une sorte de désert sans rivières, à population clairsemée bien qu'assez nombreuse, tribus de pasteurs de l'Ugogo, de l'Usandawi et des Masay. Cette région n'avait pas encore été explorée, aucun missionnaire n'y ayant pénétré. Dès sa première année d'Afrique, Mgr Vogt décida d'y aller voir et, s'il était possible, d'y établir des postes. En ce temps-là on n'y connaissait ni chemin de fer, ni route à automobiles. Les voyages se faisaient à dos d'âne; quand l'âne crevait sous les piqûres de la mouche tsé-tsé, on continuait la route à pied. L'évêque fut réduit à cet équipage, assis sur un âne et récitant son bréviaire, ou à pied, le bréviaire d'une main et de l'autre le mouchoir pour éponger la sueur de son visage.

Mgr Vogt partit donc, avec sa caravane de porteurs, pour ce voyage de plusieurs mois. Il y rencontra bien des difficultés; - difficultés pour le recrutement de son escorte : les gens de l'Ugogo et les Masay ont leurs ânes pour porter les charges et refusent de prendre sur eux le moindre colis de 12 à 15 livres; « trop lourd! », disent-ils, et des palabres étaient entamés, pénibles pour Mgr Vogt qui ne savait pas la langue de ces gens; - difficultés encore pour obtenir de l'eau à boire; parfois il est plus facile de trouver un peu de lait qu'un peu d'eau!

Dans ce voyage, il fonda trois stations en pays complète­ment païen : Traku, Ufiomi, Kondoa-Irangi. Iraku était hors des limites du vicariat; il fut revendiqué par les Pères Blancs et, sans délai, remplacé par Usandawi (ou Kurio) et Bahi. De toutes ces stations, bientôt très florissantes, jouissent aujourd'hui les Passionistes italiens et les Pallotins anglais! Il fonda encore Masliati, entreprise moins pénible, car ce fut un dédoublement de l'ancienne mission de Mhonda.

Mgr Vogt gémissait sans cesse du manque de personnel, tant il eût voulu multiplier les stations dans son vaste vicariat. Ne pouvant mieux, il sollicita à cette fin la division de son vaste territoire en deux vicariats. On fit droit à sa demande en 1910; la partie septentrionale du Zanguebar central fut érigée en Vicariat du Kilimanjaro, avec Mgr Alovse Munsch comme vicaire apostolique; la partie méridionale forma le nouveau vicariat de Bagamoyo, que Mgr Vogt con­tinua à gouverner.

(Qu'on nous permette ici de citer quelques chiffres. Les premiers se rapportent à 1906, les seconds à 1912, exercice de l'année qui suivit le partage.)

Il avait pourtant cédé au nouveau vicariat huit stations et environ 5.000 chrétiens.

Cette division ne satisfit pas Mgr Vogt; il pensait que trois juridictions recevraient plus de secours que deux; il rêva donc d'un troisième vicariat de l'intérieur, dont il serait le premier vicaire apostolique, parce que ce serait la part la moins avantageuse. La guerre de 1914 arrêta ce projet.

Dès son arrivée, Mgr Vogt s'était mis avec ardeur à l'étude de la langue du pays, le swahili. Pour la posséder plus vite, il prit sur lui d'enseigner le catéchisme aux enfants de l'internat, à Bagamoyo. Chaque matin, durant une vingtaine de minutes, il faisait l'instruction religieuse. Aussi, en très peu d'années, il devint maître de la tangue. Il fit imprimer plusieurs brochures pour les écoles et réédita les ouvrages du P. Sacleux. Souvent, du reste, il prit sur lui de prêcher les sermons du dimanche à Bagamoyo et se prêta aux cou­fessions. Dans ses visites aux stations, il s'intéressait beaucoup aux écoles, aux catéchismes; il se préoccupait de la vie religieuse, de la vie chrétienne, donnait ses conseils, ses encouragements, ses directions, ses remarques in patientia et doctrina.

Dans une note, le P. Lemblé, qui vient de succomber à un pénible accident, rappelle les andaces de Mgr Vogt dans les fondations dont nous avons parlé plus liaut, en particulier le F. Timotheux, laissé seul à Ufiomi, en atteudant qu'un Père arrivât d'Europe pour diriger la station. Ce nouveau venu fut le P. Lemblé lui-même, qui fit son apprentissage des missions en fondant un nouveau centre. D'autres stations suivirent : Kibakwa, Lugoba, Bahi (1911); d'autres enfin furent préparées, que dans la suite Mgr Wilson établit. Mgr Vogt lançait son personnel à l'assaut des positions qu'il voulait occuper, quitte à secourir ces pionniers quand il leur arrivait de tâcher pied. Animé en tout d'esprit surnaturel, il n'était pas grandement affecté par les échecs. Il cédait à l'impos­sible et attendait l'heure de Dieu pour reprendre ses plans; il subissait sans se plaindre les humiliations, les tracasseries, prêt à se relever au premier signe de la Providence.

On a dit qu'il était ménager de ses sous; il savait compter, en effet, et ne supportait pas le gaspillage. Bon administraeur, il dépensait le nécessaire, mais il voulait en même temps que chaque station se créât les ressources normales que pouvait fournir la région.

Il nous reste à signaler ici la tentative de certains Gouvernemens d'Europe, qui avaient des colonies en Afrique, d'établir une sphère d'action à chaque confession religieuse, de façon que, dans cette sphère, aucune autre confession ne pût s'introduire ou faire acte de prosélytisme.

Mgr Vogt, pressenti, répondit que, très désireux de vivre en paix avec toutes les sociétés de missionnaires, il regret­tait cependant de ne pouvoir entrer, au moins en principe, dans un arrangement de ce genre. La religion catholique, en effet, par le fait qu'elle est catholique, c'est-à-dire universelle, ne peut s'interdire à elle-même aucun territoire. L'affaire en resta là pour le moment.

La guerre de 1914 n'eut d'abord d'autre effet, dans le vicariat de Bagamoyo, que d'entraver le bel essor donné à la mission; à peu près tous les Frères furent appelés au service militaire, les uns après les autres; par suite, les Pères restèrent à peu près seuls dans les stations. La culture, qui avait jusque-là fait vivre le personnel et avait soutenu les oeuvres, fut négligée. Et que faire sans argent? D'autre part la caisse du vicariat était à peu près vide; en même temps le prix des marchandises montait rapidement : qu'allait-on devenir? Cette angoisse dura quelque temps. Les premiers mois furent des mois de tâtonnements et d'hésitation; puis, chacun se mit courageusement à l’œuvre dans sa région et s'ingénia à se procurer des ressources. On s'entre aida; tous y montrèrent la meilleure volonté; les uns fournissaient des vivres, les autres de la monnaie, fruit de leur industrie. Ainsi, grâces à Dieu, on traversa sans gêne notable la période de blocus; ; on put maintenir toutes les oeuvres et même les augmenter. Plus tard, le personnel lut encore réduit par les déportations; plusieurs stations furent abandonnées, d'autres occupées par les soldats sud-africains, les meubles enlevés, le bétail tué; de nombreux chrétiens, par menaces, par peur et aussi par faiblesse se déclarèrent Islams sans que, faute de communications, on pût leur venir en aide.

Le blocus avait duré jusqu'au milieu de 1916. A cette date, l'occupation commença.

Parmi les faits de guerre on signale le bombardement de Bagamoyo, le 15 août 1916. Pendant cinq heures les bâtiments de la inission servirent de cible aux obus anglais; l'église fut sévèrement touchée, sans être détruite; les autres constructions souffrirent moins et, quand les troupes britanniques eurent occupé le pays, les nouveaux arrivés eurent recours, comme l'avait fait l'armée allemande, à l'industrie des missionnaires; et la vie reprit au ralenti, surtout dans l'intérieur, faute encore de personnel. A tous les maux de la guerre s'ajoutèrent les épidémies, qui firenc de nombreuses victimes.

Mgr Vogt put cependant être fier de ses équipes. De 25 prêtres, 19 Frères et 27 religieuses en 1914, il ne lui restait, en juillet 1918, que 15 prêtres, 5 Frères et 25 Soeurs. Le nombre des catéchistes était tombé de 315 à 268; celui des écoles de 293 à 253; il pouvait être rassuré devant la résistance opposée au cataclysme. Dans ce désordre, la mission sembla, à certaines heures, la seule institution qui subsistât. Tout s'effondrait autour d'elle. Mgr Vogt pensa que son rôle était de soulager toutes les misères, non seulement par l'aumône, mais encore par des prêts d'argent aux industriels ruinés, afin que les travailleurs trouvassent un salaire qui leur permît de vivre, Il prêta sur hypothèque, et qu'aurait-il fait des sommes dont il disposait puisque tout commerce avec l'extérieur était interrompu? Peut-être certains prêts furent-ils trop élevés; peut-être aussi quelques emprunteurs n'employèrent-ils pas les fonds reçus aux fins qui avaient été déterminées. Il y eut mauvaise foi en certains cas. De plus, les autorités anglaises déclarèrent qu’on ne devait pas payer les dettes contractées aux sujets allemands. La mission fut comprise, par quelques mauvais payeurs, dans cette dernière catégorie; la personne de Mgr Vogt fut même mise en cause en raison des bonnes relations qu'il avait toujours entretenues avec les autorités, quelles qu'elles fussent; on lui prêta des propos compromettants, si bien qu'il se décida à se retirer en 1921.

Après soit départ, la mission essaya de composer avec ses débiteurs récalcitrants; elle intenta des procès qu'elle gagna, mais elle ne réussit pas à rentrer intégralement dans ses fonds. On a pensé que si Mgr Vogt avait été là, il aurait obtenu de meilleurs résultats. Quoi qu'il en soit, les seules sommes qui furent récupérées furent les sommes prêtées par lui, car celles qui avaient été déposées à la banque allemande ou aux maisons de crédit d’Europe furent anéanties par l'inflation et la dévaluation.

Mgr Vogt accepta ce revers avec son esprit de foi ordinaire; Dieu n'avait-il pas permis qu'il fût éprouvé.

Dernières épreuves : sur les plaintes des Soeurs alle­mandes, un visiteur apostolique fut délégué près d'elles leurs plaintes furent souvent enfantines, leurs critiques sans portée; elles étaient visiblement fatiguées par leurs épreuves mais il fallut se séparer d'elles; elles quittèrent la mission laissant, en apparence, à cette dernière, l'odieux de leur départ; puis les tracasseries de l'administration nouvelle les accusations graluites des Indiens, les obligés du vicariat. Tout cela Mgr Vogt l'a supporté avec une admirable patience il a montré qu'il nétait pas seulement un bon administrateur, un homme de courage et de force, mais un saint véritable souffrant, priant pour sa chère Mission.

Le milieu où Mgr Vogt exerça surtout son ministère, fut le Cameroun. Il y passa près de vingt-deux ans; il porta cette mission à un point de prospérité qu'on aurait difficilement imaginé si on n'avait pas vu son succès. A Bagamoyo en quinze ans, il avait sans doute fait une très belle oeuvre, mais restreinte, parce que les moyens d'agir lui manquaient et que, les sept dernières années - la moitié de son administration en ce pays, - furent bien troubles.

Comme pour la période de Bagamoyo, nous avons demandé au vicariat du Cameroun de relater, pour cette notice, l'activité de Mgr Vogt dans son nouveau domaine. Très aimablement, le P. Pierre Pichon nous a retracé le portrait de son ancien évêque, au milieu des nombreux tracas qui lui surgirent dans l'organisation de la Mission. Nous donnons son texte, en le faisant précéder de quelques dates :

Mgr Vogt a quitté Bagamoyo en décembre 1921; il débarqua à Marseille le 5 janvier 1922;
Le P. Malessard, administrateur apostolique du Cameroun, meurt en mars 1922;
Mgr Le Roy s'empresse de présenter Mgr Vogt pour succéder au défunt;
Le 3 mai 1922, Mgr Vogt est nommé administrateur apostolique du Cameroun; il part le 13 septembre suivant pour sa mission et fixe sa résidence à Yaoundé;
Le 13 avril 1923, il est nommé vicaire apostolique. En 1923 (juin-septembre) est établi un petit séminaire;
Le premier groupe de Soeurs Missionnaires du Saint­Esprit arrive à Douala à la fin de novembre 1924;
En octobre 1927, le Grand Séminaire de Yaoundé est ouvert;
La Préfecture apostolique de Douala est érigée le 31 mai 1931;
Le Vicariat apostolique du Cameroun prend le nom de Vicariat de Yaoundé;
Cette même année, Mgr Vogt célèbre le 22e anniversaire de son élévation à l'épiscopat; il est nommé, à cette occasion, assistant au Trône Pontifical;
Le 14 décembre 1931, Mgr Graffin est nommé coadjuteur de Mgr Vogt;
En 1938, Mgr Vogt assiste au Chapitre général de la Congrégation; c'est la dernière fois qu'il paraît en France. Il avait déjà assisté au Chapitre général de 1926 et avait pris un congé en Europe en 1934.

« En arrivant an Cameroun, Mgr Vogt était âgé de cinquante-deux ans, en pleine maturité, rempli de prudence et d'expérience et doué d'une très belle santé. Il allait donner la mesure d'un grand chef, d'un organisateur hors ligne, et montrer ce que des talents remarquables, cachés derrière une humilité naturelle, pouvaient pour seconder la grâce du Saint-Esprit qui soufflait déjà en tempête sur cette partie de l'Afrique.

« La Mission du Cameroun se présentait, en 1922, comme un esquif balloté en plein océan. La guerre avait été extrémentent pénible pour sa chrétienté. Les fidèles avaient vu leurs missionnaires expulsés manu militari et leurs mission occupées par les prêtres-soldats, ce qui leur paraissait pour le moins une anomalie bien singulière. Mais Dieu est bon, et ils ne furent pas longtemps à s'apercevoir que le Dieu de leurs pères dans la foi était le même Dieu qui leur envoyait maintenant des prêtres d'une autre nationalité, aussi dévoués que leurs prédécesseurs.

« En 1922, cinq missions seulement étaient pourvues de personnel : Douala, Ngowayang, Edéa, Minlaba et Mvolyé (nom de la Mission sise près de Yaoundé). L'effectif envoyé par la Maison-Mère atteint alors quatorze Pères. La chrétienté est en pleine effervescence et le mouvement des con­versions déjà déclenché. Il faut rendre, celle Justice aux Pères Pallotins qu'ils avaient donné à leors néopliytes une excellente formation, à la fois virile et aposlolicpue. Les premiers chrétiens ne songeaient qu'à convertir leurs compatriotes. Beaucoup d'entre eux furent baptisés pendant leur captivité a l'ile de Fernando-Po, où les débris de l’armée allemande avaienl dut se réfugier. Ces soldats furent instruits par les Pères allemands, qui étaient eux aussi internés et occupaient leurs loisirs à catéchiser et à baptiser. C’esl parmi ces anciens soldats de la première guerre que les Pères du Saint-Esprit allaient trouver une pépinière de catéchistes.

« Dès le premier abord, le nouvel évêque a le sentiment qu'une partie considérable va se jouer. Ce sera la grâce de son épiscopat d'avoir toujours maintenu une vue large et grandiose de l’œuvre à accomplir, même quand les moyens n’étaient pas à la hauteur de son propos. Il y a là, dans ce champ d'apostolat, environ 30.000 nouveaux baptisés et à peut près autant de caéchumènes. Quand Mgr Vogt mourra, en 1943, il laissera dains le même territoire 38 missions avec 340.000 chrétiens baptisés et 150.000 catéchumènes. Il était tout seul évèque en 1922 et, à sa mort, quatre autres juridictions auront été créées.

« Dans ce modeste croquis, nous ne pouvons pas décrire toute la trame d'une vie tellement remplie, mais seulement en donner l'esquisse. Nous exprimons le voeu qu'un bio­graphe de métier reprenne un jour ce travail.

« Essayons d'abord un portrait du vénéré Prélat.
« Physiquement, Mgr Vogt ressemblait à saint Francois de Sales, pour lequel d'ailleurs il nourrissait nue vraie dévotion. Petit-être même cette ressemblance physique était-elle le résullat de son commerce intime avec le grand Pontife que l'Eglise propose en exemple à tous les évêques. Même douceur du regard, même taille de barbe, nuême aménité de caractère. Il avait habituellement la tête penchée vers la droite et il marchait lentement, comme s'il s'était rappelé la parole de Bossuet : « Un évêque ne court jamais » ... Il était pieux comme l'évêque de Genève. Cela se voyait aux messes pontificales, mais aussi à la messe de tous les jours qu'il récitait avec onction, ni trop long ni trop court, sans se singulariser. Il était très instruit, en littérature, en histoire, en théologie, en sciences, et il avait conservé l'habitude de beaucoup lire pour s'entretenir. Il ne lisait cependant pas n'importe quoi, et nous pouvons allirmer qu'il n'avait,janiais lu un seul roman - témoin ce Père entre les mains duquel il arracha un livre intitulé : "Le blé qui lève", d'un auteur qui s'appelait René Bazin - Il était surtout très informé de théologie morale et de liturgie, et il avouait que le Droit Canon était son faible, n'ayant pratiqué que très tard le nouveau Codex, paru seulement en 1920. Aucun missionnaire ne l’interrogeait sur le privilège paulin sans apprécier un avis compétent ou un conseil pour consulter ce qu'il appelait, en accentuant, « les grands auteurs ». Lorsqu'il découvrit le Canon 1127, il en fit son couplet habituel et obligeait ses Pères à le savoir par coeur.

Aucun vicaire apostolique peut­être n'a posé ou fait poser aux théologiens de Chevilly, qui interrogeaient à leur tour le célèbre P. Vermeerseb, à Rome, autant de cas à élucider. Pour lui, son moraliste de prédilection était le P. Kuntzmann, professeur au Séminaire colonial. Il était d'allure simple et tranquille. Jamais l'idée ne lui vint de s'établir à l'écart dans un « évêché, ». Sa chambre était au milieu des autres, et il présidait, à table et à la récréation, avec toujours la même simplicité, mêlant son rire et ses plaisanteries à ceux de tout le monde. Il veillait sur la conversation, aimant les bonnes histoires bien racontées, les traits caustiques et pittoresques. Il empêchait seulement les propos de dévier sur la critique des autorités et de manquer à la charité. Un jour, il rendit ce témoignage au F. B..., aujourd'hui disparu : « Ce n'était pas un aigle, en récréation; mais nous ne l'avons jamais entendu dire du mal de son prochain. Il faudra mettre cela dans sa notice. » C’était un causeur agréable, un peu timide avec les étrangers, mais d'une exquise bonté avec ses Pères, pour qui il se montrait constamment aimable, doux et paternel. Les missionnaires allaient le saluer à leur arrivée et son accueil souriant mettait à l'aise. On le trouvait toujours à son bureau, occupé à une correspondance très étendue, et il ne donnait jamais l'impression d'être dérangé. On le quittait rarement sans un petit cadeau, des croix en nickel, de gros chapelets solides, quelquefois un cadeau plus somptueux, un calice, un ciboire, un missel, trésors qu'il distribuait au fur et à mesure, sans égard à la personne du solliciteur, pourtant avec une certaine prédilection pour ses compatriotes, car il recevait beaucoup de dons d'Alsace.

« Nous dirons plus loin ses talents d'organisateur. Parlons tout de suite du directeur d'âmes. Il avait été à l'école de quelques grands directeurs, le P. Grizard qui avait été son maître des Novices, le P. Vanhaecke qui avait été son direc­teur du Scolasticat, le P. Philipp Kieffer, et il en avait été marqué. Il faisait cette direction doucement, sans contrainte, à ses prêtres, aux Frères, aux religieuses, aux abbés, prêtres et séminaristes. Ces « directions » étaient des conversations pleines d'aisance, avec des questions discrètes qui provoquaient des réponses.

« Outre ses dévotions à Notre-Seigneur et à la Sainte Vierge, il cultivait celle de saint Joseph, au titre d'ancien Petit Clerc, aux saints Anges, et, parmi ses saints préférés, se partageaient le premier rang ses deux patrons, saint Francois-Xavier et saint François de Sales. Il relisait volontiers la vie de saint Alphonse de Liguori. Il admirait beaucoup ce saint qui avait fait, disait-il, un voeu plus difficile que celui du « plus parfait », celui de ne jamais perdre son temps. En quoi Mgr Vogt semblait l'imiter. Disciple des anciens de la Congrégation, avec lesquels il semblait comme un trait d'union vivant, il rappelait sans cesse la dévotion an Saint Coeur de Marie. Il fit éditer à ses frais un opuscule disparu de la circulation : Nolice sur les rapports de la Congrégation du Saint-Esprit avec l'Archiconfrérie du Saint-Coeur de Marie, opuscule qu'il donnait à tous ses amis et qui mérite de ne pas tomber dans l'oubli.

« La formation de son personnel le préoccupait constamment, celle de ses prêtres en particulier. Il écrivait à chacun régulièrement des lettres cordiales et affectueuses, pleines de bonhomie, où les conseils abondaient avec les nouvelles, conseils sur toutes choses, la conservation du ciment, les soins à donner au vin, comment fabriquer un saloir, etc... -Les directeurs de mission recevaient naturellement plus de lettres que les autres, car l'évêque, qui était en même temps supérieur principal, ne voulait rien ignorer de ce qui l'inté­ressait. Surtout le sort des jeunes prètres et des jeunes Frères était le thème de sa correspondance. « ... C'est à vous qu'il « incombe de former ce jeune et il sera à votre image... « Faites qu'il apprenne vite la langue, qu'il sache faire le « catéchisme, prêcher, confesser, surveiller l'école, aller en « tournée. Rendez-moi compte. » Il insistait sur la nécessité d'apprendre la langue indigène au plus tôt : « Je vous défends de prêcher en français. C'est contraire aux instructions de la Propagandt-,. Si un Père nest pas capable de prêcher au bout d'un an, il n'y a qu'à le renvoyer en France. »

« Lui-même, dès son arrivée au Cameroun, sait tout de suite s'adapter. Il a de la pratique; il connaît les Noirs, et ses missionnaires le voient causer avec les indigènes sans difficulté. Quelle langue parle-t-il donc, lui qui vient de la Côte orientale? Il en parle couramment trois : le français, l'allemand et l'anglais. Or, nos Noirs du Cameroun ont été à l'école allemande et nombreux sont parmi eux ceux qui ont accompli le cycle scolaire élémentaire et moyen. A la Côte, vers Douala et Kribi, tous les indigènes savent le « pidgee-english », espèce de patois international que Monseigneur trouve très pittoresque.

« Il est à peine installé à Mvolyé, dans l'ancien appartement de Mgr Vieter, l'évêque allemand mort en 1914, que Mgr Vogt décide de faire la visite de ses missions. Il en a six d'occupées, puisque Nkolayob vient d'être fondé. Nous ne sommes pas encore au temps de la motorisation et c'est à cheval - plus souvent à pied, - que le nouvel évêque fera ses courses à travers la brousse. Il y a partout des villages chrétiens et des postes de catéchistes avec cases-chapelles. Il est reçu dans ces villages comme le Messie, avec des chants et avec des cadeaux de tout genre : oeufs, ananas, cabris, poulets, cochons, etc... Le P. B..., qui l'accompagne, ne laisse rien perdre. Sa première impression est excellente : e C'est vous qui avez de la chance Je n'ai vu nulle part des chrétiens aussi généreux. » Les chefs l'abordent, souvent de vieux païens endurcis, qui réclament au moins une école pour les enfants. Monseigneur promet d'envoyer d'abord nu catéchiste, qui fera, aussi l'école, suivant sa capacité. Il exige auparavant, avec sagesse, que l'on construise d’abord une chapelle et un logement pour celui qui viendra.

« A Minlaba, qui est à cette époque sous le P. Guillet, une ruche incroyable avec 200 catéchistes répandus jusqu'au Gabon, tout le monde est venu pour voir le nouvel évêque. Un chef catéchiste malicieux lui demande, comme dans l'évangile : « Etes-vous celui qui doit venir, ou devons-nous « en attendre un autre? » Le bruit court en effet, que les Allemands doivent revenir; alors on ne sait jarnais... - Mon­seigneur répond qu'il tient ses pouvoirs du Pape et qu'il serait étrange qu'un autre vînt prendre sa place - Tout le monde est content. A Nkolayob, on réclame un deuxième missionnaire. Rendu à Ngowayang, les gens de Kribi sont là pour lui représenter que la mission est chez eux construite en matériaux durables, avec maison, église, écoles. « Envoyez donc du personnel pour les occuper; » Monseigneur fait des promesses... Mêmes réclamations à Edéa, à Marienberg, à Douala. Partout il voit une chrétienté en forniation, des missionnaires qui baptisent par centaines et, surtout, qui ne suffisent pas aux confessions.

« Il revint de cette longue tournée de plusieurs mois très fatigué et passablement désenchanté. La Maison-Mère dut recevoir de lui les premières plaintes, qu'il ne cessera plus d'exhaler, expression lamentable d'un pasteur qui demande des auxiliaires pour paître un troupeau sans bergers. Il gémit : « Ce pays s'en ira à la ruine si nous ne sommes pas capables « de le prendre en charge. Ce, n'est pas deux Pères qu'il faudrait dans cette station, mais dix. Il est indispensable de dédoubler chaque mission au plus tôt, si l'on veut assurer la persévérance des néophytes. Ici, à Mvolyé, on célèbre trois messes par dimanche, dont une en plein air.

Il y a, chaque dimanche, 10.000 assistants. L'eglise, construite par les Pères allemands, est notoirement insuffisante; il est urgent de bâtir une autre plus spacieuse. Quant aux confessions, c'est incroyable quand on ne l'a pas vu. Il conviendrait de tripler le nombre des Pères qui confessent. D'autant plus que ces Pères doivent aussi voyager, entretenir au loin la vie chrétienne. »

« Quelqu'un lui écrit de France que les photos de la messe en plein air ont ravi tous ceux qui les ont vues, et, puisqu'on a de telles foules autour d'un autel portatif, à quoi bon construire des écriises? - « Il ne s'agit pas de photographie, répond-il avec humeur, il s'agit de fidèles et de prêtres qui sont à la messe par le soleil et sous la pluie. Ceci est inadmissible. » - Un vénérable Prélat avait été consulté auparavant par les missionnaires du Cameroun : « Devons nous sacrilier la récitation du bréviaire pour satisfaire la multitude des pénitents qui entourent nos confessionnaux? Ce Prélat avait répondu : « Vous quitterez le Bon Dieu pour le Bon Dieu. L'une et l'autre solution sont bonnes. » Mgr Vogt, à qui la même question est posée, répond : « Non, je ne veux à aucun prix que vous alliez jusqu'à sacririer la récitation de votre bréviaire. Je sais que vous faites le possible pour assurer les sacrements à ces foules. « Mais moi je vous dis : lorsque vous avez confessé jusqu'à la nuit tombante, retirez-vous pour prier et pour vous reposer. Il faut tenir jusqu'à l'arrivée d’autres renforts. « La responsabilité incombe à d'autres. » Le nouveau vicaire apostolique se fait peu à peu, a-t-on dit, une réputation détestable en haut lieu par l’outrance de ses réclamations, qui n'étaient en somme que la voix du bon Pasteur en faveur de ses ouailles.

« Une seconde visite pastorale s'impose, vers l'est, à Doumé, à Lomié, Berloua, Batouri; vers le nord, à Somo et à Bafia. Mgr Vogt revint de ces voyages encore plus accablé, et enflammé. Il n'eut de cesse que d'envoyer par là des mission­naires. Les renforts arrivent, qu'il ne trouve jamais propor­tionnés aux besoins de son vicariat. Il fonde successivement plusieurs stations : Efok, Omvan, Doumé, Etoudi. Nkolayob est déplacé à Nden. Puis les anciennes missions essaiment à Obout,Akok, Nkilzok, Oveng, Nanga, Eboko, Saa, Mvaa, Nkoumou, Nkolavolo, Mfoumassi, Batouri, Bertoua, etc... L'évêque est inquiet de la descente de l'Islam qui vient du nord, plus que des protestants qui montent du sud. Quand on lui parle du danger des Adventistes ou des Presbytériens, il répond : « C'est moins grave que les Musulmans; les protestants sont tout de même des chrétiens. » On devra lui rendre hommage d'avoir vu si juste et d'avoir barré la route à Mahomet.

« En même temps que la fondation des missions, l'évêque se doit d'administrer et d'organiser. Nul n'a mieux accompli ce devoir que notre Prélat. Ses missionnaires viennent de tous les coins de l'Afrique, de Brazzaville, du Congo belge, du Gabon, du Soudan, de Guinée, Ils ont chacun leur méthode et il est nécessaire d'unifier leur manière de travailler. Mgr Vogt inaugure ses fameuses « circulaires », polycopiées de sa propre main, dans lesquelles-il réglemente tout ce qui concerne le ministère, la vie de communauté, le régime, les tournées, les sacrements, le chant, tout. Ces circulaires reste­ront comme le directoire le plus parfait que nous connais­sons de la vie missionnaire. Il compose une instruction sur le mariage, qui sera lue chaque année aux chrétiens, à date fixe. Personne ne pourra plus ignorer les obligations de ce grand sacrement.

« Pour le catéchuménat, on ne baptisera pas quelqu’un qui n'ait postulé le baptême pendant au moins deux années consécutives dans la même mission. Chaque catéchumène sera obligé de vivre dans un village chrétien; il sera pourvu d'une carte signée par le missionnaire et passible d'être examiné à chaque visite du poste. Le catéchuménat est écourté seulement pour les fiancées placées à Sixa. Cette création des Sixas a fait couler beaucoup d'encre et dire bien des sottises.

Les missionnaires français ne l'ont pas inventée, comme on l'a cru. Elle était organisée bien avant leur arrivée, et on peut affirmer bien tranquillement que, sans elle, jamais l'évangélisation n'aurait atteint l'élément féminin avec cette ampleur au Cameroun, jamais nous n'aurions pu célébrer autant de mariages chrétiens. Alors que la chrétienté se développe, il faut aux jeunes gens des épouses. Les jeunes filles qu'ils convoitent sont très souvent des païennes qu'ils mettent à « sixa ». Elles y seront baptisées au bout de six mois, six mois de catéchuménat intensif, avec trois séances de catéchisme par jour, assistance à la messe tous les matins, cours de chant, plain-chant, cantiques, prières diverses, cha­pelet, etc... sans compter encore un cours ménager et scolaire, lorsque nous arrivent, en 1924, le premier contingent des chères Soeurs Missionnaires du Saint-Esprit.

« Mgr Vogt s'est rendu compte que le catéchisme laissé par les Pères allemands a besoin d'être refondu. Il s'attelle à ce travail, avec l'aide d'un chef catéchiste intelligent et instruit, Joseph Ayissi. Il revoit avec le même la petite Bible en ewondo, le livre des épîtres et des évangiles du dimanche, dont il fera un bon livre-paroissien. Il compose un recueil de cantiques, dans lequel il maintient les beaux cantiques composés par les Pallotins, que les Noirs chantent en choeur sur des airs lents et pleins de noblesse. Il ajoute peu à peu près une trentaine, puis une centaine de cantiques populaires sur des airs français. C'est à lui qu'on doit le spectacle des prières et des chants à l'unisson qui frappent tellement les visiteurs de nos missions du Cameroun Aucune mission ne donne une impression d'unité comme à nos grand-messes chantées par toute fassemblée sans exception.

« L'évêque encourage les écoles et demande qu'on v apporte le plus grand soin. Quelques Pères écrivent des syllabaires, des livres de lecture, de calcul, d'histoire et de géographie, même des livres de sciences. Nos catéchistes deviennent presque tous moniteurs en langue indigène dans leur brousse respective. La jeunesse accourt en masse. Des succès an certificat d'études viennent sanctionner ces efforts.

« Dans le domaine proprement religieux, Mgr Vogt insiste auprès des missionnaires pour exciter la ferveur des bons. Il exige qu'on maintienne les Confréries déjà en usage an temps des Allemands : Confrérie de Saint-Joseph pour les hommes, de la Très Sainte-Vierge pour les mères de famille, de Sainte-Agnès pour les jeunes filles. Il en crée une de l'Enfant-Jésus pour les enfants. Mais, surtout, il fonde lui­même une Confrérie ddu Saint-Sacrement sous le nom de l'Adoration Réparalrice qu'il veut voir fleurir dans chaque mission. Il était en relation avec les Religieuses Réparatrices de la rue d’Ulm à Paris, et, en union avec elles, il institue dans chaque mission une assemblée mensuelle eucharistique, tel dimanche assigné du mois, avec exposition solennelle du Saint Sacrement pendant la matinée.

Il adopte pour insigne une petite croix en bronze sur fond rouge, et il compose un Petit Office de la Réparation, qui sera récité en présence du Saint Sacrement le jour de l'Adoration. Un jour, à Mvolyé, un Père se plaignait de la longue grand ­messe, avec une longue distribution de communions, tout cela suivi d’une longue adoration. « Ce n'est pas la cérémonie qui a été longue, dit le pieux évêque, c'est votre dévotion qui a été courte. »

« Petit et Grand Séminaire. - A peine est-il arrivé à Mvolyé que Mgr Vogt pense aussitôt à fonder un petit séminaire. - « N'est-ce pas prématuré? », lui objecte-t-on. - Non, dit-il, ce n'est pas prérnaturé, puisque le Pape lui même m'a donné comme consigne formelle de faire un clergé indigène le plus tôt possible. » Une douzaine de garçons de l'école fourniront le premier noyau de ce séminaire en miniature. Ce sont des externes, qui vont coucher au village, et Mgr Vogt lui-même leur enseigne rosa, la rose.

Le séminaire ne sera pas construit d'un seul coup. D'abord on improvise un dortoir, pour avoir l'air d'être un internat. Les premiers Pères qui se dévouent à cette oeuvre ne continuent pas moins leur ministère de confesseurs, et même quand on croira avoir stabilisé un personnel de professeurs, ces professeurs iront chaque dimanche dire la messe dans une annexe et confesser les fidèles du voisinage. Un embryon de construction abrite une première équipe de séminaristes à Nlong. Puis on émigre à Akono, où le P. Stoll a bâti une maison spacieuse et convenable. Pendant ce temps, Mon­seigneur s'est abouché avec des bienfaiteurs d'Amérique pour trouver des ressources en vue de construire un grand semi­naire. En 1927, une fournée de philosophes aborde les sciences ecclésiastiques et, vers la même époque, un professeur du Séminaire Français de Rome, le P. Keller, se trouve provi­dentiellement disponible pour être mis à la disposition du vicaire apostolique de Yaoundé. Tout le monde est plein de ferveur. C'est l'âge d'or du séminaire, dont les contemporains ont gardé un souvenir ineffaçable. Depuis le commencement de ce séminaire jusqu'à la mort de Mgr Vogt, il y sera entré environ 200 élèves et 40 prêtres auront été ordonnés. Actuel­lement, en 1950, plus de 70 prêtres eu sont sortis. Mgr Vogt aura été un des évêques missionnaires qui auront le mieux suivi les instructions du Pape Pie XI et l'un de ceux qui auront le plus fait pour le développement du clergé auto­chtone. Il appela, en 1932, les Pères Bénédictins d'Engelberg (Suisse) pour prendre la direction de son grand séminaire. Ils y sont encore, à la grande satisfaction de tout le monde.

« Mgr Vogt était avant tout un missionnaire. Il se plaignait qu'il n'y eût jamais assez de missionnaires dans le monde, et on aurait tort de croire qu'il n'avait de souci que pour ses propres missions. Le bien général le préoccupait cou­stamment et il a toujours été prêt à partager les territoires à lui confiés, soit avec d'autres chefs de mission, soit avec d'autres Congrégations. Il abandonna délibérément une partie avantageuse de son vicariat, la région de Dschang à Nkonsamba, aux Pères du Sacré-Coeur de Saint-Quentin. C'est lui­même qui demanda à dédoubler, en 1930, son vicariat pour donner à Mgr Le Mailloux la moitié de son domaine, avec le titre de Préfet puis de Vicaire apostolique de Douala. Il ne coutestait jamais sur les limites. « Nous en avons assez, et beaucoup trop pour ce que nous pouvons faire », disait-il.

Nous dirons même qu'il était avide de partager ses responbalités avec les autres. Un soir, sous la véranda d'une case de brousse, il disait à l'un de ses Pères : « Je nm fais vieux et je commence à sentir les rhumatismes. A soixante ans, un évêque d'Afrique devrait savoir donner sa démission. -­ « Eh bien, Monseigneur, répartit le Père, vous voilà près de la soixantaine... - Oui, il est temps que je songe à passer la main... » Ce n'était pas une vaine parole. Il avait entamé toutes les démarches pour être pourvu d'un coadjuteur. Son coadjuteur navait que trente-deux ans. « Il est jeune, c'est vrai, disait le vieil évêque, mais il connaît bien le ministère et la jeunesse est un défaut dont on se corrige sans cesse. »

« Personne n'a médité les enseignements desPapes à propos des missions comme notre vicaire apostolique. Il édita lui-même les deux Encycliques de Benoît XV et de Pie XI sur les missions. Il demandait à ses missionnaires de s'en pénétrer, leur disant que ces instructions avaient été écrites d'abord pour eux, afin de leur enseigner l'esprit apostolique, pour aller de l'avant, conquérir le terrain et les âmes, occuper les territoires avant les musulmans et les hérétiques, ne pas être tellement soucieux de belles églises ni de cathédrales ni de palais épiscopaux, mais pluôt, comme dit Benoît XV, ne se tenir jamais satisfait quand, dans une grande multitude, on a réussi à amener à la foi quelques milliers de païens ». Lorsque les Pères venaient à Mvolyé pour la retraite annuelle, il faisait lire aux repas ces encycliques et les commentait, insistant sur la nécessité de ne pas être des « nationalistes » ni des hommes d'argent, mais de se faire, suivant le conseil de notre Vénérable Père, Noir avec les Noirs, tout à tous, en parlant couramment leur langue et en s'identifiant avec eux. Lui-même donnait l'exemple et jamais évêque n'a été aimé comme lui de ses fidèles qui le voyaient passer à travers leur brousse, suivant à pied sa monture, égrenant toujours son rosaire, n'arrêtant sa prière que pour bénir et répondre pieusement au Loué soit Jésus-Christ, qui est le salut chrétien du Cameroun. Quand il prêchait, il s'exprimait d'une voix un peu rude et sans fioritures de style. Ses exhortations roulaient toujours sur l'assistance à la messe et la fréquentation des sacrements. Il ne disait jamais de choses étonnantes et, cependant, les Noirs se répètent encore de lui : « Jamais personne ne nous a parlé cormme cet homme. »

« Il arriva à Mgr Vogt ce qui arrive à tous les mission­naires zélés, de se trouver eu dissentimeut, même très grave, avec les autorités civiles. Le point de vue de ]'Administration ne pouvait d'ailleurs pas coïncider exactement avec celui de la mission, et l'ampleur du mouvement des conversions an Cainerouu, vers 1930, ne trouvait plus personne indifférent.

Les polygames s'inquiétaient de voir leurs femmes désirer le baptême et s'enfuir bien souvent de leur harem. Les « sixas » où, cependant, personne ne venait que librement, étaient dénoncés comme des refuges illégaux pour les femmes en rupture de contrat matrimonial. Les tribunaux coutumiers, qui ne s'occupent eu somme que de palabres de femmes, estimaient que les idées répandues par la mission étaient une atteinte à la coutume ancestrale. Les juges tranchaient toujours en faveur des polygames, contre la liberté de la femme et au dam des moeurs chrétiennes. Cela n'a pas beaucoup changé en 1950. Un gouverneur de cette époque disait à Mgr Graffin : « Vous, les catholiques, vous êtes devenus trop puissants dans ce pays et vous constituez comme un état dans l'Etat. Nous ne pouvons pas le tolérer. » En termes catégoriques, la situation est assez bien exprimée. Les palabres éclatèrent à propos de travaux imposés aux femmes dans les « sixas », où les missionnaires étaient accusés de se procurer une main-d'oeuvre gratuite. L'évêque riposta avec raison : Et vous-mêmes, qui mettez les femmes aux travaux sur les routes?... » La querelle tourna à l'aigre, avec des péripéties dramatiques, comiques, des scènes de tribunaux dignes de Courteline, avec échange d'invectives qui ne furent pas toujours du meilleur goût de part et d'autre, certains vieux soldats ne se servant pas toujours d'un langage très diplomatique. « Où il y a de l'homme, « disait Mgr Vogt, il y a de l'hommerie. » Le résultat final fut tout de même en faveur de la masse taillable et corvéable. Les travaux de femmes et d'enfant sur les routes furent supprimés et on devint attentif à payer les prestataires. Mgr Vogt sortit de ces bagarres avec la réputation bien établie d'un anticolonialiste éprouvé et de l'homme qui a le plus fait pour libérer le Noir de la servitude des travaux publics. On se le rappelle encore aujourd'hui.

« Lorsque Mgr Vogt put se reposer sur son jeune co­adjuteur, ce ne fut pas pour se livrer aux loisirs de la prière et de la méditation. Il restait assidu à sa table de travail, correspondant sans relâche avec des bienfaiteurs, mendiant et quêtant. Comme saint Alphonse de Liguori, on eût dit qu'il avait fait voeu de ne jamais perdre soit temps. On ne le voyait pas inoccupé. Il fit deux voyages en Europe, dont une fois pour le Chapitre général de 1926. Il voyageait sans faste sur les bateaux, en deuxième classe. On lui offrit un jour une cabine de première, mais il préféra la compagnie de ses Pères. André Gide, dans son Voyage au Congo,représente l'Evêque de Yaoundé qui faisait maigre un ven­dredi. En chemin de fer, il se mettait eu troisième classe et, pour ne pas être reconnu comme évêque, il enlevait sa croix pectorale. La pauvreté, il en donnait l'exemple à tous ses religieux. Jamais il n'eut de papier à lettre à son chiffre ou à son blason, Il écrivait sa correspondance sur de vieux bouts de papier arrachés aux catalogues des grands magasins. Il retournait à l'envers les enveloppes usagées. Plusieurs de ses correspondants gardent encore, comme des reliques, ces bouts de papier écrits par un saint. Il était frugal et mortifié dans le manger et on n'a jamais su les goûts qu'il pouvait avoir pour telle ou telle nourriture. En tournée, une poignée de riz et deux oeufs brouillés lui semblaient un régal. Un jour de consécration d'église, on voulut lui faire boire du champagne. « Non, dit-il, gardez cela pour quand vous serez malades. - Ici, Monseigneur, nous ne sommes jamais « malades », répondit le supérieur. Et il dut vider sa coupe avec les autres.

« Il visitait maintenant ses missions en auto, conduit par son coadjuteur. Sa présence était toujours une fête de famille. Pour les Noirs, il était le « mvamba » c'est-à-dire le grand­père. Les femmes lui attribuaient un charisme spécial : sa bénédiction était un gage de fécondité. On constata souvent que c'était vrai. Son humilité croissait avec les années, et il avait déclaré une haine mortelle à ce qu'il appelait le « bluff ». Très observateur, il s'était aperçu souvent que les conseils et les conseillers ne servent à rien. « Celui qui commande, disait-il, n'en fait qu'à sa tête, » Lui, il savait commander, mais en tenant compte des objections et des résistances. Il avait un caractère tenace et ne cédait jamais du premier coup. Toutefois, en présence d'une opposition intelligente, il se rangeait en souriant. « Oui, oui, disait-il, j'ai peut-être tort; mais il faudra nie le prouver. » C'était le commencement d'un concordat.

« Dans un pays où l'indigène est habitué à se plaindre, à critiquer et surtout à accuser, sa condescendance paternelle avec les Noirs n'allait pas sans agacer parfois les mission­maires. Il ne fut pas longtemps à découvrir le côté astucieux des accusaieurs qui, pour un oui oui un non, s'adressaient à sa juridiclion comme à un tribunal supérieur d'appel. Il arrive très vite à établir nu départ entre la vérité et le mensonge, mais, quand même, bien des confrères estimaient que l'évêque se faisait trop souvent, et pieusement tromper. Il faut signaler cependant qu'il se fit, en matière, de confession sacramentelle, la réputation d'arbitre suprême et de promoteur d'amnistie complète, à la joie de tout le monde. Il avait pris l'habitude de confesser lui-même les « recalés », pauvres misérables relaps, habitudinaires invétérés ou occa­sionnaires récidivistes. Toius ceux qui ont la pratique du saint Tribunal, en Afrique, savent de quoi nous voulons parler. Aucun missionnaire ne voyait d'inconvénient à ce que l'évêque se rendît compte par lui-même de la moralité générale et particulière de notre grosse clientèle. Il excella dans ce rôle. Non pas que tous ses pénitents se soient corrigés. Mais quand il avait absous un pêcheur notoire, il y avait dans le coeur de tous la joie signalée par 1'Evangile, celle qu'on peut éprouver pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'avaient pas besoin d'aller à confesse chez le bon Pasteur.

« Il passait des crises où sa bonne humeur semblait en déroute principalement quand tel missionnaire se plaignait ostensiblement de ses chrétiens. Alors Monseigneur se fâchait : « C'est vous qui ne savez pas les prendre. Vous êtes « trop dur. Il faut savoir pardonner. »

« Son humilité s'accentua, sa piété augmenta. Il entrait dans la vieillesse pour se réfugier en Dieu. On le voyait s'en aller réciter son bréviaire et son rosaine vers la grotte de Lourdes, suivi à distance respectueuse par la sinistre cohorte des vieux pécheurs, qui attendaient l'heure propice des aveux. Il continuait à dénoncer le « bluff » comme le mal en soi et l'ennemi numéro un. L'union à Dieu et travailler pour sa gloire étaient devenus son unique idéal. Soli Deo, telle était sa devise, ne l'oublions pas. On raconte qu'un jour, au Séminaire Français de Rome, une émulation d'humilité s'empara de plusieurs prélats qui se disputaient pour réciter le Benedicite. « A quelle date fûtes-vous sacré? » Il semble que l'honneur de se trouver à la droite du Père tout-puissant de l'époque revînt à un évêque qui datait de l'autre guerre. Quand on alla vérifier le sacre de Mgr Vogt, on s'avisa qu'il était du temps de Pie X, en 1906...

« Un trait à signaler de sa physionomie originale, c'était sa misogynie, autrement dit son horreur de la femme. Il avait comme une véritable phobie de leur sexe. Aux retraites, il commentait avec vigueur ce passage de nos Règles : Sermo cum mulieribus rarus, austerus, brevis et quasi fugitivus. Il aimait les saints, oui, mais pas beaucoup les saintes. C'est tout juste si ou pouvait lui faire admettre que la petite Thérèse méritait d'être honorée comme Patronne de toutes les missions au même titre que le grand saint François­Xavier. Nous imaginons le sourîre que lui aura administré la petite Sainte a son arrivée au paradis!

« Il nous interpellait : « Ne dites donc pas « boy, boy! », « quand vous appelez un domestique. --- Ah! et comment faut-il l'appeler? » demandions nous ? « Appelez-le par son prénom, Jean, Guillaume, Pierre... Ce ne sont pas des étrangers pour nous. » Il était familièrement servi par tous, avec respect, bien qu'il les tutoyât très simplement, boys, petits et grands séminaristes et abbés. En revanche, il n'aimait pas les animaux en communauté. « Beaucoup de discordes viennent des chiens, des chats, et des perroquets. Si vous avez des bêtes, traitez-les comme des bêtes, « non pas comme des personnes. »

« Quand on célébra son soixante-dixième anniversaire, en 1940, le colonel Monclar, commandant la Légion étrangère à Yaoundé, fut invité au repas de la communauté. Mgr Graffin. porta un toast à Mgr Vogt, rendant hommage à ses mérites et comparant le chiffre des chrétiens en 1940 (plus de 360.000), avec celui de l'arrivée du vieil évêque en 1922 (30.000). Il parla des travaux du jubilaire, de ses tournées, de la foundation de deux séminaires et de deux Congrégations indigènes, Frères et Soeurs. « Ces succès sont dus en grande partie à celui qui fut l'animateur de tous les progrès, conclut Mgr Graffin, à celui qui a si bien suivi les conseils de notre fondateur, le Vénérable P. Libermann, qui deman­dait à ses fils de se faire Nègre avec les Nègres, tout pareil à eux. » Le colonel Monclar amplifia encore les compliments et s’extasia sur les résultats obtenus, comme un chef qui sait apprécier les labeurs d'un autre chef. « Mais je n'y suis pour rien! interrompit Mgr Vogt. - Ah! vous n'y êtes pour rien? rétorqua le colonel, de plus en plus éloquent. Vous n'y êtes pour rien? Je retiens cette parole comme une confirmation de ce que vient de dire votre coadjuteur quand il vous a décrit comme l'homme qui s'est fait Nègre avec les Nègres. En effet, vous parlez exactement comme mon boy, qui est un Nègre. Hier, il m'a cassé une pile d'assiettes et, comme je me mettais en colère, il m'a répondu tout comme vous : Mais, je n'y suis pour rien... » Cette saillie déchaina le fou rire.

« Voici que le vénéré prélat est devenu un vieillard. Il est resté parmi son peuple, qu'il aime comme un père et qui le lui rend avec usure. On le voit toujours assidû à la prière, son chapelet à la main. Chaque dimanche, il remet son paquet de linge pour être échangé au panier de la communauté, comme un simple confrère, et ce détail ne manque pas de faire sourire, tant il est caractéristique de la manière du saint évêque. « Elle est bien belle, la mitre épiscopale, disait-il autrefois, mais si on savait comme il y a des épines à l'intérieur! » A lui, les épines ne lui ont pas manqué dans sa carrière d'évêque, pendant trente-sept ans de séjour en Afrique. Mais voici venu le temps de cueillir les roses du triomphe.

« Il fut trouvé gisant au pied de son lit, terrassé par une attaque d'apoplexie, à 11 heures du soir, le 24 février 1943. Dès lors, on le veilla jusqu'au 3 mars, jour de sa mort. C'est .pendant ces veilles pieuses que les Pères, Frères, religieuses séminaristes qui le servaient, purent se rendre compte de beauté de son âme. « Avez pitié de moi, qui suis un pécheur , ne cessait-il de répéter. Il fit sa confession générale et recut l'Extrême-Onction avec une piété qui arra­chaitt les larmes aux assistants. Chaque matin, on lui donnait la communion en viatique, et il voulait s'y préparer chaque fois par la récitation des prières de saint Ambroise et de St Thomas d'Aquin, telles qu'elles sont dans le bréviaire.

Il savait encore par coeur une infinité d'autres prières, très longues qu'il disait à mi-voix. Mais, surtout, le chapelet ne quittait plus ses doigts, et même, quand ce fut l'agonie, si es assistants cessaient de le réciter, il soulevait la main pour faire signe de continuer. Au Dr Aujoulat, qui voulait le doulager d'une piqûre, il murmura avec un geste détaché : A quoi bon?... » A son père spirituel, qui lui demandait un dernier conseil, il répondit, exactement comme notre Vénérable Père : « Union avec Jésus-Christ, cela suffit! »

Soeur Angèle, infirmière des derniers jours, qui lui deman­dait des consignes pour ses Soeurs : « Soyez patientes dans les épreuves et bien résignées à la volonté de Dieu. » On lui demanda de dire quelque chose pour les jeunes filles de la Confrérie de Sainte-Agnès : « Non fecit taliter omni nation!, dit-il; il faut être dignes de toutes ces grâces!... » A d'autres encore, séminaristes et simples chrétiens, il dit : « Il faut beaucoup prier; priez beaucoup, priez beaucoup! » En somme, aucune emphase, aucune solennité, des mots tout simples et humbles, comme celui qui les prononçait.

« Ses obsèques furent un vrai triomphe. Le corps du saint évêque fut exposé sur un lit de parade, au milieu de la chapelle du Séminaire de Mvolyé, habillé des ornements épisco­paux et coiffé de la mitre. Il était devenu majestueux. Toute la nuit, ce fut un défilé interminable de fidèles qui voulaient faire toucher à son contact des chapelets, des médailles, les livres de prières. Deux séminaristes se relayaient à cette besogne. Lui qui avait eu comme devise Soli Deo, il reçut ce jour-là les honneurs qu'il avait tant méprisés pendant sa vie. Soli Deo... Un jour de fête, comme un séminariste avait prétendu citer sa devise en disant : Soli Deo hopor, le vieil évêque l'avait repris : Non, mon enfant : Soli Deo, « cela suffit, puisque j'ai donné au Bon Dieu tout seul « l'honneur et tous les honneurs! » En cette matinée du 4 mars 1943, en présence d'une foule innombrable, où les Européens étaient représentés par des hauts fônetionnaires de l'Administration et tous les chefs des maisons de commerce de Yaoundé, la douleur d'un peuple s'exprimait d'une multi­tude de chrétiens qui perdaient leur père. Il s'en alla, au chant de l'In paradisum, pour reposer au cimetière de Mvolyé, tout à côté d'un autre saint évêque, son prédécesseur allemand, Mgr Vieter. Il n'était plus à même de refuser les honneurs suprêmes qu'on lui décernait. Nous espérons que le Seigneur aura ratifié ces honneurs à son pieux serviteur. »

Cette notice est faite de témoignages divers qui en disent long sur la valeur apostolique de Mgr Vogt. Cette valeur est hors de conteste. Nous nous en voudrions pourtant de ne pas citer, pour clore ces lignes, l'appréciation très élogieuse d'un administrateur des Colonies, M. Pierre Chauleur, clans une conférence faite à la Maison du Missionnaire de Vichy, le 11 août 1944. M. Chanteur, avec la sagacité d'un homme habitué à se rendre compte des ressorts des phénomènes sociaux, étudie les causes de la rapide et profonde expansion de la religion catholique au Cameroun. Il voit dans l'institution de nombreux catéchistes le point de départ du mouvement. « Cette méthode, dit-il, établit un contact constant entre les fidèles et l'organisation ecclésiastique, contact qui forme l'église, au sens étymologique du mot, qui est une coordination d'efforts. »

« Ce réseau, une fois constitué, il fallait des institutions pour consolider les résultats acquis par une méthode extensive peut-être à l'excès, pour assurer la continuité de l'élan vers le catholicisme de la société eu formation. Il était nécessaire d'étayer la vie familiale, fondement essentiel d'un christianisme vigoureux, de préparer les enfants à la tâche du lendemain, de susciter enfin des vocations indigènes pour maintenir et accélérer le rythme des conversions. »

Le conférencier passe en revue l'effort pour la formation de la famille chrétienne, à l'encontre de la polygamie usitée jusque-là; pour la constitution et la multiplication des écoles élémentaires de brousse; pour l'éducation de la femme, dans le « sixa », à ses devoirs d'épouse, de mère de famille et d'éducatrice de ses enfants; enfin, pour la formation d'un clergé indigène.

Sur ce dernier point, M. Pierre Chauleur insiste; à ses yeux, c'est là le capital. Mgr Vogt, dit-il, « se heurta cepen­dant à de graves objections : tout d'abord la rapidité des étapes avec laquelle avait évolué la société ni Cameroun, ne permettant pas de se rendre compte si cette vie chrétienne avait de profondes racines dans les individus; ensuite et surtout, l'opposition de son clergé diocésain.

« Les vieux missionnaires qui avaient fait la pénétration, qui, six ans à peine auparavant, avaient commencé leur prédication chez les peuplades du Haut-Nyong, où l'anthropo­phagie était encore pratiquée, se montrent sceptiques et réti­cents... Ces sauvages-là feraient des prêtres"... Allons donc! Ils n'étaient pas suffisamment évolués... Mais l'évêque sut voir au delà des apparences , et il ouvrit son séminaire. Il a réussi.

An point de vue purement humain, les conditions de succès furent donc réunies entre les mains de Mgr Vogt et de ses auxiliaires. Il y faut ajouter le prestige surnaturel de la charité dans les institutions de la mission, dispensaires, bôpitaux, etc., et dans l'affabilité et le don de soi du vicaire apostolique, il faut ajouter aussi sa foi robuste, sa prière incessante, sa sainteté. C'est la conclusion qu'il nous faut tirer de la vie de Mgr Vogt.

Il y a cent ans, le Vénérable Père écrivait : « Ce peuple africain n'a pas besoin et ne sera pas converti par les efforts de missionnaires habiles et capables; c'est la sainteté et le sacrifice de ses Pères qui doivent le sauver... Il a besoin d'être racheté par des douleurs unies à celles de Jésus et par une sainteté qui attire sur lui les tout-puissants et tout miséricordieux mérites de Jésus » (N. et D., XIII, p. 143).
Adolphe Cabon.

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