GUIDE POUR UN PELERINAGE A LORETO
daprès Paul Lazarus
Il
y a une abondante littérature à propos de la Santa Casa de Loreto. D'après la
Tradition, ce sont les Anges qui, pour sauver la Maisonnette de la fureur destructrice des
Turcs, lont emportée a travers les airs, a la fin du 13eme siècle. C'est pourquoi
Benoît XV a fait de Notre-Dame de Lorette la patronne des aviateurs. Bien des artistes
ont illustré ce voyage, humblement ou de façon grandiose, comme la fresque connue de
Tiepolo. Le transport se fit en plusieurs étapes avec un premier arrêt en Dalmatie (à
Tersatto, selon la plupart des traditions, puis en plusieurs points du Picenum ;
finalement les anges (se seraient-ils fatigué ?) placèrent la maison en plein milieu
d'un chemin public.
Le
premier ouvrage qui fixe la Tradition date de 1465-1472, donc de 170 ans après
l'événement. Il se réfèrent notamment au témoignage de deux frères, citoyens de
Recanati, Paul et François Renalducci, ce dernier, âgé de 120 ans, qui assuraient que
le grand-père de leur grand-père fut témoin de l'évènement. Le plus ancien document
attestant le pèlerinage date de 1315 : ce sont les actes d'un procès intenté à
trente-deux escogriffes du pays, qui, en 1313, avaient régulièrement dévalisé la
chapelle. Ils furent condamnés à une forte amende et au bannissement.
Très
tôt, on a comparé Lorette et Nazareth. Par exemple, on savait quon n'utilisait pas
de briques a Nazareth. Nazareth était un pauvre village. Pour construire, on prenait des
pierres, en grés, extraites de la colline. Cela donnait une grotte, devant laquelle on
élevait une maisonnette : elle n'avait donc que trois murs, comme c'est le cas a
Lorette. A Lorette, on a évidemment fermé la construction, on l'a surélevée et cette
partie est en briques du pays, de même que la couverture actuelle est en tuiles.
C'est
depuis une trentaine dannées que les recherches scientifiques se sont
intensifiées, financées d'ailleurs par la puissante "Congrégation Universelle de
la Sainte Maison" de Lorette, forte de
près de dix millions de membres. La dernière étude parue date de 1985 : elle est de
Giuseppe Santarelli et a pour titre Le Indicationi Documentali inedite sulla
traslazione della Santa Casa di Loreto (traduction française). Pour Santarelli,
dans le transport de la Sainte Maison, il ne s'agit pas d'Anges du Ciel, mais d'un Ange de
la Terre, d'un Grec, Angelo Comnene, descendant d'un empereur de Constantinople,
gouverneur de l'Epire ; il avait des propriétés en Galilée.
Devant
l'avance des Turcs, il aurait, avec ses Croisés, démonté pierre par pierre la Maison
(sans les fondations, bien sûr) pour la transporter chez lui en Epire (en Dalmatie, sur
la côte yougoslave) en 1291. En 1294, sa fille Marguerite, dite la belle Ithamar, se
marie avec Philippe d'Anjou, prince de Tarente, petit neveu de Saint Louis. On a retrouvé
la "liste de mariage", la dotation de la mariée, qui comprend 52 articles.
C'est le début qui nous intéresse :
1. "Accipit Dominus Philippus a Domino Nicephoro has
res dotis nomine pro Margaritha sponsa
2. Sanctas petras ex domo Dominae Nostrae Deiparae Virginis
ablatas
3. Ligneam tabulam appictam ubi Domina Deipara Virgo
Puerum Jesum, Dominum ac Servatorem Nostrum in gremio tenet"
(cest le tableau attribué à St Luc).
Le
manuscrit date avec grande vraisemblance de septembre 1294, date du mariage. Et d'après
la Tradition la Maison est arrivée dans le Picenum en décembre 1294. Les fouilles
récentes ont mis au jour des pièces de monnaie de Guido de la Roche, duc d'Athènes de
1287 à 1308, ainsi que, entre les pierres, des croix de Croisés datées du 13eme
siècle. Santarelli note : "Del sacello lauretano e essenziale il messagio e non
il miracolo del suo Trasporto". Après avoir indiqué tous les problèmes qui sont
encore a résoudre, il conclut : "Il faut distinguer l'authenticité du transport
mystérieux et l'authenticité des reliques de la Sainte Maison. La première est appelée
à tomber; la seconde, par les indications apportées par les documents inédits,
confirmée par les sources archéologiques, littéraires et iconographiques, pourra être
difficilement mise en doute désormais".
On a donc eu raison d'enchâsser cette humble maison dans un
véritable écrin, dominé par la coupole, actuellement en réfection, entourée d'une
couronne de 13 chapelles, avec quatre sacristies, chacune en l'honneur d'un évangéliste.
Et la richesse extraordinaire et la variété des ex-voto et des dons offerts au cours des
siècles (ici des tapisseries et céramiques) souvent pillés d'ailleurs. Cela explique la
foule toujours renouvelée des pèlerins, pèlerins illustres : 12 papes, de Nicolas V à
Jean-Paul II, des saints et fondateurs dordres(Grignon de Montfort y est resté
quinze jours, la petite Thérèse Martin y a passé avant dentrer au Carmel), des
rois, des empereurs (Charles Quint), des chefs militaires, des écrivains comme Montaigne,
des philosophes même, comme Descartes.
Alors
que dans la solitude d'Allemagne du Sud, Descartes cogitait à son système philosophique,
il fit le vu, s'il arrivait a formuler un ensemble cohérent, de faire le
pèlerinage de Lorette. Ce fut le "Cogito, ergo sum" et la suite. En 1624,
Descartes fit à pied le trajet de Venise a Lorette en 12 bonnes étapes. Un philosophe
qui s'engage... A côte de ces pèlerins plus ou moins illustres, il y a l'immense foule
des pèlerins anonymes.
Les
Pères Capucins, qui sont toujours chargés de l'accueil des pèlerins, ont noté en 1780
: 63000 communions pour le mois de septembre, ce qui fait plus de 2000 en moyenne par
jour.
Parmi
ces pèlerins anonymes figure, fin novembre 1840, François-Marie-Paul
LIBERMANN.
Mais
avant de lui mettre le bâton a la main et le sac au dos, il nous faut voir comment la
Providence l'a conduit sur cette route.
Vous
connaissez suffisamment la vie du Père LIBERMANN pour savoir quil a été victime
d'une grave crise d'épilepsie la veille de son ordination au sous- diaconat, le vendredi
13 mars 1829. Désormais plus question d'ordination, la bourse est supprimée, l'avenir
bouché : LIBERMANN bute sur un mur. Les Sulpiciens eurent le mérite de ne pas simplement
le renvoyer, même en l'aidant à se recaser, mais devant sa détermination à ne pas
"rentrer dans le monde", à le garder avec eux, dans un statut assez imprécis.
Il faut leur rendre hommage pour cet engagement, car on peut se demander quelle
communauté oserait le faire aujourd'hui.
Monsieur
LIBERMANN, qui gardait le costume ecclésiastique, allait passer plus de huit ans avec
eux, la plupart du temps, de 1831 à 1837, au Séminaire d'Issy, situé un peu au-delà de
la Porte de Versailles. Il avait droit à un régime spécial, plus substantiel que celui
de la communauté. Il devint l'adjoint et le commissionnaire de l'économe, y joignant
aussi les courses pour les séminaristes, quil accompagnait à Paris a l'occasion.
Il commençait ainsi sa vie de grand marcheur. Il était en plus chargé de l'entretien du
parc, de "brosser les arbres et de tailler la charmille". Il devait
entretenir deux chapelles qui s'y trouvaient, la plus grande et la plus belle étant celle
de Notre-Dame de Lorette, fidèle réplique, en petit, du sanctuaire italien. C'est là
qu'il venait tous les jours, pendant six ans, nettoyer, orner, prier, réunir aussi les
Séminaristes fervents. De cette chapelle, il ne reste rien, elle fut détruite en 1871,
pendant la guerre civile. D'ailleurs, du Séminaire qu'a connu LIBERMANN il ne reste plus
guère que le parc.
L'histoire
de cette chapelle de Notre-Dame de Lorette est liée a celle de Monsieur OLIER, le
fondateur des Sulpiciens. Sa vie offre de curieuses ressemblances avec celle de LIBERMANN.
Né en 1608, de bonne famille, il se trouva muni des bénéfices dune abbaye dès
l'âge de seize ans. Il put donc mener une vie sans soucis et en profita, mais fit
d'excellentes études. Il les continua à Rome, où il fut atteint d'une grave maladie des
yeux. Il fit, à pied, le pèlerinage de Lorette où il trouva la guérison de l'âme et
du corps. St Vincent de Paul l'assista à sa première messe. Au moment où avec d'autres
prêtres, il envisageait la fondation de ce qui allait devenir la "Compagnie des
prêtres de Saint Sulpice pour la formation du Clergé", il fut frappé d'une espèce
dhébétude mentale, qui le conduisit aux portes de l'asile. Guéri, il se fit
nommer curé de la paroisse parisienne de Saint-Sulpice, la plus mauvaise de Paris alors.
Sa mère, qui le voyait évêque, en fut outrée, le renia et fut suivie par toute la
famille. Monsieur OLIER devait mourir à 49 ans.
Il
exerça une grande influence sur LIBERMANN. Même certaines -disons- exagérations de
langage, dont le Père allait se corriger, viennent de lui. LIBERMANN trouvait que les
Sulpiciens connaissaient mal leur fondateur, et il exhortait les séminaristes à seconder
Monsieur FAILLON qui travaillait alors à rédiger le premier travail sérieux sur le
Fondateur. Je crois que c'est Monsieur OLIER qui a mis le Père LIBERMANN sur le chemin de
Lorette, qui lui a fait faire le pèlerinage en esprit, qui a fait lever en lui le désir
-conscient ou inconscient- de se rendre en ce lieu de grâces quand il le pourrait.
Peut-être en avait-il même fait le vu.
Quand il quitte Issy pour Rennes en 1837, il est toujours le
Juif de petite taille, maigrichon et sobre, mais alerte de corps et d'esprit, grand
marcheur devant léternel. Une de ses connaissances note (Perrée, déposition au
Procès de béatification, N.D. I, p. 307) : "Son aspect annonçait une certaine
vigueur et une force musculaire dont je l'ai vu donner des preuves qui nous étonnaient,
comme des marches longues et forcées, des poids considérables soulevés aisément. À
Rome, j'avais peine à le suivre dans les pèlerinages lointains, et jamais il ne
paraissait fatigue".
A
notre tour, essayons maintenant de suivre le Père à Rome, où il arrive au début de
lannée 1840. Si ses habits sont vieux, ils sont propres. Il porte la soutane
sulpicienne avec le rabat noir bordé de blanc, un grand tricorne, qui pouvait servir
aussi bien de parapluie que de parasol, des souliers récupérés, mais qu'il cire
lui-même, dira Madame PATRIARCA, sa logeuse. Il vient d'enrichir son expérience de
Directeur spirituel à l'école de Saint Jean Eudes, comme Maître des Novices chez les
Eudistes à Rennes.
Surtout
il s'est laissé séduire par l'idée d'une Oeuvre à fonder pour l'évangélisation des
Noirs. L'idée ne vient pas de lui, mais de deux séminaristes quil avait connus a Issy, Frédéric LE VAVASSEUR, de
l'Ile de la Réunion (alors Bourbon), et Eugène TISSERANT, dont la mère était
originaire d'Haïti. LIBERMANN sentit là un appel de Dieu et s'engagea a réaliser, ce
qui, chez les deux jeunes gens, restait encore trop une vue généreuse de l'esprit. Pour
être sûr de ne pas sabandonner justement a des vues purement humaines, LIBERMANN
décide d'aller à Rome, "où, dit-il, Notre-Seigneur a mis ses lumières pour le
gouvernement de son Eglise".
Et
pour cela, il ne veut compter sur aucun appui humain. Il est accompagné dun jeune
diacre, Maxime de la BRUNIERE, séminariste brillant, sur lequel LIBERMANN comptait
beaucoup pour la future uvre. De La BRUNIERE était fortuné, et LIBERMANN logea
avec lui dans une pension bourgeoise plutôt confortable. Cela dura jusquen
mars : Maxime de la BRUNIERE navait pas la foi dépouillée, ni l'abnégation
de son compagnon. Devant les difficultés et les oppositions, il préféra renoncer et
entrer aux Missions Etrangères de Paris. Quelques années plus tard, il sera massacré en
Mongolie.
Ce
départ affecta beaucoup LIBERMANN, mais ne l'abattit pas. Sans recommandation, sans
appui, pauvre acolyte, que va-t-il devenir face à l'administration romaine ? Cela
commença plutôt mal, on le comprend. LIBERMANN fut sur le point de renoncer, il avait
même demandé qu'on lui envoyât l'argent pour le retour, quand à la Propagande, on lui
demande non pas d'organiser une uvre restreinte, mais de fonder une Congrégation,
et pour cela de se faire ordonner prêtre. Entre temps, il avait trouvé un logement sous
les toits d'une vieille maison. Cela nous semble plus que rudimentaire, mais il s'y trouve
à l'aise et ne voudra pas changer. Il semble s'être bien entendu avec son logeur et sa
famille. PATRIARCA, ancien sergent-major des armées napoléoniennes, parlait français.
LIBERMANN partageait leur table à midi, moyennant un franc par repas. La table des
PATRIARCA était assez pauvre sans doute, mais probablement pas plus que celle du rabbin LIBERMANN de Saverne, car
le sacristain, c'était l'une des fonctions de PATRIARCA, n'était pas dans la misère et
un franc par repas, en ce temps où la vie était très bon marché à Rome, représente
déjà un certain standard.
C'est
le Père LETOURNEUR, normand et ancien économe, qui le dit, en se basant sur les archives
de l'économat du Séminaire français de 1854 à 1856. Certes le Père connut des heures
difficiles, des accès de fièvre, mais il ne perdit jamais la paix, ni l'entrain. Il
travaillait la plume à la main le matin, quand il ne faisait pas encore trop chaud sous
les tuiles ; laprès-midi il s'en allait en pèlerinage aux différents sanctuaires
de Rome, proches ou lointains, seul ou comme guide de compatriotes. Il en aura fait des
kilomètres a Rome. Il rédige la Règle (provisoire) de la future Congrégation, dont il
lui faut dabord préciser le nom, puis l'esprit, le but, le fonctionnement, alors
qu'il n'a guère d'expérience en ce domaine, que rien n'existe, qu'il est tout seul à
Rome.
Entre
temps, au plus fort des chaleurs d'août, il se permet une escapade à Ariccia, au sud de
Rome, au-delà de Castel Gandolfo, près d'Albano et de son lac. Il y avait là un ermite
célèbre : LIBERMANN passa quatre jours auprès de lui. Il en garda un si bon souvenir
que lors de son second voyage a Rome, en 1846, il voulut montrer cet ermitage à son
compagnon. Il y aura ci-après une explication a cette "excursion".
La
rédaction de la Règle achevée, en attendant que les démarches aboutissent, LIBERMANN
profite de sa retraite pour relire l'Evangile de Saint Jean. Il le fait, la plume a la
main, sans penser du tout à une publication. Il voulait même détruire ce qu'il avait
écrit. Heureusement, il fut amené à en parler à son directeur spirituel, qui, après
avoir lu le texte, le lui interdit fort sagement.
"Cette
occupation pieuse", comme il dit, de dix semaines donnera un volume de sept cents
pages d'aujourd'hui, sans illustrations. "Il faut le faire". C'est rédigé d'un
seul jet, presque sans ratures, à partir du seul nouveau Testament. Cela suppose une
puissance de travail extraordinaire, la santé nerveuse aussi, avec un style de vie qui
sait allier le travail intellectuel, la prière, la détente physique de la marche et de
la compagnie de gens simples et sympathiques au moment des repas. Physiquement, LIBERMANN
semble en mesure d'entreprendre le long pèlerinage, même durant la mauvaise saison. Mais
va-t-il se mettre en route simplement pour satisfaire sa dévotion, par fidélité à
Jean-Jacques OLIER, ou pour, disons, tester sa santé ?
Le
document principal qui traite des origines de la Société du Saint Cur de Marie est
de la plume du Père TISSERANT. Il a été rédigé en 1842 sous les yeux du Père
LIBERMANN, revu et annoté par lui. Le Père TISSERANT écrit : "Monsieur
LIBERMANN,qui avait toujours conservée pour la vie solitaire un attrait très fort et
prononcé... se persuada sans peine, à la vue de tant de difficultés ... que 1a solitude
devait être son partage ... Dans cette pensée, il résolut daller ensevelir le
reste de ses jours dans un de ces ermitages que l'on rencontre en Italie ".
(d'où ma remarque : c'est l'explication de son voyage a Ariccia, et sans doute de
lune ou l'autre note de son carnet de voyage).
J'ai
abrége la citation. Mais ce qui me semble important, cest une longue note, a la
troisième personne, mais écrite de la main même du Père LIBERMANN. C'est un passage
extrêmement émouvant, où le Père explique le pourquoi de cette résolution. Rarement
il a livré des confidences aussi intimes. La note est trop longue pour être citée en
entier. En voici la conclusion :
"Mais il (LIBERMANN) était pour cela tout à fait dans la paix, quand il voyait ces grandes difficultés, croyant que Notre-Seigneur avait voulu se servir de lui pour commencer l'uvre du Très Saint Cur de sa mère et qu'un autre que lui serait charge de la conduire à sa fin. C'est pour cela qu'il voulait se retirer en solitude après avoir composé les règles, au moins en grande partie". (N.D. 11,p. 29-30).
TISSERANT
va résumer ainsi le but du pèlerinage "La faveur qu'il implorait pour lui-même
était de connaître si la Providence divine l'appelait définitivement au désert, ou
bien le voulait, en qualité de prêtre, au milieu des nègres ou de ceux qui
étaient destinés a devenir les pères dans la foi de ces pauvres délaissés et dans ce
dernier cas, il suppliait Celle qui peut tout ce qu'elle veut... de daigner dissiper les
obstacles qui mettaient une barrière, humainement parlant insurmontable aux desseins
qu'elle avait formés sur lui". TISSERANT parle ici de barrière, LIBERMANN avait
parlé de mur infranchissable (image tout à fait d'actualité.
Nous
savons que grâce à Notre-Dame de Lorette ce mur allait tomber, que la barrière ne
serait pas insurmontable. Il est temps maintenant daccompagner le Père LIBERMANN
dans son pèlerinage.
Il en
avait certainement eu lidée dès son arrivée à Rome. Divers projets avaient été
faits sans trouver de suite. Il avait invité son voisin de dessous, chez PATRIARCA, un
abbé DAMOURETTE, qui écrit : "Il me proposa de faire avec lui le
pèlerinage de Notre-Dame de Lorette. Mais la distance de Rome à Lorette est très
considérable et je n'aurais pas osé faire ce voyage a pied, malgré mon désir de faire
avec ce saint homme un pèlerinage aussi pieux et aussi consolant pour un cur
sacerdotal (N-D II, p.101). Son directeur
spirituel lui en ayant donné l'autorisation, il va faire le pèlerinage sous sa forme
"héroique", seul, a pied, mendiant son pain, couchant la où on le recevrait
(carte).
Des
pèlerins a pied, il y en avait encore beaucoup à son époque. Mais des hôtelleries
existaient à intervalles réguliers. La route était bonne et carrossable. Pour le
passage de Charles-Quint, le Pape avait fait faire d'importants travaux de voirie.
Montaigne note que dans la plaine du côté de Foligno, on avait rectifié et élargi la
route, à la grande colère des paysans, qui grognaient, non pas tant a cause des bonnes
terres qu'ils perdaient, mais du dédommagement insuffisant qu'on leur accordait. A
l'heure des autoroutes et du TGV cela n'a pas changé. Montaigne avait fait la route en
voiture, en deux-chevaux de l'époque, avec un vetturin' comme conducteur. Il avait mis
quatre jours et demi en notant les haltes de midi et les arrêts pour la nuit.
Nous retrouvons ces noms avec les distances parcourues dans
le petit carnet ou le Père a consigné ses étapes. Montaigne voyageait en gentilhomme et
en homme de lettres, désireux de faire de la belle littérature, et sa litteérature est
intéressante à lire. LIBERMANN, bien sûr ne le connaissait pas.
Il
connaissait sans doute un autre pèlerin, plus proche de lui dans le temps, Saint
Benoit-Joseph LABRE, le saint clochard, car clochard il était, avec tout ce que cela
évoque. A la fin de sa vie, il s'était établi a Rome, où il allait rester très
populaire (mort en 1783). Onze fois, il a fait le pèlerinage de Lorette, en clochard bien
sûr. Il mettait au moins onze jours, car, comme la chèvre de Monsieur Seguin, il aimait
gambader en dehors des sentiers battus. Il a expliqué pourquoi il ne logeait pas dans les
hôtelleries des pauvres : on y rencontrait de tout, des pèlerins, bien sûr, mais aussi
des charretiers, des laquais, des marchands ambulants et autres gens du voyage, souvent
avinés le soir, braillards, mauvais coucheurs, c'est le cas de le dire. On entendait plus
de jurons que de Je-vous-salue-Marie. LIBERMANN devait être au courant de cela ou alors
il s'en rendra compte très vite.
Il
emporte aussi ses papiers et même un peu d'argent, pour ne pas se faire arrêter comme
vagabond lors d'un contrôle de la maréchaussée pontificale, car il ny avait pas
seulement des relais, il y avait aussi des postes de gendarmerie et une espèce de police
montée.
L'abbé
DUPONT rapporte que, dans une lettre malheureusement perdue, LIBERMANN écrit :
"Mon extérieur est si misérable que plusieurs fois je fus, dans mes voyages,
pris pour un malfaiteur, et sur le point, comme tel, dêtre jeté en prison".
Admettons, même si, quand il sagit de son extérieur, son humilité lui en fait
rajouter. En tout cas, il ne fut jamais arrêté. Le voilà donc sur le départ, dans son
costume ecclésiastique un peu défraîchi, avec son manteau qui va donner lieu à un
incident burlesque, son tricorne, son bâton de pèlerin et le sac ou la besace contenant
l'indispensable.
Un
guide de l'époque donne comme distance 176 mi1les. Le mille dont il s'agit est le mille
romain, celui que connaissaient déjà les légionnaires de Jules César. Il s'agit de
mille pas ; le pas romain correspond à un double pas pour nous, la distance entre le
point d'appui successif du même pied, donc environ 1,50 m. Le mille vaut 1,5 km environ.
Cela faisait de Rome a Lorette près de 270 km, un peu plus aujourd'hui. Le Père
LIBERMANN en a fait bien plus, surtout au retour, nous verrons comment. A raison de 30 km
et plus par jour, il faut donc huit a neuf jours, le double du temps mis en voiture.
Le
Père est parti de Rome le 13 novembre : c'était l'anniversaire de sa conversion ;
cétait le jour où a Paris le Père LAVAL se consacrait a l'apostolat des Noirs
(cela il ne le savait pas). Pour l'aller, son carnet ne donne des renseignements précis
qu'à partir de Foligno. Mais on peut supposer quil a fait les mêmes étapes qu'au
retour : Baccano, Borghette, Narni, Spoleto, Foligno, Casenove, la Muccia, pour le reste,
on verra...
Il faut suivre l'antique via Cassia, au km 30, à la Storta,
l'épisode du manteau, l'incident le plus connu de ce pèlerinage, celui sur lequel on a
le plus brodé. Si la soutane du pèlerin devait être convenable, le manteau était fort
rapiécé. Pendant la nuit, un mauvais plaisant va y fixer quelques morceaux d'étoffe de
couleur variée. Le matin, il fait encore sombre, LIBERMANN ne s'en est pas rendu compte
tout de suite, plongé qu'il était dans son oraison. Devant les réactions qu'il
provoquait sur son passage, il a dû remettre de l'ordre dans son vêtement, du moins
aussi bien qu'il le pût. Le manteau, lui, n'a pas survécu au pèlerinage.
Jusqu'à
Foligno, les autostrades et voies rapides ont bouleversé la voirie ancienne. On peut tout
au plus saluer un bourg ou une ville perchée sur sa colline. Et nous arrivons, au-delà
de Foligno (150.000 habitants aujourdhui) a l'entrée des Apennins.
Avant
Pale, la contrée devient sauvage, et je place là l'histoire des deux brigands. Des
brigands il y en a toujours eu et ce n'est pas fini. Donc LIBERMANN voit tout a coup
devant lui deux hommes à la mine patibulaire, comme on dit. Que faire ? Le pèlerin va
vers eux d'un pas qu'il essaye de rendre naturel ; il engage la conversation, leur
demandant, dans son italien approximatif, des renseignements sur le pays. Les deux
malandrins sont surpris et se demandent ce qu'ils vont faire de ce menu fretin. Mais à
grand fracas une carriole survient et les deux déguerpissent. LIBERMANN est sauvé
peut-être a-t-il profité de l'occasion pour faire du charrette-stop sur un mille ou
deux.
Du côté de Casenove (casenuove), le père parle dune maison qui a l'air d'une auberge. C'est sans doute ici. Le rez-de-chaussée est inoccupé. Vous voyez deux plaques de marbre, dont les inscriptions sont presque illisibles. Le Père HEYRAUD a pu déchiffrer qu'un saint Léonard avait passé la nuit ici (St Léonard de Port Maurice,célèbre missionnaire franciscain, qui sappelait d'ailleurs Casanuova. Entre autres faits mémorables, il avait converti un bandit fameux. Mais, envoyé en Corse pour y mettre de lordre, il échoua dans sa mission. On n'a pas mieux fait jusqu'à présent).
On devine l'ancien chemin a droite. La route monte jusqu'à
plus de 800 m. pour redescendre ensuite, à travers une campagne qui semble riche, vers
Colfiorito, puis à Serravalle del Chienti (Chienti est le nom de la rivière), dont voici
l'entrée. La vallée, comme le nom l'indique, est extrêmement étroite. Une anecdote qui
nous montre que nous sommes en montagne : en septembre 1860, les zouaves pontificaux
campent en-dessous de Spolète, quand ils apprennent l'invasion de la Marche par les
Piémontais. Ils se mettent en route le 13 au matin. Il fait tellement chaud dans la
montée vers Spoleto, qu'il y eut une dizaine d'insolations, mais le lendemain soir, à
Serravalle, on doit bivouaquer sous la neige. (Le 17
ils sont à 3 km de Lorette et le 18 ils se font battre a Castelfidardo).
Le carnet de LIBERMANN est quelque fois difficile à
comprendre ; il parle ici de Stochi, qui ne figure sur aucune carte. On a voulu y voir
Sorti, mais c'est loin dans la montagne et difficile d'accès. Peut-être est-ce une note
pour signaler l'existence dun ermitage.
Nous continuons en direction de La Muccia. Le pèlerin y a passé certainement au retour, venant de Macerata,
Tolentino et Valcimara. C'était un relais important. A
l'aller, le Père quitte la route directe et oblique vers le nord, sans donner
d'explications. Nous le suivons. Cela nous permet dadmirer ce magnifique castel,
puis de découvrir Camerino, tellement large sur sa colline
qu'il faut deux diapos pour la voir dans son entier. Il faut dire que c'est le
siège d'un archevêché et d'une université. Plus loin, après une autre petite ville,
Castelraimondo, LIBERMANN note "quelques maisons sur le bord de la route". Elles
sont là, celle pour les gens bien à gauche, avec le clocheton (mais personne pour nous
faire voir la chapelle).
Jetons encore un regard sur San Severino ; c'est aussi le
siège d'un évêché (dans ce pays, il y a des évêchés pour 25.000 chrétiens. Lorette
est proche, et lAdriatique. Au bas de la première feuille, le Père fait une
remarque :"en revenant de Lorette, après Passo di Treja, se trouve, sur le chemin
a droite qui conduit a Treja, "Sainte Véronique". En revenant de Lorette,
le
Père n'a pas suivi ce chemin, mais
celui de Macerata. Alors ? Nous avons cherché, pendant une bonne demi- heure, et poussé
jusquà Treja, "une jolie villette, disait Montaigne, dans une belle assiette". Mais de
Sainte Véronique, point. Peut-être avons-nous mal cherché. Mais peut-être
sagit-il encore d'un ermitage alors existant, que le Père note sur ses tablettes
pour mémoire.
Le voici donc arrivé a Lorette, sans doute pour la fête de
la Présentation. Il va y rester jusqu'au lundi 30 novembre.
Nous
avons suivi la route de notre pèlerin. Mais comment lui l'a-t-il parcourue? Comment
a-t-il ensuite passé ces huit jours auprès du sanctuaire vénéré ? Il a été d'une
discrétion absolue à ce sujet. Nous pouvons nous en faire une idée d'après un opuscule
qu'il a rédigé a l'intention des "bandes de piété" des séminaristes d'Issy.
"Des pèlerinages lointains sous forme de règlement". Il comprend
trente-neuf articles, certains assez longs. Il faut y ajouter un complément de quatre
pages, destiné spécialement au pèlerinage de Chartres. Ces textes se trouvent a la fin
du volume "Ecrits Spirituels du Vénérable LIBERMANN". La messe, l'oraison, le
Rosaire, les Psaumes, la lecture de l'Ecriture Sainte forment la trame de ses journées.
Au n° 26, il dit : "En entrant dans les villes et les villages, on ira droit
a l'église pour visiter le Très Saint Sacrement ; on
y fera sa visite lorsqu'on en trouvera les portes ouvertes ; sinon on adorera
Notre-Seigneur en esprit et en affection en s'agenouillant devant la porte".
Au
n° suivant, il est dit : "tous les matins et tous les soirs, on fera une visite
d'un quart dheure ; ce sera dans la première église qu'on trouvera ouverte".
Le Père ajoute aussi une série de cinq défauts à éviter. En voici le premier : "Il
faut éviter un sérieux trop grand et la contention d'esprit que la continuité des
exercices pourrait engendrer. Il ne faut pas trop sappliquer à ces choses, mais se
conserver dans une douce liberté devant Dieu et dans une sainte gaieté et tranquillité
intérieures".
Ce
qu'il a dit pour Notre-Dame de Chartres, il va le réaliser à Lorette : "Aller
dans les intentions de notre Bonne Mère, qui a bien voulu nous appeler à elle pour faire
ses affaires, lui remettre le soin des nôtres, pour coopérer a sa charité immense pour
la sanctification des âmes, par l'abandon que nous lui ferons de toutes nos prières et
bonnes uvres, nous unissant à elle comme de bons enfants, pour ne plus faire qu'un
avec elle... Marie n'est pas ingrate, elle n'oublie pas ceux qui s'oublieront entièrement
pour elle".
Le
Cardinal PITRA a de fort belles pages sur le séjour à Lorette. Il parle du bonheur de
LIBERMANN à s'agenouiller à l'endroit même ou le Verbe s'est fait chair, de l'émotion
du Juif converti, qui retrouve là une partie de la terre des ancêtres. Il venait aussi
confier à Notre-Dame cette Oeuvre qu'il portait en lui, cette Congrégation missionnaire
qu'on lui demandait de fonder et quil avait dédié a son Saint Cur, en même
temps que son ordination sacerdotale. Il venait lui demander d'unir ces deux choses, ou de
les séparer à jamais ; de renvoyer a d'autres prêtres plus dignes que lui la
glorification de son Cur maternel par un nouvel apostolat ou d'écarter les ombres
qui obscurcissaient sa voie... d'expliquer enfin l'attrait si puissant qui semblait
l'appeler a la contemplation, au désert.
Notre-Dame
de Lorette répondit à sa confiance. Il sut, à ne plus pouvoir douter désormais, que
tôt ou tard les dernières difficultés s'aplaniraient et qu'il serait prêtre (cf PITRA,
I.III, Ch. XI). Le Père Marcellin COLLIN, (qui fut premier assistant de la Congrégation,
témoigne au procès apostolique : "C'est dans son voyage que le Serviteur de Dieu
eut, à Rome et à Lorette, l'intime conviction qu'il serait entièrement guéri et
pourrait avancer aux Ordres sacres et lorsque j'ai voulu entrer dans les détails de cette
persuasion, je n'ai jamais pu avoir de réponse. " (N.D.II, p.223) D'autres ont
fait la même remarque.
LIBERMANN
passa donc huit à neuf jours à Lorette, résidant sans doute dans une dépendance de
couvent destinée aux pèlerins pauvres. La plupart du temps il était dans la petite
Maison de Nazareth, y passant peut-être une nuit ou deux : on accordait assez facilement
ce privilège. La ville ne devait guère l'intéresser ; on peut d'ailleurs en faire le
tour en moins d'une heure.
Après
une dernière matinée passée auprès de Marie pour unir son Fiat au sien, il reprend la
route dans l'après-midi du lundi 30 novembre. Un indice qui indique qu'il est maintenant
sûr de lui, c'est son carnet de route, qui devient précis, aussi bien dans l'indication
des lieux traversés, des haltes, des distances et même des dates. Il suit d'ailleurs
l'itinéraire normal. Mais à Foligno, il tourne à droite et prend la direction d'Assise.
St François est son patron, il a une grande dévotion pour lui. Il va d'ailleurs se faire
inscrire au Tiers Ordre. Mais remarquez le tracé de la route suivie : en haut en noir, en
bas en rouge. Cela demandera une explication.
Le jeudi 3 décembre, LIBERMANN part de Casenove, passe a Foligno et arrive dans la soirée à Notre- Dame des Anges. La basilique rappelle un
peu celle de Lorette et, comme elle, abrite un petit édifice, qui est l'ancienne chapelle
de Notre-Dame des Anges, dite de la Portioncule (si je ne me trompe, un lieu-dit). C 'est
la troisième des petites chapelles restaurées par St François, c'est là qu'il comprit
sa vocation, qu'il se retrouvait avec ses frères, c'est là qu'il mourut. Le Père y fait
ses dévotions et passe la nuit sans doute chez les Franciscains.
Le lendemain matin, il se rend a Assise toute proche. Sans
tarder il rejoint la basilique de Saint François. Il va rester a Assise pendant quatre
jours, jusqu'au mardi 8 décembre. Il a donc tout loisir de visiter les grands sanctuaires
franciscains : San Damiano, la première des chapelles restaurées par François, qui fut
donnée ensuite a Sainte Claire. Sainte Claire y passa toute sa vie, dans une extrême
pauvreté volontaire. Le réfectoire en témoigne, ainsi
que l'intérieur de la chapelle. Il y a une belle église, dédiée à Sainte Claire. Plus
loin dans la montagne se trouve l'ermitage des Carceri.
,
Dans l'après-midi du 8 décembre, LIBERMANN revient à Foligno ou il passe la nuit. Mais au lieu de continuer vers Rome le lendemain, voilà qu'il entreprend un grand
tour, qui, par Montefalco et Bevagna le ramène à la Portioncule, dans la seule journée
du mercredi. D'après ses indications, cela représente 32 milles, soit une cinquantaine
de kilomètres. Or nous sommes à la saison ou les jours sont le plus courts. Il est donc
à peu près certain quil a fait le trajet en voiture (effectivement, sur le total
de son pèlerinage, il a fait 33 milles en voiture). Au revers de la deuxième feuille du
carnet, se trouve cette note et c'est le seul détail
donné par la Père pour tout le pèlerinage : "Montefalco : B. Claire, bien conservé son corps souple et pliable.
Crucifix et fouet de chair trouve dans son cur; son cur conservé..." Le Père est donc allé vénérer ce jour une
Claire, qui n'est pas celle d'Assise, mais celle de Montefalco. D'abord recluse (ermite)
puis moniale, puis abbesse du Monastère de la Ste Croix de Montefalco (elle y meurt en
1308, et ne sera canonisée que le 8 décembre 1881), Claire de la Croix fut une grande
mystique, avec une ardente dévotion pour la Croix (d'où la présence de la croix dans
son cur). Connaissant admirablement les Saintes Ecritures, elle exerça une grande
influence en son temps et était en relations, écrites ou orales, même avec les
Cardinaux de Rome. On comprend que LIBERMANN a voulu profiter d'une occasion pour honorer
et prier cette sainte... et fêter Notre-Dame de Lorette le lendemain, 10 décembre, à la
Portioncule.
Mais
cet extra l'a mis en retard et la fatigue commence à se faire sentir. Le vendredi 11,
sans doute dans la longue montée vers Spoleto "La Montagneuse", les forces le
trahissent. Alors il lance un appel confiant à la Bonne Mère, et voici qu'il avance
gaillardement, comme si son bâton l'entraînait et il arrive sans peine au sommet de la
côte. Il dépasse Spoleto en direction de La Strettura et n'arrive pas à trouver un abri
pour la nuit. Finalement de pauvres gens l'accueillent. Ici se situe le
"miracle". Le Père lui-même en a parlé ; on en a un certain nombre de
relations et autant de variantes. En bref, dans la maison, il y avait un enfant -fille ou
garçon ? - qui hurlait de douleur, ne pouvait rien avaler, quaucun remède ne
soulageait. Avec son calme habituel, LIBERMANN exhorte les pauvres gens a la confiance. "J'ai
là, dit-il, des graines et des feuilles que j'ai cueillies près de la tombe de la sainte
(note : sans doute Claire de Montefalco ou Angèle de Foligno). Faites-en une tisane".
On sempresse et on apporte un verre plein de liquide. "Inutile de faire
avaler tout cela a l'enfant". Il trempe un doigt dans la tisane et mouille les
lèvres du malade. Aussitôt ses cris et ses convulsions cessent et il repose, calme. Vous
devinez les réactions de la famille : "C'est votre foi, c'est la puissance de la
Sainte qui a guéri l'enfant, ce n'est pas moi" ; il le redira toujours. Le
lendemain il s'esquive de grand matin, "laissant dans la chambre le prix ordinaire de
son souper et du logement qu'on lui avait accordés". Ce détail est donné par le
Père JEROME dans un manuscrit inédit (Origine, Commencement de la Congrégation du Saint
Cur de Marie, in N.D.Compl.p.24). LIBERMANN avait bien une petite réserve
financière !
Finalement
le Père revint a Rome dans la soirée du mardi 15 décembre. Fatigué ? Sans doute. Les
vêtements l'étaient sûrement ; ils n'avaient pas résisté aux épreuves de la route.
Le 13 juillet 1853,le Père LANNURIEN,le fondateur du Séminaire français de Rome,
interwievait Madame PATRIARCA, qui lui dit entre autres : "Quand il rentra chez
nous, il était quasi tout nu ; les souliers étaient déchirés, ses habits en guenilles
et en lambeaux". La brave dame aura du travail pour quelques jours. Mais le
èere, dès le lendemain, écrit une longue lettre à un Monsieur DUPONT,qui avait besoin
d'être remonté(plus de huit pages, imprimées !). Du pèlerinage il n'est question
que dans le P.S., dans lequel le Père lui dit qu'il a pensé a lui "dans la
petite maison de Marie à Lorette".
De
bonnes nouvelles lui avaient rendu joie et entrain, effacé toute fatigue. La réponse de
Marie à son pèlerin, c'était cette lettre de son frère lui disant qu'on l'attendait a
Strasbourg pour l'ordination au sous-diaconat, cette autre lettre de larchevêché
de Paris, l'informant que tout était en règle pour cette ordination, cette troisième
d'Eugène TISSERANT lui disant qu'il allait être ordonne prêtre et partirait pour Ile
Maurice avec le Père LAVAL ; une quatrième enfin du bon Monsieur PINAULT qui lui renvoie
les 500 francs refusés en juin,500 francs qui suppriment tout problème financier pour le
retour. Il reste donc à LIBERMANN à mettre de lordre dans ses affaires, à terminer la rédaction de la Règle, à faire les
visites indispensables, à préparer et à fêter Noël avec les PATRIARCA et dans la
basilique Sainte Marie-Majeure où lon conserve la crèche. Il sera prêt ainsi à
rentrer en France au début de janvier, après une année passée à Rome.
Une
lettre adressée à l'Abbe CARRON, le 1er
janvier 1841, me fournira la conclusion.
LIBERMANN écrit : "Pour un pauvre homme comme moi,
la meilleure chose à faire serait de se cacher dans quelque coin du monde, pour y être
négligé et oublié de tous, pour n'avoir plus aucun rapport avec personne, pour passer
ainsi cette misérable vie dans la retraite, attendant le grand jour de Notre-Seigneur. Ce
serait là mon plus grand désir. Mais cela ne parait pas être la volonté de
Notre-Seigneur. J'en suis peiné et attristé, mais il faut marcher, le Maître le veut
ainsi (N D 119 148-149)". "I1 faut marcher, le Maître le veut" :
voilà la phrase clè. Pendant des années, LIBERMANN a buté sur un mur, sur des
barrières fermées. Mais il ne s'est jamais résigné à abandonner ; il a marché dans
l'obscurité, dans la souffrance, dans la foi indéracinable du Juif et du converti.
Notre-Dame de Lorette lui a montré la volonté du Maître ; il doit apporter à toute une
partie de l'humanité les bienfaits de la Rédemption, la Bonne Nouvelle du Salut. Pour
cela il aura la Croix à porter. Il l'accepte avec amour. Il marchera, sans faiblir,
jusqu'à la mort.