5334 "Il y a, je crois, à Bourbon, quinze ou seize églises; chaque église est environnée d'un certain nombre de maisons ou de petites campagnes, qui forment ce qu'on appelle dans ce pays un quartier, qui est le centre d'un nombre beaucoup plus considérable de propriétés, la plupart très étendues. Dans chaque église, il y a tout au plus un prêtre et un vicaire, lesquels, jusqu'ici, n'ont exercé le ministère qu'à l'égard des blancs. Leur temps se passe à aller voir les malades, ce qui exige, pour l'ordinaire, de longues courses, à administrer les sacrements, le dimanche, se rend à l'église un petit nombre d'âmes fidèles et dont beaucoup demeurent dans le voisinage; à ces fidèles, se joignent quelquefois quelques habitants éloignés, qui viennent conduire à l'église leurs femmes, lorsqu'elles ont encore quelques sentiments de religion. Mais, parmi les habitants, je crois qu'on peut dire qu'il y en a beaucoup qui vivent comme s'il n'y avait ni église, ni curé, le curé n'allant pas chez eux, faute de temps sans doute, et eux ne mettant jamais, ou presque jamais le pied à l'église, parce qu'ils sont ordinairement corrompus, et par conséquent éloignés de la pratique de la religion. De sorte que le curé n'exerce proprement le saint ministère qu'à l'égard des âmes pieuses qui viennent à l'église, et dont le nombre, je crois, dans la plupart des quartiers, est extrêmement petit. Ce ministère est comme nul, soit pour ceux qui ne viennent que rarement à l'église, lesquels, pour l'ordinaire, ne font pas leurs Pâques, soit pour ceux qui n'y tiennent jamais. Bienheureux quand les uns et autres les font appeler à l'heure de la mort et lorsqu'ils ont encore quelque peu de connaissance. Pour ce qui est des Noirs, dont le nombre est infiniment plus grand que celui des Blancs, les curés ni les vicaires ne s'en occupent en aucune manière. Les maîtres n'ayant pas de religion, ne songent qu'à en tirer le plus d'utilité possible, de façon que ces pauvres gens sont dans leur extrême misère, sans la moindre instruction religieuse. Leur ignorance est absolue et je ne sais si, sur dix, il y en aurait trois ou quatre qui sussent faire le signe de la croix. Quand on a un peu fréquenté les habitants de ce pays, on demeure convaincu que si quelques hommes apostoliques entreprenaient de venir offrir à leurs âmes le pain de la parole divine, ils les rappelleraient presque toutes à la vie, parce qu'il y a en eux, malgré la corruption des mSurs, un germe de foi, une disposition à croire qui ne manquerait pas de faire produire les fruits les plus précieux à la semence qu'on entreprendrait de répandre dans leurs coeurs. Et il me semble qu'on peut et doit dire qu'ils sont sans foi et sans piété parce qu'ils sont sans prêtres. Si l'on pouvait se convaincre de cet état de choses sur les lieux et prendre une connaissance exacte de ces pays, des mSurs des Blancs et des Noirs, on reconnaîtrait qu'ils ne trouveront de salut que dans la réunion de quelques hommes apostoliques qui puissent être comme les suppléments et les serviteurs des curés. Il faudrait que ces hommes fussent unis en un seul corps par une règle et sous un supérieur, qu'ils eussent une demeure où ils pussent se réunir souvent pour ranimer leur zèle et leur ferveur et se répandre ensuite pour évangéliser les Blancs et les Nègres qui n'ont pas de rapports avec les curés. D'abord, ces missionnaires sont absolument nécessaires pour les Nègres; car, pour instruire les Nègres, ou il faut aller les trouver chez leurs maîtres, ou il faut qu'ils viennent trouver les prêtres chez eux; or, attendre de ces pauvres malheureux qu'ils viennent se faire instruire eux-mêmes, ce serait presque une folie. Il faut donc qu'on aille les instruire. Ces missionnaires sont aussi indispensables pour les Blancs qui ne viennent pas à l'église; le seul moyen qui puisse donner quelque espérance de les instruire et de les gagner, c'est d'aller chez eux et de leur offrir la parole de vie, tout en paraissant ne vouloir instruire que les Nègres. Une autre raison très forte qui rend ces missionnaires absolument nécessaires à Bourbon, c'est le peu d'églises qu'on y a bâties, La plupart des propriétés, à cause de leur étendue, en sont très éloignées; jamais on ne pourra persuader aux Blancs et aux Nègres de se donner la peine qu'il faut prendre pour aller tous les dimanches, ou au moins la plupart des dimanches, entendre la sainte messe. Il est de toute nécessité qu'on bâtisse d'autres petites églises ou des chapelles entre celles qui existent déjà; et les missionnaires, les dimanches, bineraient, pourraient prêcher dans les chapelles où ils n'auraient pas pu dire la sainte messe, et trouver ainsi toujours un moyen de faire sanctifier le dimanche et une occasion d'instruire. Cette multiplication des chapelles est surtout indispensable pour obtenir des maîtres, qu'ils envoient leurs enfants et leurs petits Noirs au catéchisme le dimanche. Car, vouloir choisir un établissement, une propriété particulière pour en faire un lieu de réunion pour les enfants ou grandes personnes qui se disposeraient à la Première communion, ce serait s'exposer à mécontenter; chacun voudrait que ce soit sa maison qui fut préférée; on ne pourrait pas y faire les choses avec la décence et l'appareil que demande un catéchisme de Première communion. Pour que les missionnaires réussissent en une si admirable mission, il faut qu'ils adoptent un genre de vie plus pauvre et plus mortifiant que celui des Nègres; tant que ces pauvres gens les verront menant une vie plus douce que la leur, ils ne les comprendront pas; ainsi Notre-Seigneur, pour avoir le droit de prêcher la pauvreté et la mortification, a voulu naître dans une étable et mourir sur la croix. Il faut qu'ils se déterminent à aimer, chérir les Nègres comme leurs frères et leurs enfants, et que leur amitié et tendresse pour eux soient beaucoup plus affectueuses que celles qu'ils auraient pour les Blancs. Il faut qu'ils se confondent tellement avec les Nègres, qu'ils paraissent, comme eux, méprisés des autres Blancs; je dis qu'ils paraissent, car bien que cette familiarité, ces soins si tendres, si affectueux, et cette sollicitude si grande qu'ils devront avoir pour les Noirs, les pourront faire mépriser par quelques hommes superbes ou dans les commencements, ils finiront toujours par s'acquérir une vénération profonde comme il est arrivé au P. Claver : il renvoyait les grands de Carthagène pour entendre ses pauvres Nègres, et ces grands-là, même en dépit de leur orgueil, le vénéraient. Si les curés font si peu, ou mieux, rien parmi les noirs, c'est qu'ils ne sont pas pour eux des pères et des frères; il faut qu'un nègre regarde un missionnaire comme un de ses amis de confiance, ce qui peut être sans que le respect que les missionnaires devront savoir imprimer pour leurs personnes dans les Suvres des Nègres soit diminué. On peut respecter et en même temps aimer beaucoup et avec une grande confiance filiale; pour cela, il suffit de se montrer tendre père, frère et ami tout dévoué. Il faut que la conduite des missionnaires à l'égard des Nègres soit telle que ces pauvres gens soient persuadés qu'un missionnaire s'estimerait heureux de souffrir la mort pour leur éviter le moindre mal, la moindre peine, et que par là ils aient en eux la confiance la plus grande et la plus absolue. Il faut qu'ils se voient aimer d'eux passionnément en Notre-Seigneur, comme ce divin Maître nous a aimés sur la Croix et nous aime en son très adorable sacrement, comme une mère passionnée pour ses enfants les aime. Comment persuader d'aimer, si, etc., etc. Les missionnaires pourraient très facilement se faire bâtir une petite réunion de cases semblables à celles que se font les Noirs; au milieu de ces cases serait leur chapelle, et ce serait là le lieu où ils se rassembleraient souvent pour se renouveler dans la sainteté et la ferveur. Puis, chacun se répandrait de son côté, allant d'habitation en habitation comme faisait le P. Claver. L'état des choses par rapport aux Noirs à l'île de France et dans les autres colonies françaises est tout à fait le même qu'à Bourbon, avec cette différence près, que dans les colonies d'Amérique les Noirs paraissent être plus portés à la dévotion. On pourrait dire au long tous les moyens qu'il y aurait de fonder dans ces pays des congrégations et des couvents. Les missionnaires, s'ils étaient envoyés à Bourbon, seraient à même de se faire quelque voie, avec l'aide de Dieu, pour ouvrir une grande mission à Madagascar, peut-être une des plus importantes qui soient maintenant présentées au zèle des hommes apostoliques. Il semble que pour le projet de mission à l'île Bourbon, ce qu'il y a de mieux à faire maintenant est : 1° d'en présenter le plan à la Propagande, lui exposant en détail l'état des Noirs dans la Colonie; 2° de lui exposer ensuite le genre de vie que les missionnaires veulent embrasser; en faire voir l'absolue nécessité de ce genre de vie, et, par conséquent, la presque impossibilité de trouver parmi les prêtres ordinaires des hommes qui pussent jamais entreprendre cette Suvre; 3° ensuite, que si elle veut autoriser cette Suvre, les missionnaires, après avoir obtenu de leurs évêques la permission de s'y dévouer, se remettront à son entière disposition, lui présenteront les règles sous lesquelles ils désirent s'unir (sans dire que ces règles sont celles du P. Eudes ou non). Ils choisiront un d'entre eux, si elle le veut permettre, lequel ira recevoir des ordres à Rome pour être appliqué avec ses prêtres à telle colonie qu'elle voudra. La permission et autorisation de Rome reçues, on en parlerait, les vocations se feraient connaître, et pendant qu'on arrangerait les choses, qu'on irait à Rome, etc., les missionnaires s'en iraient chez les Eudistes faire une ou deux années de noviciat, comme on vient faire une ou deux années de Solitude à Saint-Sulpice."