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Dossier France - Congo

P. L. Favre
Au Congo depuis 1992, le P. Lucien Favre, spiritain suisse, 37 ans, disparaît de Dolisie fin janvier 1999. Trois jours dans la forêt avec 2 confrères et des milliers de Congolais fuyant les combats entre Angolais au service de Sassou Nguesso et " Cocoye " de Lissouba l’ont marqué. Explications.

Vous avez fui les massacres avec des milliers de Congolais ?

Nous avons marché avec le peuple dans la forêt, avec seulement le strict nécessaire, ce qui nous rendait tous très solidaires. Lorsqu’au 2e jour, nous avons entendu par Radio France Internationale (RFI) que quelques Européens avaient disparu, nous avons eu un énorme sentiment de révolte. RFI se demandait s’ils étaient otages des rebelles, alors que nous nous trouvions avec ces milliers de gens abandonnés et pourchassés. Notre révolte venait de cette confirmation vécue que les problèmes dramatiques que vit l’Afrique ne deviennent intéressants qu’à partir du moment où quelques Blancs sont impliqués.
Quand un gendarme est abattu devant l’ambassade de France, c’est le scoop. Si au même moment 1 500 Congolais civils disparaissent dans les bombardements des quartiers sud de Brazzaville, personne n’en parle.

L’Occident ne s’intéresse donc pas à l’Afrique ?

L’Occident s’intéresse à une Afrique devenue aujourd’hui otage du libéralisme économique. Un exemple : à Dolisie, la terre très riche peut produire légumes et maïs toute l’année. L’élevage de poulets peut s’envisager sans difficulté. Malheureusement nous sommes victimes de ce que la Communauté européenne, entre autres, surproduit. Des cargos entiers arrivent avec des poulets congelés distribués sur tous les marchés, à des prix impossibles à concurrencer. Le poulet congelé vaut 1 500 CFA. Produire un poulet à Dolisie, l’écouler avec un petit bénéfice vous oblige à le vendre à 2 500 CFA. L’Afrique devient ainsi poubelle de nos économies. Tout est organisé pour qu’elle consomme des produits que l’Occident serait prêt à jeter à la mer. Des compagnies expertes se chargent de libérer les frigos des grands marchés européens pour se faire du profit en Afrique.
Aujourd’hui, en zone de conflit, le PAM (Programme alimentaire mondial) casse l’économie locale avec des tonnes de maïs. Pendant la guerre de 1997, son directeur n’a pas compris qu’au nom du Secours catholique, je refuse un cadeau de 2 000 tonnes de maïs en lui disant : " Laissez les femmes vendre leur maïs ! "
Il y a ainsi beaucoup de cadeaux empoisonnés. Voyez tous ces habits qu’on ramasse pour les " pauvres de là-bas " et qui sont revendus pour presque rien. Rien de tel pour casser l’économie des pays producteurs de coton. Coopérant à Madagascar, j’ai vu les gens préférer payer un jeans usé que d’acheter une chemise façonnée au pays, à cause de l’attrait de tout ce qui vient d’Occident… De tels " cadeaux " éliminent parfois des familles entières de producteurs.
Il ne s’agit pas de politique pure, mais bien de politique économique. Les grandes sociétés occidentales ont intérêt à exploiter les ressources naturelles des pays pauvres. Ce qu’on sait moins, c’est l’intérêt qu’elles ont à y exporter tout ce qui en Occident fait problème. Nos paysans qui produisent trop (en épuisant des sols gorgés de produits chimiques pas très écologiques) s’en vont protester à Bruxelles et Paris ou répandent leurs choux sur les routes. Personne ne sait comment les faire produire moins. La solution ? Vendre aux pays jeunes où le marché devient de plus en plus intéressant, là où les populations croissent et ont d’énormes besoins. Il ne faut donc surtout pas que ces pays se mettent à produire, par contre il faut qu’ils consomment au maximum, afin que les économies des pays riches puissent en tirer un profit maximal.

Et la coopération, la solidarité francophone ?

Parler de francophonie, c’est se moquer des gens. La francophonie cache mal un intérêt économique. Il est plus facile pour des sociétés françaises de s’intégrer dans un monde francophone et d’y faire des contrats juteux lorsque vos partenaires parlent votre langue. C’est peut-être là qu’intervient la politique. On va chercher (en lien avec la politique française qui a des intérêts économiques au Togo, au Cameroun, au Gabon, au Congo-Brazzaville) un président favorable aux intérêts français.

Au Congo, des compagnies françaises influencent la politique ?

Elf-Aquitaine est aujourd’hui la compagnie à l’impact le plus déterminant sur la politique du pays. Son pétrole s’exploite en off-shore : le pays peut tomber en décomposition sans qu’Elf ne perde une goutte d’or noir. Et s’en vante d’ailleurs. Les nombreux Libanais, commerçants-nés, représentent aussi une force importante, ainsi que les compagnies forestières.

" Les gens n’acceptent pas que les chefs se servent de la religion ."

Ces compagnies pétrolières ou commerciales arment les rebelles, les militaires ?

Plus que les pays, ce sont les compagnies économiques transnationales qui sont impliquées. Elf, par exemple, a du capital américain pour 40 %. Il n’y a pas de responsabilités directes, mais FIBA, la Banque d’Elf, paie directement les militaires. Par elle, le gouvernement congolais reçoit l’argent nécessaire à l’achat d’armes. En 1997, FIBA finançait les 2 camps : les soldats du gouvernement et les rebelles de Lissouba. Elle aurait même avantagé ces derniers.
Méthode gagnante : si les gens s’entretuent, moi, compagnie pétrolière étrangère, je peux mieux contrôler la situation. Cela se passe au Congo et ailleurs. Tout un peuple devient otage d’intérêts égoïstes. Il paie toujours le prix le plus élevé : le fanatisme et la lutte fratricide. Les dirigeants politiques se montent les uns contre les autres, le Nord contre le Sud, et les gens déphasés, apeurés, exterminés, ne comprennent plus les véritables enjeux.
Les dirigeants locaux se battent pour leurs avantages. Le gagnant sait bien qu’Elf envoie sur son compte en Suisse ou ailleurs un bon pourcentage des bénéfices, richesse du pays qui devrait appartenir au peuple. Le doigt se pointe davantage aujourd’hui sur les chefs corrompus mais moins sur les corrupteurs. Quand le peuple en prendra conscience, il sera plus difficile de se moquer de lui. Les gens désirent le bien-être commun. Ils refusent les chefs qui les manœuvrent, qui se servent de l’argument ethnique pour pousser à la guerre. Ils n’acceptent pas non plus que les chefs se servent de la religion en s’asseyant aux 1res places dans nos cathédrales et nos églises.

Qui peut faire quelque chose pour le Congo ?

Il ne faut pas oublier le peuple qui souffre et meurt sans apparaître jamais dans les articles de presse. Ce peuple sans voix qui fuit dans les forêts. Il ne baisse jamais les bras. Il intériorise l’Évangile avec et dans sa souffrance. L’Église peut en devenir la voix à condition de prendre ses distances vis-à-vis des pouvoirs publics, et de travailler avec lui. Sa prière est importante aussi qui ne doit pas diminuer face à l’engagement. Une prière qui éclaire, qui engage les personnes à prendre leurs responsabilités. C’est peut-être ainsi que les choses changeront. Il ne s’agit surtout pas de pleurer sur une Afrique " continent perdu peuplé de pauvres gens ". Prenons conscience en revanche qu’il est inadmissible que notre sécurité économique se construise en partie sur les épaules de ces gens qui souffrent.

D'après un interview à l'agence Fides -Rome-


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