Le Frère Denis Wehrlé,
1844-1904.


Frédéric Wehrlé est né à Gaillon, dans le diocèse d'Evreux. Il est mort 60 ans plus tard en l'île de Nossi-Bé, près de Madagascar. Sa vie fut celle d'un enseignant, comme en fait foi l'Etat de services suivant :

Wehrlé Frédéric, en religion frère Denis, né le 23 mai 1844 à Gaillon (Eure) :
- Professeur à l(Ecole libre des sous-officiers et soldats à Toulon (Var), de 1866 à 1875,
- Professeur à l'Ecole libre dite Ecole Saint-Charles, à Saint-Denis de la Réunion, de 1875 à 1878,
- Directeur de l'Ecole communale primaire publique de la Montagne (SaintDenis de la Réunion), de 1878 au 11, octobre 1895.

Le Chef du service certifie en outre que le frère Denis s'est acquitté de ses fonctions avec zèle et distinction.

Saint Denis, le 22 avril 1896
Le Chef de service de l'Instruction publique : Émile Pages.
P.S. - Depuis le 8 mai 1896 à l'Ecole primaire publique à Hell-Ville (Nossi-Bé). Total : 33 années de service, dont 24 dans les colonies, jusqu'à ce jour de juin 1899.

Jeune homme, Frédéric Wehrlé était ouvrier opticien à Paris. Voici comment le dépeint un membre de la paroisse Saint-Séverin dans le V' arrondissement : " Le frère Denis Werhlé que Dieu vient de rappeler à Lui et d'enlever à la famille religieuse qu'il s'était choisie, était de ceux qui provoquent l'étonnement. Sa nature généreuse et pleine d'exubérance attirait l'attention. Ceux qui le voyaient dans l'intimité sentaient qu'il était capable d'exercer une réelle influence dans le milieu où il vivait.

" Il avait, en effet, un esprit naturel qui lui attirait.la sympathie, et ses reparties, souvent empreintes d'une note caustique, rendaient habituellement muets ses interlocuteurs, et mettaient les rieurs de son côté. Lorsque je l'ai connu, il avait à peine 15 ans. C'était un brave garçon, plein d'entrain, bon camarade, très serviable, mais n'ayant aucune idée sérieuse touchant les vérités et les habitudes chrétiennes, qu'il tournait constamment en ridicule. J'étais, ai-je besoin de le dire, souvent l'objet de ses sarcasmes.

" Un soir de carême (c'était, si j'ai bon souvenir, en 1862), je lui dis : "Tu excelles en moqueries, c'est entendu ! mais la drôlerie et les bons mots ne sont pas toujours la vérité ; il serait plus loyal à toi de te rendre compte de choses sérieuses que tu ignores absolument, et de constater par toi-même que ceux qui ont des habitudes religieuses, loin d'être des imbéciles, sont au contraire très intelligents ; ils font preuve en toutes circonstances d'une âme élevée et savent faire aimer la vie chrétienne, à laquelle ils donnent un charme tout particulier. Viens avec moi et tu les verras à I'œuvre ! "

" Malgré sa répugnance, qui n'était sans doute qu'un sentiment d'amour propre, il se décida à m'accompagner. Je le présentai à quelques bons camarades, dont le souvenir reste amicalement gravé dans mon cœur ; il fut l'objet d'une réception des plus cordiales de leur part, et le soir même il put constater l'aimable dévouement des jeunes étudiants qui fréquentaient le patronage de Sainte-Mélanie et avaient une part active à sa direction. Très jeunes, très gais, ces étudiants se dépensaient sans compter : ils entretenaient la vie dans cette œuvre magnifique et développaient cette bonne cordialité qui était la caractéristique de Saint-Mélanie.

" Pendant quelque temps Frédéric resta rêveur, ses moqueries devenaient plus rares : on sentait que quelque travail intime s'opérait en lui. Il revint, en effet, sans que je fusse obligé d'insister beaucoup ; il prit goût aux conférences qui se donnaient au patronage et dont le but était d'instruire et d'éclairer les jeunes gens qui y prenaient part. Ces conférences ont fait un bien considérable, car outre la vérité qu'on opposait sans cesse aux stupides préjugés qui éloignaient tant d'hommes des vérités religieuses, on développait chez les jeunes du patronage des sentiments nobles et généreux qui en faisaient, non plus des gouailleurs insolants et ignorants, comme il y en a trop dans le monde des travailleurs, mais des esprits réfléchis qui pensaient sérieusement, et portaient ensuite, dans les milieux où ils travaillaient, des idées saines et le bon exemple d'une conduite qui impose le respect et mérite l'estime.

" Frédéric ressentit bien vite les effets de cette heureuse influence, et sous la douce et invisible impulsion de la grâce divine, aidé et encouragé par de bons et dévoués religieux de la congrégation du Saint-Esprit, alors aumôniers du patronage, il rejeta bien loin les anciens préjugés, et rapidement, en moins de deux ans, il devint un modèle que l'on pouvait sans témérité proposer comme exemple à tous les mélaniens.

" Le frère Denis, avec sa générosité native, me rappelle un peu saint Paul qui, ayant entrevu la vérité, ne voulait pas la garder pour lui tout seul, mais brûlait du désir de la communiquer à tous. Comme saint Paul, Frédéric avait une âme d'apôtre : il lui fallait un champ plus vaste où il pourrait exercer son zèle et dépenser toutes les activités de sa riche nature. Aussi personne parmi nous n'a été étonné, lorsque nous l'avons vu quitter la situation honorable qui lui aurait permis de faire bonne figure dans le monde, pour entrer chez les pères du Saint-Esprit et devenir missionnaire. Ceux qui l'ont vu à l'œuvre pendant les longues années de son apostolat pourront mieux que moi redire son dévouement et l'amour toujours jeune, toujours plein d'entrain pour tout ce qui touchait l'Église et son divin fondateur Notre Seigneur Jésus Christ. "

Voici comment le Supérieur principal annonça aux confrères la mort du frère Denis : " Le frère Denis était un religieux exemplaire pour sa régularité, sa piété et son esprit de soumission.
" Il était aussi un professeur instruit, dévoué, plein de zèle et d'entrain. Il aimait toujours beaucoup l'étude et la lecture ; aussi avait-il acquis des connaissances très étendues et très variées. Il écrivait avec facilité, et son style ne manquait pas d'élégance ; de plus, il était poète à ses heures, il ne laissait passer aucune fête sans faire réciter par ses élèves de charmantes poésies pleines d'originalité, composées par lui.
" Outre l'Instruction, le frère Denis possédait à un haut degré le don de l'enseignement ; il savait intéresser les enfants et leur faire aimer la classe. Aussi a-t-il obtenu chaque année des succès étonnants. La réputation de l'école de Nossi-Bé s'est étendue aux autres provinces de Madagascar et les administrateurs de toute la contrée du Nord recherchaient pour leurs bureaux les élèves formés par le frère Denis.
" Ce qui distinguait encore le bon frère Denis,. c'était sa constante bonne humeur, son exquise politesse et sa gaieté habituelle, même quand il était souffrant. "
Le 5 novembre, un collègue de la Réunion, lui rédigea un compliment, en forme d'acrostiche:

Front large et découvert, oeil narquois qui pétille, Rayonnante gaîté, conscience tranquille, En peu de mots voilà le bon frère Denis, Rimeur et philosophe en lui sont réunis, Et dès qu'il prend son luth, cet aimable poète

Dont la Muse facile à rire est toujours prête, En tire des accents aussi doux que flatteurs, N'aimant à respirer que l'air pur des hauteurs, Il plane dans l'azur, enseigne, chante, et prie, Satisfait de son sort en l'humaine patrie.

Le Père Raimbault a raconté sa mort : " Le bon frère Denis vient de nous être enlevé, après deux jours de maladie, par une fièvre bilieuse hématurique. Pour nous, c'était le plus sympathique des confrères, le plus gai, le plus affable. Il était au nombre de ces âmes privilégiées du côté de l'intelligence et du cœur, que Dieu donne à la terre pour faire son œuvre, et qu'il retire ensuite pour orner la gloire de son ciel. L'état du cher patient s'étant subitement aggravé, nous le lui avons dit à travers nos larmes. " C'est bien de m'avertir, répondit-il. Mon père, soyez assez bon de me signer ma feuille de route..." Il reçut les derniers sacrements avec toute sa connaissance, répondant lui-même aux dernières onctions. Après avoir renouvelé ses vœux de religion, il me dit en souriant : "Merci ; et serrant sa croix de missionnaire, il ajouta : avec elle, je ne crains rien." Ce furent ses dernières paroles. Les obsèques ont eu lieu le dimanche de la Sainte Trinité au milieu d'une grande affluence. Le bon frère Denis vivra longtemps dans les prières et dans les cœurs reconnaissants de NossiBé. "

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