Le Père Eugène WURRY
décédé à Still (Bas-Rhin), le 28 novembre 1951
à l’âge de 48 ans et après 26 années de profession.

Le P. Wurry naquit à Stotzheim (Bas-Rhin), le 17 février 1903. Il fit profession à Orly, le 23 novembre 1925, et sa consécration à l'apostolat, à Chevilly, le 12 juillet 1931, après y avoir été ordonné prêtre le 12 octobre précédent.

Le P. Wurry, de la Mission de Majunga, est décédé à 48 ans, après 26 années de vie religieuse et 20 de vie apostolique.'

On aurait cru taillé pour une longue carrière cet homme d'une in­domptable énergie, bien carré dans sa taille moyenne et d'une force herculéenne. Les malgaches étaient ébahis de le voir transporter une 'balle de riz ou un fût d'essence que quatre hésitaient à toucher du doigt. Dix ans passés dans la station des demi-hauts, à Tsaratanana, l'avait miné d'une fièvre intermittente, paludisme tenace, qui lui avait peu à peu sclérosé le foie. Dans le journal de la communauté de Tsaratanana, on lit, à inter­valles réguliers « aujourd'hui fièvre, injection de quiniforme ». C'était le service mutuel que se rendaient les deux confrères. Malgré sa tempé­rature, plus fraîche à 600 mètres d'altitude qu'à la côte, Tsaratanana use plus vite ses missionnaires. Les PP. Moyne et Roche y ont fàit une courte carrière.

En 1947, après 16 ans ininterrompus, le P. Wurry rentre en congé. L’air d'Alsace lui donne vite de belles couleurs et une prestance de cha­noine. Les siens, et surtout sa maman, s'ingéniaient pour lui faire passer de belles heures, et les neveux et nièces qu'il ne connaissait pas encore ne tarissaient pas de questions. Le Père s'attarde : il fait si bon, après de longues années, retrouver des civilisés qui vous aiment, parcourir, sans soucis, les vignes, les pâtures ou les sapinières qui fleurent bon au printemps. Ce ne sont plus les longues marches au soleil, dans les grandes herbes sèches, de ravines en ravines, où l'âne qui porte les bagages refuse d'avancer. Pauvre Père Wurry ! en a-t-il eu des avantures avec ses ânes ! Bons serviteurs au demeurant, ils restent ici ce qu'ils sont ailleurs. Que d'occasions de perdre patience. « Ah! tu ne veux pas passer le fossé? Tu passeras quand même! » et le Père s'areboutait sous la bête et la transportait de l'autre côté de la crevasse, au risque de dévaler tous deux dans le torrent.

Le Père Provincial de France aurait voulu retenir le P. Wurry pour en faire un économe, et le Père n'aurait pas dit non; mais il ne pouvait pas dire oui non plus. On ne se sépare pas de gaieté de cœur de sa mission après seize ans d'effort. Il eut fallu un ordre et cet ordre l'aurait fait vivre vingt ans encore.

Tous les missionnaires savent que le deuxième départ est plus pé­nible que le premier. Les vacances ont été si bonnes et le rêve de l'inconnu n’existe plus; on sait où l'on va et on va au travail pénible du missionnaire, qui n'en finit jamais de soucis, de déboires, de luttes, de lents progrès, de pénibles surprises sans grandes consolations sensibles. .. La bonne maman du P. Wurry devina la grandeur du sacrifice de son fils; les mamans devinent toujours. Elle avoue : « J'ai prié tous les jours pour qu'Eugène ait le courage de repartir. » Cette prière de nos mamans, de nos amis et de toute la Congrégation, il la faut aux plus forts pour tracer dans la latérite de Tsaratanana ou d'ailleurs le sillon dont le Christ nous a chargés. Nous nous ferions si facilement, tous, une âme de bourgeois, dans des pantoufles, auprès d'un poêle, d'une radio, de jolis bouquins.

Hésitations de la nature, oui, mais l'âme du P. Wurry consent au sacrifice, aujourd'hui comme hier et comme demain. Cependant à cette heure, le Père qui s'est donné de toute son âme, s'est senti frappé. Les docteurs n'ont rien vu; les apparences rayonnantes ont caché le mal de celui qui ne se plaignait jamais, qui ne rechignait jamais, qui n'était apparemment jamais fatigué, car c'était un grand silencieux. A l'effort physique, jamais démenti, il avait su joindre une rare grandeur d'âme, car au lot commun des misères du missionnaire, il avait dû y ajouter cclle, la plus cruelle, de la calomnie qu'il a savourée jusqu'à la lie, sans se plaindre à personne, pas même à ses meilleurs amis, jusqu'au jour où son héroïsme a fatigué le diable. Ceux-là seuls qui sont passés par là pourront en soupçonner l'amertume. Mais le Christ, lui, savait. Les mes­scs qui se multiplient aujourd'hui pour le repos de son âme sont une réparation.

A son retour de France, en 1948, il reprend sa tâche en brousse, niais pour venir bientôt à Majunga remplir d'une façon exemplaire la lourde charge de procureur. L'année 1951 est une souffrance, que l'on devine tout juste à quelques symptômes : il se laisse tomber sur la chaise, lui l’énergique; il a un soupir qui contracte ses muscles entre deux sou­rires; des plaques bleues apparaissent sur ses jambes. Les médecins s'illu­sionnent toujours. En août 1951, après de nombreuses analyses, la Faculte prononce : il n'y a plus rien à faire, le foie ne fonctionne plus, tro tard; il en a pour trois mois.

Le Père part pour la France, ignorant sa condamnation à mort. Il est peiné et joyeux, car cette fois, il va se soigner et revenir tout neuf. Le voyage est pénible : tout son corps enfle démesurément; à Marseille, il ne peut mettre ses bas. A la clinique de Strasbourg, en trois ponctions, on lui retire 53 litres de liquide, et on le laisse partir chez sa sœur reli­gieuse infirmière, à Still. Il se croit en convalescence et nous envoie des lettres enthousiastes. Il tient ses promesses et envoie un poste de radio à ses confrères de Tsaratanana.

Voici comment sa soeur nous fait part des derniers jours.
« Mercredi 21 novembre, vers midi, le Père Eugène souffrait d'une crise de foie, suivie de vomissements. Une piqûre lui apportait du sou­lagement, mais avec cette injection coïncidait un nouveau coma qui nous inquiétait moins, puisque le Père avait bien passé le précédent. Ainsi passèrent le jeudi, vendredi samedi et dimanche. Ce furent des heures longues dont on attendait impatiemment la fin, espérant toujours une amélioration. Lundi après-midi, il exprimait à notre grande joie son humeur toujours pareille, nous étonnant même des occasions de rire de bons coups. « Mardi matin, son état lui permettait de recevoir le Saint Viatique avec une grande ferveur; et son action de grâces se terminait par un fervent et intime Magnificat. On croyait à une amélioration sensible. » Le P. Eugène était d'une patience et d'une paix intérieure remar­quables. Se sentant trop faible, il demandait à sa mère de l'aider à réciter le chapelet. Je lui recommandai la mission de Tsaratanana où l'on voyait qu'il avait laissé une partie de son coeur. Il était frappant de constater combien il voulait se défendre contre la torpeur. Le. 29 no­vembre. le jeudi, il s'éteignit comme une flamme paisible dans le Sei­gneur. Les traits du visage devinrent souriants et majestueux.

« Le R. P. Provincial, les PP. Heyer, Trouillot, Stiegler assistaient à l'inhumation. La messe fut chantée par le P. Stiegler. Il repose mainte­nant dans la petite chapelle du cimetière, près de son oncle, dans la crypte réservée aux prêtres défunts. »

Ses 20 ans de Madagascar ont été bien remplis. En 1931, à peine débarqué, Monseigneur le fait grimper sur la B. 14, et se faisant lui-même son chauffeur, partent pour Port-Bergé. On ne va pas loin pour ce pre­mier départ: au trentième kilomètre, un faux coup de volant, et tout le monde dans le fossé. Le P. Wurry passa a travers le capot, serrant dans ses bras son phono avec de beaux disques de Solesmes dont il se pro­mettait des minutes de pure joie.

Il se met tout de suite à l'étude du malgache, et en un minimum de temps, il se débrouille suffisamment pour commencer la visite de son grand district. La mission ne date que de deux ans : il faut lancer et bâtir. Avec quel amour il voit « s'élever ses petites églises en briques avec toujours un beau clocher que ses amis d'Alsace peuplent de cloches ». Cela demande une continuelle surveillance et d'incessantes et pénibles randonnées.

A Port-Bergé, sa douce charité ouvre les cœurs. Le bassin de la Bemmarivo est le domaine de la colonisation, des planteurs de tabac qui, à cette époque, est faite de gens de tout acabit, où le missionnaire n'est pas toujours le bienvenu. Où d'autres n'ont pu pénétrer, le P. Wurry, qui n'encombrait jamais, à bâti des églises et les a remplies de métayers du colon. Il a aussi trouvé très souvent dans les colons une aide appréciable, de très solides amitiés qui lui ont permis de ramener au bon Dieu beaucoup d'âmes désemparées.

En cinq ans, il a eu le bonheur de voir le pays Tsimihety s'ouvrir à l’évangélisation; le nombre des églises de brousse a doublé et les colla­borateurs indigènes sont venus nombreux. Le vieux Botomora et Véro­nique méritent une mention.

Botomora est un vieux veuf Tsimihety autodidacte qui connaît toute la Bible, une foi de charbonnier pas toujours de la dernière orthodoxie, mais d'un zèle dévorant. Il s'est fait le héraut de l'Evangile; il est partout à la fois, lançant des communautés chrétiennes qui tout ait moins déposent quelque peu de leur gangue païenne.

Véronique, héroïque comme sa patronne de l'Evangile, est une sainte qui porte dans son âme l'effigie du Divin Crucifié. Elle passe, après Boto­mora, dans les jeunes communautés chrétiennes, enseigne avec une âme où passe l'Esprit, et des vieux féticheurs fait des âmes candides. Ceux qui doutent de l'élévation du noir au pur christianisme n'ont qu'à méditer cette âme de prière, de pureté et de charité. Elle est l'émule de la grande Victoire de Rasoamanarivo, cette fleur malgache que nous rêvons de voir bientôt sur les autels.

L'apprentissage du P. Wurry étant terminé, Monseigneur lui confie au lendemain de la mort du P. Roche la station de Tsaratanana. Il va s'y donner tout entier dix ans durant. Ici, les écoles sont à faire; elles sortiront de terre en belles briques rouges et seront vite pleines d'enfants. Le ministère ne souffre pas de tous ces travaux, car le Père sait se faire aider. Comité paroissial avec les doyens, J. 0. C., enfants de Marie, cœurs vaillants, croisés; chaque association a ses militants, ses oeuvres de charité, ses réunions d'études qui sont bientôt un levain pour la masse. Ce ne sont pas les grandes foules, mais le troupeau fervent, conquis un à un sur les meilleurs éléments païens ou protestants. Ces derniers surtout feront sentir au Père combien il les gêne.

On prie bien à Tsaratanana; on y chante bien aussi et le maître de chœur et harmoniste n'a que douze ans; il a été formé aux meilleures méthodes par la patience inlassable du P. Wurry.

Le pays Marofotsy n'est pas au demeurant de la meilleure race. An­ciens bouviers de la Reine Ranavalona, dans les grands pâturages des montagnes, les Marofotsy sont un mélange d'esclaves de toutes tribus, vivant de rapines et d'immoralité... peu à craindre, car ils ont gardé l’âme servile. « Maro fotsiny hiany », c'est le nom de dédain que la reine leur a donné et qui signifie « ils ne valent que par le nombre ». La charité du P. Wurry arrivera à en faire de bons chrétiens qui déjà donnent des fleurs de chrétienté en prêtres et religieuses. On devine que ce travail ne se fait pas en chaise-longue, ni sans martyre du coeur. Mais le Père Wurry est bien le fils du Père Libermann, alsacien souriant, peu loquace, mais tenace et qui sait attendre sans dévier de sa route. Il a souffert en silence, s'est usé sans ostentation jusqu'à la corde dans une charité bien­faisante. Un vieux colon français devenu lépreux exhalait sa plainte en apprenant par les journaux la mort du P. Wurry, son seul ami: « Je n'ai plus qu'à mourir, il ne me reste plus personne au monde ! »

A Majunga, comme Procureur, le P. Wurry a été la Providence de tous les Pères. Il avait le sens des affaires. Il savait stocker, ce qui devait faire sourire les confrères venus aux provisions. Il pouvait documenter tout le monde sur les meilleures adresses, et avait des carnets gonflés des meilleures recettes pratiques. Son entrée chez les fournisseurs ou l'Admi­nistration était un rayon de soleil. Tous les économes ont-ils ce charme ?

Certes, ce lui fut une croix de s'asseoir au bureau, mais il ne fit pas triste mine, et son Vicaire Apostolique pourrait dire combien il fut de bon conseil.

On lui avait laissé le soin du chant à la Cathédrale. C'était sa détente. Il faisait passer toute son âme dans le chant grégorien et sa préface, quand il chantait la grand'messe, était un vrai « sursum corda » pour les plus assoupis.

Vingt ans: cela est peu, mais peut-être vaut-il mieux faire feu qui brûle... Il a été le bon serviteur que nous pleurons et il nous manque.

Sa tombe est en Alsace, alors que lui et les siens d'ici l'auraient voulu à Tsaratanana. Sous la grotte de Notre-Dame de Lourdes, il avait amoureusement construit le caveau de la mission où reposent les restes des PP. Moyne et Roche. Il y avait sa place, pensant ainsi recevoir la visite de ses chrétiens qui ne quittent pas l'église sans venir faire une station à la Vierge et une prière pour leurs morts.

« Pratiquez la vertu sans que personne ne s'en aperçoive » dit le Vénérable Père, Cela devait être sa devise. Le Père Wurry est de ces missionnaires qui travaillent en silence, sans se lasser, et tombent les armes à la main, comme de magnifiques soldats. Leur départ fait un grand vide, mais leur souvenir est un stimulant.

Pierre Grenier

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